mercredi 21 octobre 2015

SHIPROCK

    C'est une ville tumultueuse ; la vie n'y est pas facile . Shiprock pèse de plus de
ferraille automobile que de chair humaine et si la viande palpite encore ,
c'est dans une membrane de fer ou échantillonnée dans des poches de sang .
Aucun être - pas un chat , pas un chien et à plus forte raison pas un être humain -
ne respire ici l'air sauvage de Blanca Peak qui portait jadis l'incantation des indiens
navajos . L'air qui circule dans votre chambre d'hôtel - Holiday Inn Express
Farmingtonbloomfield - est climatisé . On le mesure en BTU/h .

    A Shiprock , toute manifestation de la nature est filtrée ; et ce qu'on fait à l'air ,
on le fait à l'eau et aux végétaux . L'eau puisée dans les méandres préhistoriques de
San Juan jaillit déminéralisée de votre robinet et les haricots figés dans la sauce des
saladières réfrigérées sont le blême souvenir des fèves apaches .

    Que dire des sourdes consonnes fricatives de la vieille langue autochtone dont la
spiration aurait jadis râvi vos oreilles par pure résonance et traversent de nos jours
des systèmes amplifiés ?

KRANT 41 . HUME

    Si je me souviens bien , nous fîmes la connaissance de Hume dans un port dalmate ,
Sibenik , ou peut-être était-ce Trogir un peu plus au sud . Il se présenta au pied de la
passerelle , non comme hère en quête d'embauche ou candidat à l'émigration , mais
comme Monsieur Lee quelques années plus tard , en forme contournée et unique d'une
pièce qui manquerait à un puzzle . Le timonier , jaloux de son territoire et qui - par
inclination - eut bien pissé aux quatre bords du Kritik , voulut le chasser .

 - Krant cependant : "Eh quoi , timonier ! … laissez donc monter ce chat … ne voyez-
vous pas qu'entre tous ces bateaux à quai , il a choisi le nôtre !?"
 - Le timonier : "Ce chat ? … cette sale bête !? … cette sale bête a choisi notre bateau ,
capitaine !?"
- Krant . Il tirait sur sa pipe : "Ne suis-je pas maître à bord , timonier ?"
- Le timonier : "Sûr , capitaine ! … vous l'êtes ! … après Dieu ..."
- Krant : "Vous avez mille fois raison , timonier … après Dieu …"

    Krant fit à ce point un long silence que personne et le timonier lui-même , homme
effronté , n'aurait eu l'audace de couper . Il reprit : "Or ce chat , timonier , est une
métamorphose de Dieu"
- Le timonier : "Une quoi , capitaine ? … vous vous moquez !"
- Krant : "Certes non , timonier … ce chat est Dieu en personne … laissez-le passer …
et donnez-lui à manger le meilleur morceau …"

    Hume monta sans se presser par l'échelle de coupée , la queue portée à la verticale
comme un sceptre et le timonier - bien qu'il grommelât entre ses chicots : "Tudieu , une
sale bête de chat à bord !" - recula de deux pas par déférence obligée . Ainsi Hume
quittait sa terre natale pour de bon mais aussi la terre ferme car jamais il ne remit les
pattes sur un quai d'accostage . Dans les ports innombrables du monde où nous abor-
dâmes , c'est de la passerelle de commandement qu'il considérait les villes pullulantes
derrière leurs docks : Liverpool , Darwin , Liepaja , Chah Bahar , Tchao Tcheou , et
il n'était pas besoin qu'il incarnât ses rayures par leurs ruelles pour connaître qu'elles
puaient . Son oeil était d'un dieu , indifférent à sa propre création .

- Krant : "Timonier … vous aussi êtes une part de Dieu … l'ignorez-vous ? …"
- Le timonier : "Moi , capitaine ? … ah , ah ! … une part de Dieu !? … mais je suis un
mécréant ! … le diable en personne ! …"
- Krant : "Le diable lui-même , timonier , est une forme de Dieu …"

