mardi 27 décembre 2016

TROIS MOUCHES 74 . ATLANTIC CITY

    Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient coutre nos chapeaux
de paille . Les serveuses du drive-in étaient chaussées de patins à roulettes . Elles
nous apportaient à toute allure des plateaux-repas et les passaient par la vitre baissée
de la Ford que j'avais louée à Atlantic City .

    A Atlantic City , Berthe avait loué une Ford . Elle roulait à toute allure , vitres
baissées , et la paille de nos chapeaux bourdonnait si merveilleusement que les ser-
veuses du drive-in nous apportèrent des plateaux de mouches .

    Berthe m'avait loué chapeau et chaussures et c'est en Ford qu'elle m'apporta d'un
drive-in d'Atlantic City un plateau-repas si bourdonnant de mouches qu'une serveuse
à merveilleuse allure me roula un patin par la vitre baissée .

COTE 137. 70 VERSIFICATION

    Ce matin , nous avons subi un bombardement sévère et toute la journée nous avons
manié la pelle-pioche pour restaurer la tranchée . Il pleut . Martial est assis sous une
bâche à côté de deux sénégalais morts pour la France . Un de ses nombreux carnets
est posé sur ses cuisses .

- Martial , à la cantonnade : "Une rime en "lai" ?"
- Moi : "Mulet"
- Le capitaine : "Fair-play"
- Bertin : "Gobelet"
- Moi : "Articuler"
- Le capitaine : "Gilet"
- Bertin : "Poulet"
- Moi : "Reflet"
- Le capitaine : "Palais"
- Bertin : "Remblai"
- Martial : "Remblai ! … bravo Bertin … le mot qu'il fallait …"
- Nous (le capitaine , Bertin et moi) : "…………..?………….."
- Martial : "… et une en "rie" ?"
- Moi : "Ahuri"
- Le capitaine : "Bain-Marie"
- Bertin : "Otarie"
- Moi : "Céleri"
- Le capitaine : "Diphtérie"
- Bertin : "Prairie"
- Moi : "Scierie"
- Le capitaine : "Souris"
- Bertin : "Barbarie"
- Martial : "Barbarie ! … merci Bertin !"
- Le capitaine : "A quoi rime tout ceci , Martial ? … si j'ose dire …"
- Martial : "C'est un poème , mon capitaine … j'écris un poème … en alexandrins …"
- Le capitaine : "En l'honneur de quoi ?"
- Martial . Geste du menton vers les deux cadavres : "En l'honneur de ces deux-là …
"remblai" , ça rime avec "sénégalais" … c'est dans le remblai qu'on les a retrouvés ce
matin … et "barbarie" , ça rime avec "saloperie"

dimanche 25 décembre 2016

KRANT 78 . DÉDALE

    La mer semble au terrien un espace ouvert . Elle est pour le commandant
d'un navire un labyrinthe ; les côtes , les écueils , les archipels , les détroits ,
les môles sont ses formes palpables ; il en est d'autres plus subtiles : courants ,
vents contraires , alizés , mais aussi les impératifs et contraintes du commerce :
délais de livraison , cours du charbon , salaires , droits de douane , moral de
l'équipage . Telles sont les galeries de la mer ; telle son abstruse bibliothèque .

    Le marin , disait Krant , est ce minotaure en sursis et Thésée l'impitoyable
océan qui , une nuit , aura sa peau . L'astrolabe , la boussole , le renard de na-
vigation et les cartes marines sont les fils d'Ariane des hommes de mer . Krant
ajoutait en me défiant qu'on voyage plus clairement derrière Koenigsberg par
les chemins tortueux et encombrés de ronciers que sur la Mer de Tasmanie .

samedi 24 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . TENTH LESSON

    Il me faut pardonner . Je comprends aujourd'hui qu'il me faut pardonner .
Le bénéficiaire de mon pardon n'est pas le Duc de Worcester . Je faisais fausse
route : le Duc n'a rien à gagner avec mon pardon . Le malade , c'est moi . Le mal
n'est pas en lui ; il est en moi . En somme , dans ces affaires , l'offenseur flanque
à la tête de l'offensé et dans un même paquet l'offense , la rancune et le remède
qui va avec : le pardon . C'est à l'offensé de s'administrer la purge . Demain ,
j'aurai pardonné au Duc . Je rejoindrai mes contemporains dans le flot du temps
et de la bonne santé ! … Alleluia ! …

