dimanche 7 mai 2017

KRANT 94 . LEÇON DE LUNE

    Au large de la Namibie . Minuit . Krant pouvait être facétieux . Il me commanda de
faire monter sur le pont les quatre mousses avec leur brassière .

- Moi : "Un exercice de sauvetage  , capitaine ?"
- Enigmatique sourire de Krant : "En quelque sorte , chef"

    Quand les quatre gamins , cheveux ébouriffés , paupières collées , lèvres gonflées et
portant à leurs coins cette bave enfantine furent alignés sur le pont , Krant marcha devant
leur rang à pas lents , l'air absorbé , les doigts croisés derrière le dos . Près du bastingage
se tenait Monsieur Lee , raide , en costume de grande circonstance , les mains prises dans
les manchettes de son p'u-fu .

- Krant . Il s'arrêta de marcher et fit face aux enfants . Derrière lui , une énorme lune
rousse frôlait l'horizon : "Matelots !" . C'est ainsi que le capitaine s'adressait aux mousses
bien qu'ils ne fussent point matelots … "Matelots , l'heure est grave … … voyez-vous
cette lune derrière moi ? …" . Les quatre paires d'yeux maintenant dessillés fixèrent notre
satellite dans sa déclinaison la plus basse . "Qu'en dites-vous ?"
- "Elle est énorme , capitaine !" dit l'un
- "Tudieu , capitaine , on dirait qu'elle va entrer dans la mer !" dit un autre .
- Krant : "Hélas , tu ne crois pas si bien dire , matelot ! … la lune tombe … nous nous en
sommes aperçu , Monsieur Lee et moi , il y a deux heures en faisant le point … elle entrera
dans la mer par 8° de longitude ouest et 21° de latitude sud … à environ 200 miles du
Kritik … n'est-ce pas , Monsieur Lee ?" . Monsieur Lee inclina la tête … Krant poursuivit :
"Il y aura une vague de mille pieds de haut … elle viendra vers nous à la vitesse d'un cheval
au galop … c'est bien cela , Monsieur Lee ? " . Monsieur Lee s'inclina . Son expression était
celle d'un curé portant l'extrême-onction (nul doute qu'au cas où un astéroïde fut en passe de
nous tomber sur la tête , il aurait présenté son habituel sourire flegmatique) . Quand cette
vague immense sera sur nous , tenez-vous prêts … elle emportera le Kritik dans le ciel et
peut-être passerons-nous entre les constellerions du Sagittaire et du Scorpion …" et Krant
pointa du doigt deux groupes d'étoiles au zénith …

    Nos quatre mousses étaient morts de peur . Alors Krant leur passa un savon et railla leur
crédulité . S'ensuivit un magistral cours sur notre satellite . Ses Mers de la Sérénité , des
Pluies , de la Tranquillité , ses Cratères Tycho , Platon , Copernicus et leur origine , ses
phases , ses librations … qui pourrait nier que Krant fut le plus grand pédagogue de la
marine marchande ! … par la couronne d'épines ! .

samedi 6 mai 2017

TROIS MOUCHES 89 . NE PENSONS PLUS AUX TEMPS ANCIENS

    Entre les colonnes d'un temple en ruines , Berthe rêvait aux temps anciens .
Des dieux antiques défilaient dans sa tête , disait-elle . Moi je ne voyais rien
que la lumière crue du ciel et les trois mouches vermeilles et merveilleuses
aux corps de nymphes qui bourdonnaient contre nos chapeaux de paille .

    Je rêvais aux trois nymphes qui , dans des temps anciens , avaient défilé entre
les colonnes d'un ciel merveilleux . La ruine vermeille de leur corps et la lumière
crue des pailles antiques bourdonnaient dans ma tête . Berthe me dit qu'elle ne
voyait rien que le dieu des mouches et son temple .

