dimanche 26 novembre 2017

KRANT 107 . ARENA DESOLACION

    Arena Desolacion est une grève où - à perpétuité - s'abattent les vagues du Pacifique
Sud . Elles brassent les galets dans un roulement de tambours et traînent derrière leur
écume des nuages pesants comme des ventres . Krant et moi étions dans cet envers du
monde ; Monsieur Lee nous accompagnait . Rien d'autre à se mettre sous le tympan que
l'écrasement des flots et l'entrechoquement des cailloux que nous déplacions en marchant .
Pas d'oiseaux de mer ici , pas d'insectes , nul bourdonnement , pas d'arbres , quelques
buissons tordus , à demi-secs et couchés par les tempêtes , mais nul bruissement de feuil-
les . Survint du bush , à un demi-mile , une étrange cohorte : quatre hommes vêtus de
haillons et de peaux de bête pelées . Les deux premiers portaient une sorte de litière , les
deux autres suivaient , armé chacun d'un arc et d'une lance . Trois chiens tournaient autour
du groupe en aboyant . "Tehuelches" , murmura Monsieur Lee … "indiens tehuelches" .
"Que transportent-ils ?" dis-je . "Un cadavre" , dit Monsieur Lee . Un coup de vent humide
jeta vers nous le cri des chiens et des voix gutturales . Monsieur Lee marmottait : "Oui , des
indiens tehuelches … le tehuelche est une langue occlusive et agglutinante … c'est un sous-
groupe des langues flexionnelles …" . Moi , à voix basse : "Je n'entends rien à ce que vous
dites , Monsieur Lee … parlez-vous le tehuelche ?" . Monsieur Lee : "Un peu …" . Krant
marmonna dans le tuyau de sa pipe : "Que diable font-ils ?" . Nous étions figés sur la grève .
Les indiens déposèrent leur litière au bord du rivage et les deux guerriers , hauts et maigres
personnages - était-ce des guerriers ? des chasseurs ? - fichèrent leurs lances entre les galets
gardant en travers du dos arc et carquois . Puis les quatre hommes retraversèrent la grève
dans l'autre sens . Avaient-ils remarqué notre lointaine et immobile présence ? ou étaient-
ils enfermés dans un monde rituel où nos trois existences étaient pétrifiées ? . Ils s'affai-
raient près des buissons qui font entre le bush et la rive une morne limite . Les chiens ,
infatigables , bondissaient autour d'eux en jappant , pendant qu'ils ramassaient bois mort
et brindilles . Ils revinrent près de la litière , s'accroupirent et disposèrent sur la forme allon-
gée les branchages . Puis , entre le déferlement de deux lignes de vagues , nous parvint le
bruit sec de deux silex percutés . Krant , avec son sablier de poche , compta dix minutes
avant que la mince colonne d'une fumée grise montât entre les quatre hommes agenouillés .
Une flamme jaillit , insolite . Les indiens se dressèrent vivement , chacun empoigna une
extrémité de brancard et ils entrèrent dans l'océan sans hésiter . Les deux premiers tour-
naient le dos à l'éclat des vagues , les deux autres poussaient de toutes leurs forces . Ils
passèrent la barrière des flots contraires et , plus d'une fois , il nous sembla que la litière ,
dressée presque à la verticale , puis plongeant et ne laissant voir que son panache de feu ,
allait chavirer . Enfin , les indiens l'abandonnèrent à la houle et à un fort courant . Ils
regagnèrent le rivage , moitié nageant , moitié s'appuyant sur le fond mouvant des galets .
Les archers embrasèrent deux flèches dans un reste de braises - "Étoupe de chanvre" dit
Monsieur Lee - bandèrent leur arc et , au bout de deux trajectoires parallèles et incandes-
centes , les traits touchèrent la litière juste avant qu'elle coulât . Les trois chiens , assis sur
leur cul , hurlaient à la mort ...

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