                                                                FIN

vendredi 23 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . NINTH LESSON

    Peut-être aurais-je dû contre-attaquer . Cher Duc , je suis si gros , si flasque ,
si mou et d'aussi peu de poids que j'orbite loin des jolies femmes mais vous , si
petit et si dur de coeur , les femmes ne vous voient pas dans leur ciel car ce au-
tour de quoi vous tournez est votre nombril … Après une telle estocade , qu'y
aurait-il eu à pardonner ? . Pardonne-t-on à un homme à terre ?

    Ou tendre l'autre joue ? . To offer my other cheek also ? . En cette déplorable
nuit du bal de l'Amirauté , pourquoi n'ai-je pas tendu au Duc ma joue gauche ? .
La droite était encore marquée de sa main . Le cercle des rieurs s'était mis à tour-
ner autour de moi avec les lustres et le stuc doré des plafonds . C'est à ce moment
que j'aurais dû … au lieu de quoi (instead) , je fermai les yeux . Avais-je entendu
ce que j'avais entendu ? . La rancune , petit pois au coeur de mon coeur allait
m'emporter fou de rage hors de la salle de bal dans un claquement de portes . La
colère , Seigneur Jésus , arme des faibles ! … Je n'aurais pas dû … Il fallait tendre
l'autre joue et désarçonner l'offenseur . Mais j'ai laissé ma rancune grossir , grossir ,
jusqu'à m'étouffer . L'insulte porte deux poisons : elle-même et la rancune subsé-
quente . C'est avant que la deuxième s'enfle d'amertume que j'aurais dû tendre la
joue ! … C'est trop tard ! ...

jeudi 22 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . EIGHTH LESSON

    Les propos offensants du Duc sont des sandales de plomb ! …
Que ne m'assieds-je au bord du chemin pour les délier ? . Elles ralentissent
ma vie ; j'avance moins vite que mes contemporains . Ai-je jamais éprouvé
autant qu'aujourd'hui l'effroyable empire du temps ? . La tyrannie de la mé-
moire ? . J'aspire à l'innocence du ver de terre , conscient de sa seule contrac-
tion , oublieux du fer qui , par mégarde et cousine candeur , vient de le cou-
per en deux , mais tendu par son quotient tronconique vers un destin de ha-
sards . Si j'étais un lombric , l'affront de Worcester se serait dissous dans une
éprouvette d'indifférence . Or , je ne suis pas insensible . Je n'ai pas la peau
dure ; Seigneur , je n'ai pas la peau assez dure ! ...

mercredi 21 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . SEVENTH LESSON

    Le vrai pardon épuise la rancune . Moi seul , l'offensé , puis pardonner
et dans le même temps la rancune m'échappe . Comment l'éteindre ? … J'aurai
beau pardonner au Duc , comment ne plus lui en vouloir ? . Un simulacre de
pardon , voilà ce que sera mon pardon . Quelqu'un a-t-il pu en quelque temps ou
quelque lieu pardonner à son offenseur et clouer le bec à sa rancune ? . La chose
paraît au-dessus de nos forces . Peut-être est-elle à la mesure du saint or moi ,
Bishop of Canterbury , ne suis qu'un pauvre pécheur , de surcroît gros et flasque
et prêtant le flanc à un Duc insolent , un peu versé dans la science de Monsieur
Newton . Que ce Duc ait décrit ma trajectoire comme celle d'une planète de peu
de masse , l'idée est plaisante et , ma foi , pas mal trouvée . Elle n'en est pas moins
inexcusable et , j'allais dire , impardonnable . Comment imaginer qu'à la seconde
où j'aurai absous le Duc , ma rancune s'éteindra comme une flamme soufflée ? .
Pardonné , le Duc ira à ses affaires le coeur léger pendant que moi , Bishop , à
genoux et solitaire dans ma grand-nef , je remuerai au fond de mon estomac un
reliquat de fiel indigérable . En somme , qui pardonne se punit !

