jeudi 24 décembre 2015

TROIS MOUCHES 47 . RÉGATE

    D'un coup , le vent des Dolomites gonfla notre voile . Berthe qui tenait la barre
exulta . J'étais quant à moi terrorisé car nous prenions de la gite . Trois mouches
vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de paille .

    Un coup de vent bourdonna dans la voile . Les Dolomites , vermeilles et merveilleuses ,
exultaient ; il semblait qu'elles gonflaient . Trois mouches terrorisées prirent gîte dans nos
chapeaux de paille .

    J'avais un coup de barre . Trois mouches bourdonnaient contre le chapeau de Berthe
et , derrière notre voile gonflée , la paille vermeille des Dolomites exultait . Était-ce le
vent ? Était-ce la gite ? … j'étais terrorisé .

samedi 19 décembre 2015

DESMOND 41 . JIMMY

    Bureau Ovale . Je suis assis en face du Président . Il m'a intercepté dans le couloir .

- Le Président : "Desmond … vous connaissez Jimmy ?"
- Moi : "Euh … Monsieur le Président … j'en connais plusieurs"
- Le Président : "Hoffa"
- Moi : "Jimmy Hoffa ? … bien sûr , je le connais … Jimmy Hoffa , l'ancien président
du syndicat des routiers !"
- Le Président : "Vous le connaissez personnellement ?"
- Moi : "Dieu m'en garde , Monsieur le Président ! … Hoffa est une crapule et ne fréquente
que des crapules … il est en tôle , je pense …"
- Le Président : "Exact , Desmond … 15 ans … il a pris 15 ans"
- Moi "……………………"
- Le Président . Il ricane : "Un gangster ! … blanchiment d'argent …"
- Moi : "La mafia italienne de Chicago , Monsieur le Président"
- Le Président : "Bidouillage des comptes"
- Moi : "Il a piqué dans la caisse du syndicat , Monsieur le Président … la caisse de retraite
des camionneurs"
- Le Président : "Intimidations … chantages … extorsion de fonds … il a commandité des
assassinats , c'est presque sûr"
- Moi : "………………….."
- Le Président : "Il a fait 4 ans … il est libre depuis ce matin"
- Moi : "Mais !? … Monsieur le Président … il en avait pris pour 15 ans !!"
- Le Président : "Exact , Desmond … j'ai obtenu sa grâce … Jimmy est un copain"

mardi 15 décembre 2015

IRÈNE

    Elle a , comment dire ? , l'oeil d'une feuille morte et quand elle marche ,
sa chevelure va d'avant en arrière comme un fauteuil à bascule . J'aime (je
ne suis pas le seul) quand elle déambule nu-pieds dans son appartement ,
foulant le parquet ver luisant en me disant que peut-être demain elle ne sera
plus là . Son regard alors déborde , comprenez-vous ? . Il quitte son visage
pour se poser sur moi et son corps , en retrait , est déjà presque parti . Vous
me dites que voilà une bien étrange impression . Non . Je dis non parce qu'elle
rêve - c'est un rêve qu'elle fait le 23 septembre - qu'une porte s'ouvre . N'est-ce
pas un beau rêve ? . Comme ceux que l'on porte au bord des choses ...

samedi 12 décembre 2015

PERCEPTION

    Leonardo se prenait pour le Créateur , ce en quoi il n'était pas loin d'avoir raison .
Où qu'il tournât le regard , les choses advenaient . Il lui suffisait de pivoter sur son
tabouret et son chat, roulé en boule sur la table à tréteaux au milieu des pinceaux et
des tubes de gouache , venait à l'existence . A cette puissance s'en ajoutait une autre
aussi remarquable : celle de renvoyer ses créatures au néant . En un quart de tour ,
le chat retournait dans les limbes de l'Être avec les godets de peinture . Aussi Leonardo ,
pénétré de ses dispositions favorables , rassembla-t-il ses brosses et ses crayons dans
du papier journal qu'il roula en boule . Il descendit au sous-sol de son immeuble et mit
à la poubelle ces accessoires inutiles . Dans la rue , il se mit à créer des objets qui lui
étaient inconnus : une auto rouge de marque anglaise longeait le trottoir , une jeune
fille blonde était perchée sur d'immenses talons-aiguilles . Quand Leonardo tourna à
l'angle sur le boulevard Sebastopol , les créatures , dans leur profusion , semblèrent
lui échapper : l'ombre des platanes , le tramway , les terrasses bondées , les verres de
bière , les cendriers , les rires , le soleil de mai ...

