J'etais à Belouchia Gouba le 30 octobre 1961 .
A 11h32 , l'île a tremblé .
Les vitres ont tinté et les catainers du tramway ont craché des flammes .
Puis tout s'est arrêté .
Ceux qui marchaient dans la rue se sont figés , ceux qui étaient chez eux sont sortis sur le
pas de leur porte , ceux qui circulaient à vélo sont descendus de leur monture et , comme
ceux qui réparaient leurs filets sur la darse , ils ont levé la tête vers le nord .
Quelque chose avait crevé notre ciel polaire , sombre ciel d'octobre tirant vers le noir car
Belouchia Gouba est sur le 76e parallèle , et par le trou qui s'agrandissait par à-coups ,
irradiait une lueur aveuglante . Les tristes lichens qui brunissent nos collines hors de la
ville giclèrent de bleu électrique et de pourpre ; les tôles grises du tramway et des bara-
quements du port blanchirent comme la cendre d'un volcan . Tous , nous mîmes nos mains
en visière car les murs , les rails du chemin de fer , les poutrelles métalliques du pont
renvoyaient sur nos rétines l'intolérable éclat . Sur les façades , sur les chaussées , nos
longues ombres immobiles imprimaient leurs formes .
Un silence minéral tomba sur la ville .
A 11h41 , soit 9 minutes après l'apparition du phénomène , une bourrasque brûlante
s'engouffra dans les rues . Les casquettes volèrent dans la poussière , les poubelles rou-
lèrent , sur le port les grues tournèrent en grinçant sur leur axe , le vélo que j'avais posé
sur la bordure du trottoir tomba dans un bruit de sonnette . Au bout de la rue , une force
invisible poussait l'eau hors du port et , pour la première fois de ma vie , je vis nos
bateaux versés sur l'immonde cloaque . Là-bas , dans la toundra , les joncs étaient
couchés .
L'eau du port revint en trombe à 11h43 , charriant des tonnes d'ordures et le vent tomba .
Au jour terrible succéda la nuit noire .
"Tsar Bomba" , l'impératrice des bombes , venait d'exploser .
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