mardi 20 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . SIXTH LESSON

    Puis-je réduire le Duc à l'offense qu'il m'a faite ? . Et le Duc ferait-il maintenant
ce qu'il m'a fait jadis ? . Moi-même , suis-je encore l'offensé d'hier ? . Celui qui par-
donnerait aujourd'hui est-il l'offensé de cette sinistre soirée et l'offenseur à qui je
pardonnerais est-ce ce Duc ivre (était-il ivre ?) qui me compara à une planète gazeuse
et flasque orbitant , en raison de sa faible masse , aux confins du néant ? . Aussi mon
absolution passerait-elle pour une sorte de fantasmagorie . On dira du Bishop of
Canterbury , familier des recoins obscurs de sa cathédrale , qu'il fait revivre des fan-
tômes par illusion d'optique ! … De quoi parle-t-il ? … Ne sont-ce là de vieilles
lunes ? … Qu'est-ce que cette histoire de planète gazeuse ? … Le Bishop a-t-il perdu
la boule ?

    My God , que dois-je faire ?

lundi 19 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . FIFTH LESSON

    Le jour du bal , si ma charge ne m'en avait empêché , j'aurais pris le Duc
à la gorge et lui aurais arraché la langue ! … Le temps a passé ; le temps est
ainsi fait : il passe et rend flou ce qui était net . Le souvenir de ces horribles
paroles s'estompe , ses contours s'altèrent . Quels étaient au juste les mots ,
le ton , la ponctuation , la syntaxe et les circonstances ? . Je ne m'en souviens
plus exactement . Seul brille le galet de ma rancune . Pris dans le flot des mi-
nutes , des heures et des jours , le souvenir se dilue mais ma rancune roule
comme un galet intact et indestructible . La Cour se souvient-elle de la plai-
santerie insultante du Duc et le Duc lui-même l'a-t-il en mémoire ? . J'en
doute . Je suis donc seul avec ma rancoeur . Elle bringuebale dans le lit du
temps à vitesse réduite pendant que le souvenir de l'offense a gagné - ou peu
s'en faut - le grand océan de l'oubli . Peut-on pardonner ce que tout le monde
a oublié ? ...

dimanche 18 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . FOURTH LESSON

    J'ai mal dormi . Ainsi le Duc ne sera pas puni ; je lui accorderai mon pardon .
Or , le mal qu'il m'a fait , il l'a fait . "Le mal est fait" est-il dit à la forme impersonnelle ,
spécifiant que nul n'y peut revenir , ni l'offenseur , ni l'offensé , ni quiconque . Comme
va le temps , on ne revient pas sur une offense . Et je devrai me contenter de ce constat :
les conséquences des propos du Duc sont irréparables , je suis la risée de la Cour ! …
Moi , Bishop of Canterbury et lui moins encore n'avons en notre pouvoir de réparer .
Comme si ça n'était pas assez , en pardonnant je serai le malheureux créancier de l'affaire
et le Duc un débiteur impécunieux . Je serai doublement victime : offensé et spolié !
Donc obligé à un double pardon : remettre un affront et enregistrer une dette irrécouvrable !

    Seigneur Jésus , viens à mon secours ! ...

samedi 17 décembre 2016

L'ACCORD DU PARTICIPE PASSÉ EMPLOYÉ AVEC L'AUXILIAIRE AVOIR

- Exemple : "Berthe a pêché dans son filet au moins une livre de crevettes"

Pêché … "é" … (hé-hé !) car , bien que Berthe soit une fille et que le complément d'objet
direct (CDD … à ne pas confondre avec "contrat à durée …) qu'elle a pêché soit du genre
féminin : UNE livre , il n'y a pas ici d'accord parce que la livre de crevettes est placée
APRÈS la forme verbale ! … Ç'aurait été UN kilo de crevettes , (ou DEUX kilos ou UNE
tonne !) c'aurait été pareil : "é" .