vendredi 11 décembre 2015

KRANT 47 . MES POMMIERS

    J'aimais terminer mon quart avant le crépuscule . Alors , je m'asseyais sur
une passerelle ouest , le dos appuyé à la tôle du Kritik qui - après le bagne de
la salle des machines - diffusait sa vibration tranquille dans mes vertèbres et
l'infinité des nerfs qui stimulent mais aussi apaisent un corps .

    J'assistais à la déclination du jour ; j'avais en tête le basculement de la terre
sur son axe , l'océan retenu à ses abysses par la force de gravité et , à l'antipode
de ce coin de mer où je naviguais , mes pommiers derrière Koenigsberg éveillant
à cette heure même leurs pâles verdeurs . Je croisais les bras et j'admirais les
colonnes solaires ou les parhélies dont Krant m'avait dévoilé les secrets et la
connivence qu'ils ont avec les cristaux de la haute atmosphère , ou la frange
ocre entre les nuages et l'horizon et ses bordures dentelées comme une couronne
d'or quand le temps allait à l'orage .

    A Koenigsberg , mon lopin de terre mouillé de rosée … mes pommiers … le
lever de soleil sur la Baltique … j'aimais ce moment de mélancolie …

    Krant , sur la passerelle supérieure : "Ah , chef ! … c'est à Koenigsberg que
vous pensez …"

mercredi 9 décembre 2015

PARADIS 47 . DIEU , L'INCOMPRÉHENSIBLE

1°/ ÉTERNITÉ

- Ève : "Tu te souviens quand tu étais petit ?"
- Dieu : "Je n'ai jamais été petit"
- Ève : "…………?…………"
- Dieu : "Je suis là depuis toujours"
- Ève : "…………?…………"
- Dieu : "Je n'ai pas eu d'enfance"
- Ève : "…………?…………"
- Dieu : "Je ne serai jamais vieux"
- Ève : "…………?…………"
- Dieu : "Je suis éternel"
- Ève : "…………?…………"
- Dieu : "Comprends-tu ?"
- Ève : "Non …"

2°/ INFINITÉ

- Ève : "Où étais-tu quand tu étais petit ?"
- Dieu : "Ici"
- Ève : "Ici ?"
- Dieu : "Ici et là-bas"
- Ève : "Là-bas ?"
- Dieu : "Ici , là-bas et partout"
- Ève : "Partout ?"
- Dieu : "Comprends-tu ?"
- Ève : "Non …"

lundi 7 décembre 2015

COTE 137 . 45 . PUPUCE

    Rats , poux , puces … telle est la ménagerie du poilu .

- Bertin : "Venez voir les gars ! … Martial a dressé une puce !"
- Martial est assis au fond de la tranchée sur une caisse de munitions . Il tient tendue
devant lui sa baïonnette parallèlement à la rangée des spectateurs , tranchant vers le
ciel : "Hop , Pupuce , hop ! …" et il suit des yeux les hyperboles acrobatiques du
minuscule insecte . Quatre poilus autour de lui admirent la prestation .
- Martial à moi : "Viens voir ma Pupuce , vieux frère ! … pour toi , l'entrée est gra-
tuite …"

    Je m'approche .

- Martial : "Attention les gars : triple saut périlleux ! … allez Pupuce ! … hop ! …"
Martial et les quatre poilus , louchant sur un point de l'espace , tournent la tête trois
fois dans l'air pestilentiel de la tranchée car il y a à dix mètres le cadavre d'un tirailleur
marocain qui nous tient compagnie depuis cinq jours .
- Moi : "Martial ! … je ne vois rien …"
- Martial : "Tu n'as pas vu ce saut périlleux !?"

    Les quatre poilus me regardent d'un air navré .

