lundi 25 janvier 2016

KRANT 49 . MÉMOIRE DE POTAGER

    Je suis un homme peu causant , mais quand le capitaine m'invitait à parler de ma
campagne - était-ce curiosité , amitié ou devoir prophylactique , je ne l'ai jamais su -
un flot de mots comme expulsés de mes chairs se pressaient dans ma gorge et contre
mes dents , et je peinais à endiguer cette crue imprévue .

    Puis mon discours empruntait des détours indomptés , ceux que je prenais , gamin
d'air libre et tôt lâché de la maison , entre les haies vives et les chênes têtards . Je dis-
paraissais du pont du Kritik et me trouvais dans les roseaux en pêches interdites ; je
percevais avec netteté , au-delà du raffut des pistons Stirling , le frissonnement de
feuilles de nos bouleaux géants et , non moins précisément , je voyais l'éclat de leurs
troncs blancs sur le fond rougeoyant des hauts futs de pins , comme si ces arbres étaient
devant moi , au milieu de l'océan ; puis j'escamotais les vents de grand large pour la
brise assagie et débarrassée de son sel qui fait ondoyer chez moi les champs de seigle …
Mon père bine le potager … ma mère en sabots et tablier garde nos vaches … dans
le sillage de notre navire , l'écume des pommiers en fleurs …

    Je pouvais même , par la force du souvenir , ressusciter l'odeur épaisse de la soupe
au potiron … tout cela , je le déversais sur le plastron du capitaine comme un vomisse-
ment . Oui , bien sûr , Krant me protégeait du mal de terre . Il n'y avait là ni curiosité
ni amitié .

    Quand j'avais chassé de mon corps cette bonne vieille campagne , je me tournais
vers le large où nous allions et les larmes me montaient aux yeux . Je crachais entre mes
pieds car - vrai - j'étais un marin de fortune ...

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