mardi 20 octobre 2015

PARADIS 41 . BONBONS OU PISSENLITS , IL FAUT CHOISIR

- Ève : "T'as pas des bonbons ?"
- Dieu . Il regarde Ève , nue dans l'embrasure de la porte : "Dis , Ève …
tu n'aurais pas grossi ?"
- Ève : "………………."
- Dieu : "Tu manges trop de bonbons"
- Ève : "………………."
- Dieu : "Tu devrais faire du sport"
- Ève : "Du sport ?"
- Dieu : "Oui … courir par exemple …"
- Ève : "Pour aller où ?"
- Dieu : "Nulle part … simplement courir"
- Ève : "Je suis pas pressée ! … je vais doucement … j'ai tout mon temps …"
- Dieu : "Si tu ne veux pas courir , il faut manger moins de bonbons"
- Ève : "…………?……….. alors là ! … je vois pas le rapport !"
- Dieu : "ou manger du pissenlit … le pissenlit c'est plein de vitamines et d'oligo-
elements … ça nettoie le corps … je te fais une soupe si tu veux"
- Ève : "Pouah ! … ça doit être dégueulasse !"
- Dieu : "Ne dis pas ça avant d'avoir goûté … et n'emploie pas ces vilains mots ! …
tu préfères une infusion ?"
- Ève : "T'as pas des bonbons ?"

lundi 19 octobre 2015

COTE 137 . 39 . GRUBIZZA

    Nous creusions un nouveau boyau sous une pluie qui tombait par morceaux .
Sur le front de taille , nous mîmes à jour les semelles d'une paire de bottes à un
demi-mètre de la surface .

- Martial : "Ou une andouille a perdu ses bottes ou il y a quelqu'un dedans …"

    Nous avons gratté la terre autour puis Martial en a tiré une d'un coup sec ; il l'a
retournée et l'a secouée . Un paquet de gadoue et l'éclat jaunâtre de bouts d'os .

- Martial : "Il y a quelqu'un dedans"

    Nous avons dégagé à coups de pioche un squelette complet dans son uniforme
de poilu . Les morceaux étaient tenus par la terre collante . Nous avons tiré le cada-
vre et l'avons posé sur le fond du boyau .

- Martial : "Il y a longtemps que t'es là , vieux frère … depuis le début de la guerre …
t'as plus que les os …"

    Martial s'est penché , a fouillé , a sorti les papiers militaires . En mauvais état mais
lisibles .

- Martial : "… Merde …"
- Nous : "………….?…………"
- Martial . Il regarde le squelette : "Grubizza … c'est Grubizza …" . A moi : "… Gru-
bizza , tu te souviens ?"
- Moi : "… Grubizza ? … merde … Grubizza …"
- Martial : "Il y a bien deux ans , non ? …" . Il crie : "Mon capitaine !"

    Le capitaine nous rejoint au fond du boyau , plié en deux pour échapper aux frelons …
il regarde le macchabée : "Qu'est-ce que … ?"
- Martial assis . Il montre les papiers : "Grubizza … vous vous souvenez ? … porté
disparu … merde …"
- Le capitaine : "Oui , je me souviens … un polonais …"

    Des bouts collés par la glaise … des orbites pleines de terre … un casque rouillé …
la capote : des bandelettes de momie .

- Martial . Il regarde les papiers : "C'est Grubizza … merde …"

TROIS MOUCHES 40 . RIVAGE DES SYRTES

    Il faisait très chaud . Des vestiges ("grecs" , dit Berthe) offraient au
soleil leurs pierres blanches et ruinées ; la mer , sauvage et écumante ,
barrait l'horizon . Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient
contre nos chapeaux de paille .

    A l'horizon vermeil , trois mouches blanches comme des pierres offraient
à la mer leur écume sauvage . "La paille de nos chapeaux est ruinée" dit
Berthe … "en Grèce , il fait trop chaud … merveilleux soleil !"

    J'offris Berthe à la blancheur de l'écume , à ces vestiges ruinés de la Grèce ,
à l'horizon de pierre , aux merveilleux chapeaux de soleil , à trois mouches
empaillées , … à la mer ! .

dimanche 18 octobre 2015

DESMOND 34 . LA FÈVE

    Telephone rouge .