- Martial :"Aurais-tu la vue basse , l'ami ? … tu ne vois pas ma Pupuce , là , sur le fil
de ma baïonnette ?"
- Je m'approche encore : "Non , Martial ! …"
- Martial : "Mais enfin mon frère ! … dirait-on pas un maréchal ?"
- Moi : "Un maréchal ? … pourquoi un maréchal , Martial ?"
- Martial : "Parce qu'un maréchal ne voit pas ce qui est petit … un poilu par exemple …"
- Le capitaine , sortant de sa casemate : "Faites gaffe , Martial … ce genre de propos peut
vous valoir le Conseil de Guerre … et douze balles dans la peau !"
- Martial : "Douze balles !! … pour un petit poilu !?"

dimanche 6 décembre 2015

TROIS MOUCHES 46 . DANS L'ALLÉE

    Berthe me voyait venir . Son oeil bleu pourtant ne me regardait pas . Elle
entendait le claquement de mes sandales sur le pavé de l'allée . Quand je fus
près d'elle , elle posa son stylo et je l'embrassai dans le cou . Trois mouches
vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de paille .

    Berthe embrassait l'allée de son oeil bleu . Elle entendait le bourdonnement 
des pailles au bord de l'allée où trois mouches regardaient mes sandales . Je 
posai mon stylo et quand elle tendit son cou vermeil , je claquai mon chapeau .

    Trois mouches nous voyaient venir par l'allée . Elles regardaient nos chapeaux
d'un oeil bleu . Berthe claqua sur le pavé ses sandales vermeilles et les trois
mouches merveilleuses posées sur mon stylo s'embrassèrent dans le cou .

samedi 5 décembre 2015

DESMOND 40 . TROISIÈME SOUS-SOL

    Le Président est à la porte de son bureau . Je suis au bout du couloir . De loin , il me
fait signe d'approcher .

- Le Président : "Hi , Desmond !"
- Moi : "Mister President"
- Le Président . Il me serre le bras et nous nous mettons à marcher lentement dans le
couloir : "Desmond … que pensez-vous de notre nouveau Vice-Président ? …"
- Moi : "Très sympathique , Monsieur le Président"
- Le Président : "Vous avez discuté avec lui ?"
- Moi : "Monsieur le Président , j'ai discuté avec lui il y a deux jours"
- Le Président : "Dans son bureau ?"
- Moi : "Non , Monsieur le Président … au troisième sous-sol"
- Le Président : "… ? … au troisième sous-sol !? … mais qu'est-ce qu'il foutait là !?"
- Moi : "Euh , Monsieur le Président … il cherchait … je crois qu'il cherchait les
toilettes"
- Le Président , s'esclaffant : "Les toilettes !! … mais enfin , Desmond , des chiottes
il y en a partout … à tous les étages !"
- Moi : "………………."
- Le Président : "Je vais vous dire , moi , ce que je pense de Gerald"
- Moi : "………………."
- Le Président , à mon oreille : "Ça reste entre nous , Desmond … hein , le secret vous
savez ce que c'est … c'est votre boulot"
- Moi : "Oui, Mister President"
- Le Président : "… Gerald … pourquoi je l'ai nommé et pourquoi le Sénat l'a confirmé …
hein , Desmond … pourquoi ? …"
- Moi : "Euh , Monsieur le Président …"
- Le Président : "Mais enfin , Desmond … réfléchissez un peu !"
- Moi : "Ses compétences , je suppose"
- Le Président : "Ah , ah , Desmond ! … c'est un plaisir de parler avec vous … le mot pour
rire ! … les compétences de Gerald ! … je la raconterai à Henry ! … ah , ah ! …"
- Moi : "……….?……….."
- Le Président . Nous marchons de long en large devant le Bureau Ovale et il me tient
toujours par le bras : "J'ai nommé Gerald au poste de Vice-Président , Desmond , parce qu'il
se perd dans les couloirs"
- Moi : "……….?……….."
- Le Président : "Il est sympathique , vous avez raison … mais c'est un innocent … il se
prend les pieds dans les tapis … il cherche des toilettes au troisième sous-sol … ah , ah ! …
et il est honnête !"

