vendredi 18 septembre 2015

COTE 137 . 38 . CINQ CASQUES

    Martial avait un coup de crayon bien à lui . Il avait toujours dans une des multiples
poches de sa capote un carnet minuscule et une mine de plomb aussi courte que la pointe
d'un barbelé . Je voyais par-dessus son épaule et sous cette main épaisse - selon l'humeur
ou les circonstances - le trait léger ou appuyé d'une silhouette ou d'un visage , celle ou
celui d'un camarade , ou le corps fantasmé d'une danseuse , d'une esclave ou d'une femme
du monde inopinée dans le cloaque de Craonne . Martial était une sorte d'artiste vierge
dans un monde sauvage … Combien de fois me mit-il sous le nez - c'était l'autre emploi
du carnet - les plans de cette ville de l'enfer aux rues tortueuses et mouvantes qui suaient
la craie entre notre tranchée et la cote 137 !

    Nous étions un jour tapis dans un énorme trou … un trou de marmite … Martial s'était
hissé à plat ventre en haut du cône . Du fond fangeux où je pataugeais , je vis qu'il avait
sorti son carnet . Consultait-il ses plans foireux ? . Cet esthète avait-il perçu dans le chaos
quelque harmonie ? . Je me traînai à côté de lui . Sur le petit carnet gondolé par la pluie ,
Martial avait dessiné cinq casques à pointe . Je regardai par là et j'aplatis la tête dans la
boue : cinq casques à pointe émergeaient d'un trou voisin , à moins de dix mètres . Je me
tournai vers Martial et n'eus que le temps de voir son bras droit balancer une grenade …
elle explosa … cris … jurons … Martial me tirait par la ceinture :

- "On file , vieux !"

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