- Exemple : "La livre de crevettes que Berthe a pêchée frétille dans le filet"

Ça s'complique ! : La livre de crevettes , non seulement frétille dans le filet de Berthe ,
mais elle précède maintenant la forme verbale sans perdre pour autant sa fonction de CDD !
Ben dis donc ! … l'accord du PP se fait donc en genre … "ée" … pas parce que Berthe
est UNE fille mais parce que Berthe a pêché UNE livre de crevettes ! (et pas UN kilo ou
UN quintal … dans ce cas , ç'aurait été "é" , non pas parce qu'il n'y aurait pas eu d'accord
mais parce que kilo et quintal sont des garçons ! … est-ce clair ? … et l'accord se fait aussi
en nombre ! … (c'est dingue !) : si Berthe avait trouvé dans son filet UNE tongue ou UNE
bouteille de Coca-Cola , c'aurait été "ée" , mais si elle avait trouvé les DEUX et quoiqu'une
tongue et une bouteille de Coca-Cola ne fussent en mesure de frétiller , c'aurait été "ées" !
… et , cas fort improbable où Berthe eut pêché UN flacon d'ambre solaire , UNE tongue et
UNE bouteille de Coca-Cola , c'eut été "és" !?? … ben oui : autre loi , aussi immémoriale
que naturelle, le masculin l'emporte sur le féminin .

- Demain : l'emploi des auxiliaires composés dans les formes pronominales intransitives
réfléchies .

LE PARDON EN DIX LEÇONS . THIRD LESSON

    Les propos du Duc forment-ils une offense ? . Qualifier la personne du Bishop of
Canterbury de grosse et flasque , et pesant de la sorte si peu qu'elle décrit autour des
femmes - au sens de la nouvelle cosmologie - une orbite si lointaine frôlant les tapis-
series de la salle de bal , ne contrevient pas à la vérité . Car enfin , je suis gros et flasque
et n'ai eu , malgré mes hautes fonctions , aucun succès féminin . La question est donc :
la vérité peut-elle faire office d'offense ? … ou , pour le dire autrement : toute vérité
est-elle bonne à dire ? . Si tel n'est pas le cas , c'est qu'il y a des vérités qui doivent
être tues et si des vérités qui doivent être tues sont dites , qui les dit déroge au devoir .
Le Duc avait-il manqué aux obligations de sa charge ? … certes oui ! . On imagine
mal qu'au cours d'une party , le Duc de Worcester raille son Archevêque conformément
à ses responsabilités . Le Duc avait sans nul doute failli ! . Cependant , faute et offense
sont-elles parfaitement adéquates ? . La réponse à cette délicate interrogation est peut-
être le socle sur lequel reposera mon pardon ...

jeudi 15 décembre 2016

KRANT 77 . LES CONJONCTIONS CONSTANTE

- "Chef !"

    C'est le timonier . Je vois sa tête hirsute par l'écoutille .

- "As-tu vu Hume ?"
- Moi : "Il n'est pas aux machines"
- Lui : "Où est donc cette sale bête ? . Ça fait bien deux jours qu'il a disparu"
- Moi : "Tu es inquiet , Timonier ?"
- Lui : "Moi ? … me faire du souci pour ce sac de corned-beef !"
- Moi : "Tu le nourris trop … il est repu … il dort quelque part , dans les entrailles de
ce rafiot …"
- Lui : "Deux jours ! … quand même ! … sans rien dire à personne ! … il sera tombé
à l'eau , crénom !"
- Moi : "Hume !? … tomber à l'eau !? … le plus marin des chats ! …"
- Lui : "Sacrebleu , Chef ! … j'en connais des marins , et des meilleurs que toi , qui font
pitance aux petits poissons ! ……………. Si tu trouves ce sacripant , amène-le moi par
la peau du cou ! …"
- Moi : "Je te l'amènerai , pattes liées …"

    La tête du timonier disparaît de l'écoutille . Je l'entends encore : "Par les clous du Christ ,
Hume … où es-tu fourré ?"

