Cette nuit-là , l'artillerie ennemie s'était déchaînée . Elle avait pilonné nos lignes
au gros calibre .
Notre tranchée n'avait plus forme de tranchée . Aucun obus ne l'avait frappé di-
rectement mais quelques-uns avaient boursouflé ses abords et elle était en partie
obstruée par des parapets éboulés dans un fouillis de barbelés . Pendant l'accal-
mie qui suivit l'orage , à l'aube , nous tentions de dégager le boyau à la pelle de
terrassier . Puis il nous faudrait combler les sapes et colmater les brèches . Le
poilu est un maçon .
Martial , en expédiant par-dessus bord une pelletée de boue : "Connais-tu la pro-
polis ?"
Je m'appuyai sur le manche de ma pelle : "Qu'est-ce que c'est ? … de quoi parles-
tu , Martial ?"
Lui , sans s'arrêter de travailler : "De la propolis …"
Je crevais de soif : "Ça se boit ?"
Lui : "Non … les abeilles la fabriquent … c'est une savante cuisine … un mélange
de sécrétions et de substances végétales …" . J'aidai Martial à extraire du fond dé-
trempé de la tranchée un étai tordu par la puissance du feu … "L'écorce de pin …
ou les bourgeons de marronnier …" . Entre notre trou et la cote 137 , ce qui res-
tait de l'ancienne forêt , c'était une dizaine de moignons … des pins … des mar-
ronniers … de tels arbres existaient-ils quelque part ? … Martial : "Les ouvrières
la transportent comme le pollen dans leurs pattes arrière" … Comment étaient donc
faites les abeilles ? … leurs rayures ? … bzz … bzz … . Martial : "et les maçonnes
la retravaillent avec leur cire et leur salive … elles font un mortier pour colmater
les fissures de la ruche …"
Moi : "D'où sors-tu cette science ? … tu es apiculteur ?"
Du fer de sa pelle , Martial toucha un bout de métal . C'était un casque . "Merde ! …
il y a quelqu'un là-dessous ! … hé , les gars … par-ici ! …" . Il fallut cisailler des
barbelés et dégager la terre … C'était Goncalvès , bel et bien mort pour la France …
ouvrier agricole dans le civil … sacré buveur ! … nous ne pûmes l'extirper … la
moitié de son corps était pris dans la glaise . Martial : "On trouve dans les ruches
de petits animaux morts … souris … mulots …" . Les mains sur les hanches , il
regardait la partie supérieure de Goncalvès . "Les abeilles sont trop faibles pour
les sortir … alors , un coup de propolis pour les momifier et éviter la décomposi-
tion …" . Martial était maintenant dans mes yeux et sur ses lèvres lanternait un
demi-sourire …
Il nous fallut deux bonnes heures de pioche pour détacher Goncalvès de sa gangue .
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