samedi 6 mai 2017

COTE 137 . 85 . BLANCHE NEIGE

    On l'a compris : Martial était un conteur infatigable . Si je fus le premier , le cercle
de ses auditeurs ne cessa d'augmenter : moi , quelques-uns de la compagnie puis toute
la compagnie , puis la compagnie des tirailleurs africains qui tenait notre flanc gauche .
Bertin écouta bouche bée et la cafetière suspendue les histoires des temps primitifs
jusqu'à ce qu'un shrapnel mit fin à sa carrière mais je ne doute pas que là où il était , au
paradis ou dans une fosse commune derrière les lignes , il suivait avec la demi-compa-
gnie qu'une marmite avait emportée d'un coup les chroniques improvisées de notre cama-
rade . Le capitaine lui-même émergeait de sa casemate quand il entendait la formule
introductive que Martial , assis sur un sac de sable ou une caisse de rations , prononçait
d'une voix forte : "Il était une fois …" . Le capitaine faisait mine d'observer aux jumelles
un improbable mouvement des boches sur Montrepont ou la ligne chaotique de la cote
137 et , les oreilles secrètement tournées vers l'orateur , il n'en perdait pas une miette .
Nous eûmes quantités de versions du Petit Chaperon Rouge , du Rossignol et de l'Em-
pereur de Chine , du Petit Poucet , de Blanche Neige qui , selon Martial , était un tirail-
leur sénégalais noir comme l'ébène et où Bertin , avant sa mort puis à titre posthume ,
tenait le rôle du nain Dormeur , le capitaine , à mots couverts et avec son assentiment
tacite , celui de Prof et moi , selon mon humeur du jour , j'étais Grincheux , Simplet ou
Joyeux .

- Martial : "Il était une fois un tirailleur sénégalais du 27e Bataillon du nom de Blanche
Neige …"

    Et on aurait dit que sur le front de Craonne , le silence se faisait .

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