    Puis la voix lointaine de Krant , sur le pont supérieur :

- "Timonier , vous cherchez Hume ? … ne cherchez plus … il est dans ma cabine sur le
meilleur coussin … depuis deux jours … il dort … c'est sa manière de réfléchir … il ex-
plore les "conjonctions constantes" … la notion d'habitude , si vous voulez …"

mercredi 14 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . SECOND LESSON

    Moi , Bishop of Canterbury , je dois pardonner au Duc . Mais comment
le ferais-je ? . Croira-t-il qu'avec le temps j'ai oublié son offense ? Et ne serait-ce
pas l'offenser à son tour que de réduire à si peu de chose qu'on l'a oubliée , la
force de son affront ? . La clémence a une odeur de mépris . En passant ses paroles
blessantes aux profits et pertes , c'est comme si je lui en adressais d'autres et est-ce
cela qu'on appelle pardon ? … Ou mon pardon consistera-t-il à excuser le Duc ?
Était-il dans son assiette le jour où il proféra ses infectes paroles ? . N'avait-il pas
abusé du cognac ? … Mais en décidant unilatéralement que le Duc n'a pas voulu
dire ce qu'il a dit , que donc il n'y a pas faute et , par ricochet , qu'il n'y a pas motif
à pardon , comment pourrais-je pardonner ? . Et si je faisais dire au Duc que je
reconnais son offense et la profonde blessure qu'il m'infligea , que la plaie est
ouverte et qu'il y a peu de chance qu'elle se referme , mais que néanmoins , pour
la bonne marche du Royaume , il convient que je fasse comme si j'avais oublié ,
ceci pourra-t-il passer sous la plume des chroniqueurs futurs pour un pardon ?

mardi 13 décembre 2016

LE PARDON EN DIX LEÇONS . FIRST LESSON

    Invités l'un et l'autre au bal de l'Amirauté , le Duc de Worcester et
le Bishop of Canterbury évoquent les trouvailles de Monsieur Newton .
Le Duc , légèrement ivre (il a abusé du cognac) , compare le Bishop ,
homme gros et flasque , à une planète de faible masse orbitant pour ces
raisons au ras des tapisseries , loin des dames les plus attirantes de la Cour .
C'est la risée . Le Bishop quitte le bal …

    S'ensuit , dans le clair-obscur de la cathédrale , une épuisante ratiocination .


                                                                   (à suivre)

lundi 12 décembre 2016

SABLES MOUVANTS

    J'allais , à une époque de ma vie , de fêtes en fêtes … Jamais assez d'alcool ,
de tournoiements et d'ivresse … une toupie dans le monde .

    Puis des sables ont accumulé leur apesanteur dans des recoins , d'abord en
minces rides superposées si légères qu'invisibles , assurant avec une patience
géologique des positions discrètes en des lieux d'apparence anodine . L'eau
aussi est montée . Certains ont fui mais moi , je ne voyais rien . Je buvais , je
riais , je contais des anecdotes croustillantes , je couchais énormément . La vis-
cosité ambiante augmentait , la nature de la zone changeait . Mes gestes deve-
naient plus lents , ma langue plus molle et j'ai compris qu'il se passait quelque
chose . J'ai agité le fluide pour me dégager mis l'effet était inverse : au lieu
d'émerger , je m'enfonçais . J'aurais dû faire des gestes lents , réduire mes
consommations de tout genre , parler moins , lâcher les dames … C'était trop
tard . Je me suis débattu à coups de discours sans queue ni tête , de bourbon ,
de voitures rapides et de filles de plus en plus faciles . Chacun de mes mouve-
mente m'entraînait vers le fond et quand la part sableuse de mes turpitudes eut
atteint 80% , j'étais pris dans le ciment .