vendredi 4 décembre 2015

COCO

    Le Rouge Allure Velvet est son arme de guerre . Quand Coco ouvre la bouche
pour me dire je ne sais quoi , c'est la terre qui bascule et je ne l'écoute pas : avec elle ,
je m'enfonce dans le canapé pour goûter sur ses lèvres l'huile de jojoba . Qui résiste-
rait à ces nacres ultra-fines ; à ces sphères Soft Focus , comment ne pas céder ?

jeudi 3 décembre 2015

LA BOULANGERIE DE LA CROIX DU GUÉ (44)

    Mon nom est Friedrich Rausenberger , Doktor Rausenberger , Professeur à
l'École d'Artillerie de Charlottenburg . Dans ma vie , j'ai eu deux motifs de satis-
faction et une énorme (kolossal!) désillusion :    

    Meine zwei Zufriedenheiten :
1°/ J'ai écrit un bouquin pour vrais hommes , prussiens et moustachus : "Theorie
der Rohmücklaufgeshütze" . On ne l'a pas traduit en français et pour cause , mais
ça donnerait à peu près : "Théorie du recul des canons" . En Prusse , il a fait un
tabac (ein Tabak zu machen) .
2°/ Mon chef-d'oeuvre est un canon : Dicke Bertha . Après ma nomination de
Chef-constructeur (Konstrüktorführer) chez Krüpp , j'ai travaillé (Arbeit ! Schnell !)
sur le projet d'un obusier lourd et opté pour un canon à affût escamotable (ein
Ziehbarelafettenkanone) . Mon adjoint était le capitaine Becker , spécialiste en
balistique .

    Ma déception (Ach ! meine Schlischischkeit !) : Alors que nos armées piétinaient
dans la boue (Fochpetinerenen) depuis trois ans sur une ligne Ypres-Verdun , le
Haut-Commandement ordonna (Schnell !) à Krüpp de bombarder Douvres depuis
la cour de l'usine . Becker fit ses calculs . Nous expédiâmes dans la stratosphère
une ogive aérodynamique de 1150 kg (Aérodynamischerkopf) de calibre 800 mm .
La portée se révéla bonne mais la dérive angulaire fausse : au lieu de Douvres , nous
écrabouillâmes (Schlafffffmarmeladeren) un obscur hameau de Loire-Atlantique (44) ,
La Croix du Gué , et sa boulangerie ...

mardi 1 décembre 2015

KRANT 46 . INCUS

- "Chef ! … sur le pont ! … Krant !"

    C'était la voix râpeuse du timonier . Je montai sur la passerelle . Le capitaine
regardait le ciel .

- Krant , sans quitter des yeux l'objet de son attention : "Chef ! … avez-vous vu ? …"
- Je cherchai là-haut quelque chose : "… quoi donc , capitaine ? …"
- Krant se tourna vers moi , faussement interloqué : "Comment ! … vous ne voyez rien !?"
- Moi : "…?… capitaine … non …"
- Krant : "Cet incus ?"
- Moi : "Incus ? … capitaine … incus ? …"
- Krant , tendant le bras et sa pipe au nord-ouest : "Magnifique cumulo-nimbus … l'un des
plus beaux de ma carrière ! … cumulo-nimbus-capillatus … 40000 pieds de haut … au
moins ! …"

    En effet , un énorme nuage s'élevait sur la ville suédoise de Mosas dans l'indifférence de
l'équipage et on pouvait parier que les habitants de Mosas , le nez à leur ouvrage , n'avaient
pas conscience de la charge qui pesait sur leurs corps .

- Krant : "Incus , chef … en latin : enclume … c'est le haut du nuage … celui-ci touche le
haut de l'atmosphère … il est fait de glace … s'il se détache du nuage , nous aurons un bel
orage …"

    Nous observâmes le phénomène pendant une quinzaine de minutes . L'incus dériva
lentement vers la mer pendant que le reste du nuage allait crever sa panse sur Mosas .
Entre les flots devenus gris autour du Kritik et l'enclume , ce fut alors une belle bordée
d'éclairs . Les hommes de pont se mirent à jurer et on se bouscula pour se mettre à l'abri
sous les passerelles .

    Krant alluma sa pipe .