dimanche 11 décembre 2016

KRANT 76 . VINC EST À L'ACCORDÉON

    Les habitants de cette ville avaient dressé un chapiteau sur la plage , près du port .
La fête était terminée . Trois lampions rouges étaient allumés qu'on avait oublié
d'éteindre . Tous , marins de passage et citoyens de l'endroit - c'était à Lorient ou
L'Orient - s'en étaient allés , les uns tenant les autres ou les autres au bras de femmes ,
ivres d'alcool , de fatigue et de chants . Les chaises étaient dérangées ou versées ,
emmêlées entre les tables rondes où flottaient , tachées de vin , les nappes blanches et
quelques verres roulaient encore , le cul couleur de lie . Vinc , resté seul , était monté
sur une table face à la marée montante et au ciel de cette nuit d'août . Monsieur Lee et
moi , assis dans un coin du chapiteau près des barriques vides , assistâmes à un concert
inopiné . Vinc , le grand Vinc , s'était coiffé d'un chapeau haut de forme abandonné par
un fêtard , il avait aux pieds ses sabots de marin , ses bretelles croisées sur celles de
l'accordéon retenaient un pantalon trop large et il avait roulé sur ses coudes les manches
de sa vareuse . Vinc était seul au monde , du moins le croyait-il mais , entouré de mille
danseurs , ne l'aurait-il pas été ? . Il se contorsionnait et battait des sabots la mesure ,
l'accordéon soufflait tout ce qu'il avait par ses anches métalliques , la voix éraillée de
Vinc l'accompagnait et , dans sa discordance , vous remuait l'âme plus qu'aucune har-
monie . La table que Vinc martyrisait était un piédestal et notre homme le centre d'une
spirale où se précipitait le monde : les étoiles , le petit diamant - Vénus scintillait à
l'oreille de Vinc - les muscles des avant-bras confondus dans l'écume croisée des vagues
minces qui touchaient maintenant les premiers pieux du chapiteau , les boutons nacrés
de l'instrument , le son léger du ressac lui-même et les vieux chants lettons , comme si le
tout tendait vers l'Un .

    Cette construction de la Grande Unité s'effondra en même temps que la table qui avait
jusque-là supporté Vinc . Elles cédèrent toutes deux dans un zigzag tonitruant et Vinc
se trouva affalé entre les chaises , dans les plis d'une nappe blanche . J'allais m'élancer
pour le relever mais Monsieur Lee posa sa main sur mon bras : "Laisse-le ! Vinc dort
à présent !" et la poitrine de Monsieur Lee tressautait : "Hi-hi-hi ! …"

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