dimanche 11 décembre 2016

KRANT 76 . VINC EST À L'ACCORDÉON

    Les habitants de cette ville avaient dressé un chapiteau sur la plage , près du port .
La fête était terminée . Trois lampions rouges étaient allumés qu'on avait oublié
d'éteindre . Tous , marins de passage et citoyens de l'endroit - c'était à Lorient ou
L'Orient - s'en étaient allés , les uns tenant les autres ou les autres au bras de femmes ,
ivres d'alcool , de fatigue et de chants . Les chaises étaient dérangées ou versées ,
emmêlées entre les tables rondes où flottaient , tachées de vin , les nappes blanches et
quelques verres roulaient encore , le cul couleur de lie . Vinc , resté seul , était monté
sur une table face à la marée montante et au ciel de cette nuit d'août . Monsieur Lee et
moi , assis dans un coin du chapiteau près des barriques vides , assistâmes à un concert
inopiné . Vinc , le grand Vinc , s'était coiffé d'un chapeau haut de forme abandonné par
un fêtard , il avait aux pieds ses sabots de marin , ses bretelles croisées sur celles de
l'accordéon retenaient un pantalon trop large et il avait roulé sur ses coudes les manches
de sa vareuse . Vinc était seul au monde , du moins le croyait-il mais , entouré de mille
danseurs , ne l'aurait-il pas été ? . Il se contorsionnait et battait des sabots la mesure ,
l'accordéon soufflait tout ce qu'il avait par ses anches métalliques , la voix éraillée de
Vinc l'accompagnait et , dans sa discordance , vous remuait l'âme plus qu'aucune har-
monie . La table que Vinc martyrisait était un piédestal et notre homme le centre d'une
spirale où se précipitait le monde : les étoiles , le petit diamant - Vénus scintillait à
l'oreille de Vinc - les muscles des avant-bras confondus dans l'écume croisée des vagues
minces qui touchaient maintenant les premiers pieux du chapiteau , les boutons nacrés
de l'instrument , le son léger du ressac lui-même et les vieux chants lettons , comme si le
tout tendait vers l'Un .

    Cette construction de la Grande Unité s'effondra en même temps que la table qui avait
jusque-là supporté Vinc . Elles cédèrent toutes deux dans un zigzag tonitruant et Vinc
se trouva affalé entre les chaises , dans les plis d'une nappe blanche . J'allais m'élancer
pour le relever mais Monsieur Lee posa sa main sur mon bras : "Laisse-le ! Vinc dort
à présent !" et la poitrine de Monsieur Lee tressautait : "Hi-hi-hi ! …"

TROIS MOUCHES 73 . HEURE DE POINTE

    Je déteste la foule et Berthe l'adore . Piétiner devant les magasins me déprime ,
poiroter dans un embouteillage m'exaspère . Je suis heureux hors de la ville quand
trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnent contre nos chapeaux de paille .

    Quoi de plus exaspérant que trois bourdons dans un embouteillage ? . On les adore
hors de la ville , merveilleux et vermeils autour de nos poireaux , comme on déteste
la foule des mouches devant les magasins de chapeaux déprimants .

    Berthe me déteste quand j'adore ces villes et leurs merveilleuses foules bourdonnantes
et heureuses . Alors , elle piétine mon chapeau et s'exaspère : "Ces magasins , ces em-
bouteillages , ça me déprime !"

samedi 10 décembre 2016

COTE 137 . 69 . 2017

- Martial : "Mon capitaine !"
- Le capitaine : "Je vous écoute , Martial"
- Martial : "En 2017 …"
- Le capitaine : "……?….. en 2017 ? … dans une centaine d'années ?"
- Martial : "Oui … en 2017 , dans une centaine d'années … à votre avis mon capitaine ,
en 2017 , le gens se souviendront de cette foutue guerre ?"
- Le capitaine : "Ça , Martial , ça m'étonnerait … en 2017 , la guerre ne sera plus à la
mode …"
- Martial : "Donc selon vous , mon capitaine , la guerre que nous faisons est la dernière"
- Le capitaine : "Oui , Martial , c'est la der des ders"
- Martial tapotant la nuque de Bertin : "Tu y crois toi , Bertin , à la der des ders ?"
- Bertin : "Bof"
- Martial : "Vous voyez , mon capitaine , Bertin n'y croit pas"
- Le capitaine : "Bertin a dit "bof"
- Martial : "Bof" , dans la langue de Bertin , ça veut dire … ça veut dire …"
- Le capitaine : "Ça veut dire ? …"
- Martial à Bertin : "Qu'est-ce que tu as voulu dire par "bof" ?"
- Bertin : "Bof"
- Martial : "Vous voyez , mon capitaine , il confirme"
- Le capitaine : "Et moi je vous dit , Martial , qu'il n'y aura plus jamais la guerre … jamais !"
- Martial : "……………………"
- Le capitaine comme furieux : "Jamais !"
- Martial : "Même une petite ?"
- Le capitaine : "Même une petite … vous croyez que ça nous amuse la guerre ?"
- Martial : "……………………"
- Le capitaine avec un mouvement d'épaule vers la tranchée d'en face : "Et eux … vous
croyez que ça les amuse ?"
- Martial , pensif : "Pourtant mon capitaine , avec les fridolins , ça fait trois ans qu'on y joue"