- Moi : "Allo !"
- Le Président : "Desmond ! … vous partagez la galette avec nous ? … à 17h …
Bureau Ovale … il y aura Moshe , Henry , Marilyn , Pat , Alexander , Chuck , des
sénateurs … du beau monde !"
- Moi : "C'est trop d'honneur , Monsieur le Président"
- Lui : "Taratata … c'est avec plaisir … je vous dois bien ça … euh , Desmond … à
propos … j'ai un service à vous demander …"
- Moi : "Monsieur le Président"
- Lui : "… la fève … comment vous dire … ça va vous paraître futile …"
- Moi : "Monsieur le Président !"
- Lui : "… Si … si , Desmond … vous savez … à la place que j'occupe … vous n'ima-
ginez pas les enfantillages !"
- Moi : "………………"
- Lui : "Cette fève ne peut m'échapper … la couronne , Desmond … la couronne en
papier doré …"
- Moi : "………………"
- Lui : "J'ai convoqué Edgar"
- Moi : "Hoover ? … le FBI ?"
- Lui : "Oui … et Henry est dans le coup … Edgar , Henry , moi … et vous dans trente
secondes : vous … je vous explique le plan … c'est tordu …"
- Moi : "………………."
- Lui : "Vous m'écoutez , Desmond ?"
- Moi : "Yes , Mister President"
- Lui : "Vous vous rendrez à 16h à la pâtisserie Goldenberg … vous voyez où c'est ? …
on vous y attendra … Henry vous remettra un mot de passe … Goldenberg est un joe …
attention , Desmond … c'est une mission délicate … pas de gaffe ! … la galette qu'Edgar
a commandé est d'un type unique … elle a tout l'air d'une galette des rois standard , sauf
que … elle n'a pas de fève !"
- Moi : "Mister President ! … mais comment … ?"
- Lui : "Ah , ah , Desmond … vous n'en revenez pas , hein !?"
- Moi : "……….?………"
- Lui : "La fève ? … un gars des services secrets me l'a collée derrière la deuxième pré-
molaire ce matin !"
- Moi : "…………………."
- Lui : "C'est un peu gros vous trouvez ?"
- Moi : "………euh …………"
- Lui : "Plus c'est gros , plus ça passe !"
- Moi : "……….?………."
- Lui : "Regardez … mon élection en 1969 par exemple"

vendredi 16 octobre 2015

WHALE COVE

    Le plan de Whale Cove est incompréhensible . A Whale Cove , les habitants
de vieille souche eux-mêmes ne trouvent pas leur chemin et , du reste , ils avouent
qu'ils ne le cherchent plus . Au premier abord , il semble qu'on pourrait se déplacer
ici comme dans n'importe quelle ville ; mais , à l'usage , les escaliers aboutissent à
des demi-niveaux ou sur de vagues esplanades , les marches qu'on est convaincu
d'avoir montées , on les a descendues , les rues , non contentes d'épouser des cour-
bes de niveau chaotiques , empruntent des tracés inconstants , sortes de lignes po-
lygonales irrégulières , ou bifurquent sans prévenir en passant l'une sous l'autre par
le biais d'ouvrages d'art qu'on croirait conçus sur un coin de nappe par des lombri-
liculteurs éméchés soucieux de clôturer leur congrès en apothéose . De sorte qu'on
finit par se persuader qu'une droite est une espèce de courbe et que , tel qui voulait
visiter sa mère malade partage avec un cousin à l'autre bout de la ville , dans une
aberrante erreur de parallaxe , un muktuk de baleine boréale … Si on tente de résou-
dre l'énigme - car Whale Cove est en soi une énigme - par le détours du boulevard
périphérique , on en est pour ses frais car ses bretelles s'entortillent comme autour
d'un torse débile émergeant d'un pantalon mal coupé . Le seul point de repère est
le phare érigé au XIX°siècle à gros dollars sur le rocher Frobisher à deux miles
marins , mais son éclat n'est visible que par nuit claire et encore faut-il alors veiller
près des cales sèches . Dans les années cinquante , les édiles ont commencé et
aussitôt arrêté le creusement d'un métro car , sous terre , les instruments de géodésie
utilisés par les tunneliers - boussoles , goniomètres , niveaux , théodolites - perdaient
nord , angle , hauteur , azimut ; peut-être la proximité du pôle n'était pas étrangère à
ces troubles de l'orientation … C'est en altitude qu'on trouva l'expédient : aujourd'hui ,
un funiculaire vous emmène en toute quiétude de tout point de la ville vers ces terrasses
où vous consommerez une cambridge-bier en écoutant avec quelle émotion le cri rauque
du fuligule morillon (c'est un canard plongeur) sur les eaux lisses de la Baie d'Hudson ...

