jeudi 7 août 2014

LE CATÉ

Je m'astreignais à 5 B.A. / jour .

En Carême , c'était le challenge inventé par l'abbé Nitiez et j'avais l'ambition
d'être la meilleure parce que j'envisageais un statut de sainte .

Je m'étais fixé un programme quotidien dément :
1°/ Tricher à la bloquette . C'est mon jeu de billes préféré .
2°/ Accrocher une casserole ou tout objet sonnant à la queue de Bébel , le
chat de Madame Michel .
3°/ lancer un pétard dans l'autocar scolaire de Monsieur Émile .
4°/ Piquer les fesses de Nono , l'idiot du village .
5°/ Cracher dans le bénitier derrière le dos de l'abbé du même nom .

Dans l'ordre ou le désordre , c'était selon …

J'avais d'autres projets grandioses pour atteindre à la super-sainteté d'un archange :
aider Madame Truchon , la centenaire , à en finir sur le passage clouté de la rue
principale , guider Charly l'aveugle jusqu'au comptoir de "L'Assommoir" , convertir
Zizou et Louis , mes copains enfants de coeur , à la sorcellerie d'Afrique la plus
nègre , etc …

Faut pas s'étonner que le jeudi , en montant au caté , tout mon mauvais ressortait !

mercredi 6 août 2014

DES JUGEMENTS

En matière de jugements , les choses ne sont pas simples .

En gros , on distingue les jugements analytiques et les jugements synthétiques .
Les jugements synthétiques sont fondés sur l'expérience et ajoutent à notre connaissance .

Par exemple : "Les caddies sont lourds à pousser" . On ne peut nier que j'accède au concept
de pesanteur par l'expérience du consommateur . J'ai , par ce jugement synthétique , étendu
ma connaissance . Je sais qu'un caddie est lourd à pousser parce que j'ai éprouvé sa lourdeur .

Alors que "Les caddies sont volumineux" , c'est un jugement analytique . Il est a priori . Le
concept de volume est compris dans celui de caddie . Un caddie , comme tout corps , a
nécessairement une étendue et il n'est pas besoin de l'expérience pour s'en convaincre . Le
jugement analytique n'ajoute rien à la connaissance . Un caddie , suivant ce bon vieux
principe logique de non-contradiction , ne peut pas ne pas avoir de volume .

Mais qu'en est-il des jugements synthétiques a priori ?

C'est pour répondre à cette question que le samedi après-midi Simone et moi allons au
supermarché .

Ça nous détend la jugeote .

CARNAVAL

Chacun allait , portant son masque , dans la ville en fête .
La nuit tourbillonnait ; elle emportait autour des corps les
robes de couleur et les rouges à lèvres . Les cris de plaisir
étiraient des langues de feu , les fards flamboyaient sur les
paupières et suivaient en voluptueux décalages le creusement
des reins . Des toits , pétillante voie lactée , montait et descen-
dait en spirales une tempête de confettis . Derrière les masques ,
il y en avait d'autres , des tristes quotidiens et , derrière ceux-là ,
d'autres encore du perpétuel ennui qu'on oubliait ce soir . Chacun
avait lâché son corps quelque part dans la ville et chacun était
personne et tout le monde mais n'était plus lui-même . Les façades
ensorcelées jetaient contre la peau des tambours lumignons et ban-
deroles et de cette foule-dragon levaient de palpables sueurs . La
musique éclairait les rues à coups de flashes , le rythme soulevait
les talons et les tempes comme un immense coeur , les nuques
tournaient autour des bras , les masques embrassaient les masques .
La ville vibrait d'une onde unique et folle . Dans cette nuit extra-
vagante se calcinaient les jours ordinaires .

vendredi 1 août 2014

LISA DEL GIOCONDO


Cette année-là ( en quelle année était-ce ? ) , Francesco Del Giocondo m'invita à
passer le mois d'août dans sa villa des environs de Florence . Francesco était un ami ;
son notaire était mon père et je le rencontrais tous les dimanche à l'église de la Santis-
sima Annunziata où il est aujourd'hui inhumé . En revanche , je ne connaissais pas sa
jeune épouse Lisa . C'était une femme bien faite mais un peu boulotte et - malice de
la nature - elle avait des cheveux horriblement crépus qui la faisaient voir comme une
araignée noire .
Au début de mon séjour , Francesco m'emmenait dans la montagne . Je lui avouai
que ces pérégrinations qui n'avaient d'autre but que remuer les jambes m'assomaient
et que , passés les premiers lacets , j'avais le vertige . Francesco , en véritable ami ,
cessa de me tourmenter avec ses trekkings et il m'installa dans son patio où je passai
des heures à remplir des carnets de vis aériennes , diagrammes scientifiques , études
anatomiques , calculs algorithmiques , plans de cités imaginaires , aménagements hy-
drauliques , machines de guerre et toutes sortes d'absurdités comme ce que j'appelai
"une auto-mobile" qui , bien entendu , ne verra jamais le jour !
A la fin d'une journée caniculaire , Francesco m'apporta un panneau de peuplier de
77cm x 53cm , des tubes de couleur et des pinceaux . Par jeu , il me proposa de pein-
dre sa femme . Je refusai : j'étais nul en peinture et je ne voulais pas ( dis-je en dési-
gnant d'un geste hypocrite les bouclettes de Mona ) pervertir la pure beauté . Mais
Francesco et Lisa ne me lâchèrent pas de la soirée . Je pris à part mon ami et lui ex-
pliquai avec tact que la tignasse ébouriffante de sa femme n'entrait pas dans le cadre .
En quelques traits de plume dans un coin de carnet , je dessinai un fer à braises , ins-
piré de la pince à croques-monsieur , propre à lisser les mèches les plus rebelles .
Si toutefois la belle ébouriffée acceptait ce traitement , je m'engageais à lui tirer le
portrait .
Ainsi fut fait . Le lendemain matin , je menai par la main une Lisa défrisée à l'arrière
de la maison . Elle se tordait de rire en voyant dans les glaces son double à cheveux
raides et des larmes couraient sur ses joues en rigoles de plaisir . Je la fis asseoir dans
une loggia qui donnait sur la campagne toscane où fumait déjà l'été et Francesco la
pria de se calmer . Pendant le temps de la pause , le fou-rire réfréné qui lui secouait
les seins emplit sa bouche jusqu'aux commissures des lèvres .
C'est dans ces circonstances que je peignis Lisa Del Giocondo , en moins d'un
quart d'heure .    

                                                Io , Leonardo