jeudi 8 décembre 2016

AUDIENCE PONTIFICALE

- Moi : "Saint-Père , Dieu existe-t-il ?"
- JP II : "………………"
- Moi , au bout d'indénombrables secondes : "Saint-Père , dois-je répéter la question ?"
- JP II : "Non … je l'ai entendue"
- Moi : "………?……"
- JP II : "………………"
- Moi : "Alors ?"
- JP II : "Alors quoi ?"
- Moi : "… euh … Dieu existe-t-il Saint-Père ?"
- JP II : "C'est bien une question ?"
- Moi : "Oui … avec au bout une ponctuation en forme de piton à visser"
- JP II : "C'est ce que j'ai cru comprendre"
- Moi : "………………"
- JP II : "Il y avait un point d'interrogation ?"
- Moi : "Oui … un point d'interrogation … en principe , il y en a un au bout d'une question"
- JP II : "En principe … mais il y a des exceptions"
- Moi : "……….?……."
- JP II : "Il y a des questions sans point d'interrogation"
- Moi : "……….?……."
- JP II : "Les questions sans réponse"

                                    FIN DE L'AUDIENCE

mercredi 7 décembre 2016

KRANT 75 . ROYALE CRÉATURE

    L'Être qui , ce dimanche des rameaux , traversa un quai de Somalie chauffé à blanc
est innommable ; en ce sens qu'il n'y a pas de mot letton pour le nommer . Il sortit d'un
dock à l'est de ce port où nous venions de nouer nos aussières . La foule implorante
habituelle se pressait contre le franc-bord du Kritik : quêteurs d'embauche , marchands
de pacotille , raconteurs d'histoires incompréhensibles , petits voleurs et vendeuses de
charmes . Hommes , femmes , enfants tendaient vers la passerelle leur visage , leurs
mains , leurs trocs et un espoir si démesuré qu'il avait la forme du désespoir . Ce qui
venait vers nous par le milieu du quai n'avait pas de nom . Nous le rangeâmes  dans
l'espèce mammifère quadrupède mais nous ne pouvions être plus précis dans sa classi-
fication . Le timonier cependant s'y essaya : "Un chat !" dit-il … "Un chat !?" dis-je
"sans pelage … et de cette taille !? … que vois-tu là un chat , timonier !" . L'Être (j'em-
ploie à dessein ce mot qui , en letton , évoque une présence plus qu'une réalité ) allait
par le milieu du quai et pas du tout comme un chat qui aurait , par prudence atavique et
méfiance du genre humain , rasé les murs de l'entrepôt et même , se serait ingénié à
trouver à l'intérieur des magasins et des lieux de stockage un chemin compliqué . Celui-
ci (était-ce un chat ?) était nu , sa peau avait la couleur de la cendre blanche , sa maigreur
confinait à la transparence , il était haut sur pattes , sa démarche était celle d'un sadhu
de l'Inde , d'une aristocratique pauvreté . A sa vue , la foule cessa de piailler et les bras
retombèrent le long des corps . On se poussa d'un côté sur la paroi du Kritik , de l'autre
contre le mur de l'entrepôt , les uns le dos collé à ces deux frontières indépassables ,
les autres les y comprimant et regardant par-dessus leur propre épaule l'étonnante
apparition . On se signait , on murmurait des prières , on tirait les chapelets . L'Être
passa au pied du Kritik sur un quai dégagé en son milieu , sans tourner la tête , sans
varier sa vitesse , comme s'il poussait devant lui le silence et comme s'il allait de l'autre
côté du port pour expier nos fautes . "Ça alors !" répétait le timonier … "Ça alors !" …
L'apparition s'éloignait sur le quai , on la suivait des yeux , on reprenait avec précaution
possession de l'espace et des femmes baisèrent le sol où il (elle ?) avait posé ses pattes .