    Berthe défilait dans la lumière crue du temps . Son corps de nymphe ,
merveilleux sous son chapeau de paille , rêvait de temples en ruines . Elle disait
que des colonnes antiques et des dieux bourdonnaient dans sa tête comme les
mouches anciennes que je ne voyais pas .

COTE 137 . 85 . BLANCHE NEIGE

    On l'a compris : Martial était un conteur infatigable . Si je fus le premier , le cercle
de ses auditeurs ne cessa d'augmenter : moi , quelques-uns de la compagnie puis toute
la compagnie , puis la compagnie des tirailleurs africains qui tenait notre flanc gauche .
Bertin écouta bouche bée et la cafetière suspendue les histoires des temps primitifs
jusqu'à ce qu'un shrapnel mit fin à sa carrière mais je ne doute pas que là où il était , au
paradis ou dans une fosse commune derrière les lignes , il suivait avec la demi-compa-
gnie qu'une marmite avait emportée d'un coup les chroniques improvisées de notre cama-
rade . Le capitaine lui-même émergeait de sa casemate quand il entendait la formule
introductive que Martial , assis sur un sac de sable ou une caisse de rations , prononçait
d'une voix forte : "Il était une fois …" . Le capitaine faisait mine d'observer aux jumelles
un improbable mouvement des boches sur Montrepont ou la ligne chaotique de la cote
137 et , les oreilles secrètement tournées vers l'orateur , il n'en perdait pas une miette .
Nous eûmes quantités de versions du Petit Chaperon Rouge , du Rossignol et de l'Em-
pereur de Chine , du Petit Poucet , de Blanche Neige qui , selon Martial , était un tirail-
leur sénégalais noir comme l'ébène et où Bertin , avant sa mort puis à titre posthume ,
tenait le rôle du nain Dormeur , le capitaine , à mots couverts et avec son assentiment
tacite , celui de Prof et moi , selon mon humeur du jour , j'étais Grincheux , Simplet ou
Joyeux .

- Martial : "Il était une fois un tirailleur sénégalais du 27e Bataillon du nom de Blanche
Neige …"

    Et on aurait dit que sur le front de Craonne , le silence se faisait .

jeudi 4 mai 2017

MA HONGRIE

    J'adore les atlas .

    Pourtant je ne voyage pas ; sauf au mois d'août , quand je descends en stop à Sanary .

    J'adore les atlas . Le soir , dans mon lit , je me cale le dos sur trois oreillers et j'ouvre
avec solennité mon Grand Larousse . Mon pays préféré est la Hongrie .

    Je n'irai jamais en Hongrie . D'ailleurs , ça ne vaut pas la peine d'y aller : j'y suis tous
les soirs . Je me promène sur le papier glacé entre Bekescsaba et Cluj-Napoca et j'imagine
selon mon humeur qu'entre ces deux bourgades , il y a une steppe et des chevaux sauva-
ges ou une route de terre battue sous les ramures vert tendre des chênes , … des bocages
où paissent des boeufs gris , des troupeaux de moutons ratzka … Michel Strogoff , a demi
aveugle , fuit avec Nadia les hordes de Feofar Khan par la plaine de Pannonie . Ils traver-
sent le Koros sur un pont branlant puis le Danube à hauteur de Székesfenervar sur une
barge . Là , derrière les faubourgs de la ville , les Monts Balkony exhibent au-dessus des
brumes leurs sombres forêts et les fleurs sauvages des clairières sont si troublantes que
Strogoff pleure et recouvre la vue .

    Il est probable - c'est même certain - que la Hongrie ça n'est pas ça du tout . Mais c'est
ma Hongrie , et qu'est-ce qu'elle a de moins que la vraie Hongrie qui tremblote , navrée ,
à 1500 kms de ma petite chambre ?

IMPLOSION À CROCEPARRINO

    Ça s'est passé dans le village de Croceparrino , en Sicile .

    C'est mon village .