mardi 13 octobre 2015

KRANT 40 . ABD ALLAH IBN SAAD

    Sur ordre de l'armateur , nous fîmes brièvement commerce entre Alexandrie et
 Tripolitaine ; ce pourquoi il nous arriva de faire relâche à Tobruk en Cyrénaïque .
Nous fûmes en affaire avec un chef local , fameux bandit reconverti dans le com-
merce quoiqu'on pût dire qu'il menait de concert ces deux carrières . Après quel-
ques juteuses transactions , Abd Allah Ibn Saad convia Krant à boire le thé dans
son bivouac , provisoirement fixé aux portes de la ville . J'accompagnai le capi-
taine qui quittait son bord avec répugnance . Monsieur Lee nous servirait d'inter-
prète parce que - en plus de son pékinois maternel et d'un impeccable prussien -
notre cuistot pratiquait l'arabe littéraire le plus classique . A peine étions nous
assis sur les tapis de la tente , entourés de concubines et d'inquiétants guerriers ,
qu'Abd Allah demanda au capitaine par le truchement de Monsieur Lee où étaient
nos présents et , en particulier la chèvre du sacrifice , ce que Monsieur Lee nous
répercuta dans un sourire inexpressif . Le capitaine répondit que - par malheur -
l'état de nos mers septentrionales ne nous permettait pas d'élever des ovins à l'in-
térieur de nos soutes . Abd Allah répliqua qu'il avait appris par ses espions que
nous avions à bord un animal . "Hume !!" s'écria Krant surpris . "Il fera l'affaire .
Nos cordes d'arc sont en boyaux de chat et nous faisons en Nubie de très jolies
momies . Mes gardes passeront demain au port en prendre livraison" . Monsieur
Lee , l'intime de Hume et comme sa face cachée , traduisit ces horreurs avec un
flegme terrifiant .

    Nous eûmes droit au thé , aux danseuses , à un orchestre composé d'une harpe ,
de cymbales , d'un tambour , d'une flûte et d'un sistre ; Monsieur Lee me glissa
qu'il s'agissait d'un ensemble copte de bon niveau , ce que je voulus bien croire .
Le capitaine était figé et d'une inhabituelle pâleur . Chacun de nous reçut une pièce
d'argent à l'effigie de Darius Codoman ; nous savions qu'Abd Allah s'était fait une
spécialité de l'archéologie pillarde et qu'aucun tombeau des dynasties anciennes
n'avait échappé à sa rapacité .

    Au petit matin , nous revînmes à bord . Hume était sur le toit de la timonerie ,
dos rond et poils hérissés , prêt à défendre son pelage rayé contre un escadron de
Mameluks . Comme nous passions l'échelle de coupée , Krant dit :

- "Chef ! … mettez la pression ! …"
- Moi : "… ? … mais … capitaine … l'équipage dort ! …"
- Krant : "Chef !! … mettez la pression ! … et quittons cet endroit ! …"

samedi 10 octobre 2015

PARADIS 40 . FERMONS LES LIVRES

- Ève : "Qu'est-ce que tu lis ?"
- Dieu : "La Bible , ma chérie"
- Ève : "La Bible ?"
- Dieu : "La Bible , Ève … Baille-beûle in english … Le Livre …"
- Ève : "Qu'est-ce que ça raconte ?"
- Dieu : "C'est mon histoire … celle de ma création … celle des hommes … en
deux tomes"
- Ève . Elle caresse la tranche dorée du tome II posé sur l'étagère : "T'es arrivé
à la page combien ?"
- Dieu . Il soulève un marque-page en forme de furet du nord : "1342"
- Ève : "Tu peux lire tout haut ?"
- Dieu : "Ce n'est pas très intéressant"
- Ève . Elle agite ses petits poings : "Si … si … lis-moi !"
- Dieu : "Du calme , Ève … puisque tu insistes … c'est dans l'Ecclésiaste" . Il lit
à voix haute : "Quand un homme meurt , il reçoit en partage les insectes , les
fauves et les vers"
- Ève , horrifiée : "C'est dégoûtant !"
- Dieu : "C'est pas moi … c'est écrit dans Le Livre"
- Ève :"Qui c'est qu'a écrit ça ?"
- Dieu : "Salomon … un roi …"
- Ève : "…………?………."
- Dieu : "Tu sais , Ève … qu'est-ce qui m'a pris ? … toi et Adam , j'aurais dû vous
garder comme échantillons … ce "multipliez-vous , emplissez la terre" ! … qu'est-ce
qui m'a pris le sixième jour !? … (soupir)"
- Ève : "En tout cas , c'est dégoûtant ce Livre !"
- Dieu ferme Le Livre : "Clac !"