    Un sifflement venait du toit de la timonerie . J'y grimpai . Hume qui dormait tout à
l'heure sur la tôle brûlante avait les oreilles en arrière . Il était plat comme une faluche de
notre pays et sa queue avait triplé de volume .

- "Qui est-ce ?" demandai-je au petit homme qui ce jour-là nous servait d'interprète .
- "Roi-Chat" , dit-il ...

vendredi 2 décembre 2016

PARADIS 67 . LE GRAND LIVRE

    Magnifique nuit de paradis . Dieu et Ève sont assis , le dos appuyé sur le mur
de l'atelier d'où sont sorties toutes créations . Voie lactée …

- Dieu : "Je leur ai fait un Livre . Il n'y a qu'à lire"
- Ève : "Quel livre ? … celui que tu m'as donné ? … Tintin au Congo ?"
- Dieu : "Non , Ève … je parle du Grand Livre de la Nature"
- Ève : "Tu l'as dans ta blotèque ?"
- Dieu : "Bi-bli-o-thèque , Ève ! … je te l'ai dit cent fois !"
- Ève : "Tu l'as ce livre ? … le Grand Livre de … de …"
- Dieu : "Le Grand Livre de la Nature … il suffit de regarder autour de toi et de lire"
- Ève . Sa tête pivote de l'est à l'ouest : "Je vois rien … où sont les pages ? … je vois
pas les lettres"
- Dieu : "Petite Ourse … Grande Ourse … Casiopée … regarde , Ève … là …
l'Étoile Polaire …"
- Ève : "C'est joli"
- Dieu : "C'est plus que joli ! … c'est ordonné !"
- Ève : "……?……."
- Dieu : "Tu vois ces milliards de petits points ?"
- Ève : "Pouh ! … oui … tu les as comptés ?"
- Dieu : "Oui … et chaque point a sa trajectoire … j'ai tout calculé"
- Ève , admirative : "Ouh-la-la !"
- Dieu : "S'ils se rendent pas compte qu'il y a de l'ordre là-dedans !"
- Ève : "Qui "ils" ?"
- Dieu : "Tes descendants … ils vont bien se dire qu'il y a un horloger , non ?"
- Ève : "J'sais pas … j'ai sommeil …" . Elle baille . "T'as quelle heure ?"

jeudi 1 décembre 2016

AINSI SOIT-IL . LA MORT DE GEERD

    Les hommes creusaient : deux tas de cailloux montaient de chaque côté
du trou . Il avait cessé de battre le coeur de l'été , sauf peut-être à la fenêtre
du premier étage où tremblait un rideau de voile . Derrière le potager , les
éboulis encaissaient la vallée comme des lèvres au bord d'un dernier soupir .
Il était étendu sur notre lit , plus pâle que les draps . Une mouche bourdonnait .
Elle décrivait d'indéchiffrables zigzags puis se posait , instantanément silen-
cieuse , sur le front de Geerd , sur ses doigts croisés , sur la peau fine de sa
paupière fermée . Dehors , le fer des pelles heurtait la caillasse , râclait et
leur glas dissona jusqu'à ces quinze secondes en forme d'éternité : les hommes
ne creusaient plus . Ils regardaient le fond du trou . De la chambre , je voyais
leur torse et sous les chapeaux de paille leurs épaules nues où luisait la sueur .
Sur l'ourlet de l'oreiller , la mouche se frottait les pattes . Quand le destin , la
vie et la mort , comme des wagons un moment immobilisés sur les voies , se
raccrochèrent au temps , les deux hommes jetèrent leur outil et se hissèrent
hors de leur ouvrage . Ils traversèrent la terrasse et disparurent sous le balcon .
Aussitôt , leurs pas firent craquer le plancher .