    Je me souviens de ses nuits d'été : la voie lactée était un dôme posé sur les murs des
derniers jardins ; il semblait qu'elle avait élu la place de Croceparrino avec sa fontaine et
son église comme le centre de l'univers et qu'une puissance occulte réservait pour nos
seuls sens les stridulations des cigales et l'odeur obsédante du jasmin .

    Chaque samedi de juillet , les services de la municipalité montaient une estrade sur le
parvis de San Ambrogio et , à 10 heures du soir , à l'exclusion des mourants et des partu-
rientes , le village était assemblé devant Le Téléviseur .

    Car à Croceparrino , en 1966 , il n'y avait qu'un téléviseur et c'était un cadeau de
Patrice Pepe Di Arvore lui-même !

    Le 17 juillet 1966 est le jour de la catastrophe .

    Nous regardions l'émission "Concurrenza tra villagi" animée par le présentateur vedette
Guido Luminato , assisté par le célébrissime Signor Leonardo Zitroni et la très belle
Signora Simona quand , à 0h45 , le téléviseur "La Voix de son Maître" se concentra en un
point hyper-dense de l'espace et recracha les fragments brûlants de son tube cathodique sur
les spectateurs du premier rang et ceux des plus bas gradins .

    L'été 1966 était chaud et anormalement humide . Aussi , pour éviter les fièvres et le
choléra , dès le 18 juillet , la moitié du village de Croceparrino enterra illico presto ce
qui restait de l'autre ...

mercredi 3 mai 2017

KRANT 93 . NOTRE PÈRE

    Il y avait toujours sur le Kritik trois ou quatre mousses . Ils étaient à bonne école ,
la meilleure , dure et amicale , dont le barycentre était notre capitaine en qui conver-
geaient toutes les autorités : le prestige que confère le commandement , l'aura du
maître et pédagogue , la bonté impérative - distante et volontiers râpeuse - du père de
famille à l'ancienne mode . Danil était l'un de ces petits gaillards . Il fit trois campagnes
sur le Kritik , lessiva mille fois le pont , pela des tonnes de pommes de terre avant d'être
embauché comme matelot à l'âge légal . Krant était pour Danil le père élu pendant que
son géniteur mettait dans les bars de Koenigsberg la dernière main à la destruction de
son foie . Krant était notre père à tous , avec ses enfants sages et d'autres turbulents
comme le timonier , mais tous déférents . Il n'y avait que deux êtres qui se fussent
imposés comme une fatalité du ciel et formaient avec le capitaine une trinité : Hume
et Monsieur Lee . Leur embarquement procédait en quelque sorte d'une volonté ou
d'un hasard surnaturel qui n'avait rien à voir avec l'embauche . D'ailleurs ces deux-là
ne percevaient pas de salaire .

    Ceci , je l'écris sur la table où ma mère épluchait ses légumes . C'est le printemps
dans trois jours . Il fait beau . La porte est ouverte sur le potager et la mare où j'ai tant
de fois contemplé la nature dans son infinie petitesse . De Danil , je parlerai plus tard ,
dans le tome IV de ces krantiades .

lundi 1 mai 2017

TROIS MOUCHES 88 . NE CHERCHONS PLUS ALBERTINE

    Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de
paille . Il y avait foule du côté de chez Swann et nous perdîmes un temps précieux à
rechercher Marcel . A peine l'avions nous retrouvé qu'Albertine avait disparu . Berthe
me gronda : "Je t'avais dit de lui tenir la main ! …"

    Le temps était merveilleux . J'avais retrouvé Berthe du côté de chez Swann mais
Marcel avait perdu son précieux chapeau dans la foule : il avait disparu . Albertine le
gronda : "Je t'avais dit de le tenir à la main !" et elle le cherchait dans la paille où bour-
donnaient trois mouches .

    Marcel cherchait à perdre son temps et Swann tenait la main de Berthe . Ils la gron-
daient : "Nous t'avions dit de retrouver nos chapeaux de paille … ils sont du côté de
cette foule bourdonnante où Albertine a disparu !"