dimanche 25 novembre 2018

COTE 137 . 114 . PORCELAINE DE SAXE

    Fait exceptionnel , proprement insolite : il fait beau ! . Le soleil brille au-dessus du
champ de bataille . Un oiseau chante , puis deux , puis une multitude . J'essaie de les
reconnaître : moineaux , une grive , le tsiih d'un rouge-gorge et autre chose aussi , un
bruissement léger . Qu'est-ce que c'est ? . Il n'existe plus ni chênes ni hêtres ni arbres
d'aucune sorte dans le secteur et pourtant ce sont bien leurs feuilles qu'agite un vent
désinvolte . Pas la moindre canonnade . Émerge d'une brume délicate comme on en
voyait avant la guerre les matins d'été le clocher de Montrepont . Mais c'est impossible :
Montrepont n'existe plus . Martial , le capitaine , Bertin et un général - je ne reviens pas
sur son nom : Devernay … Debernet … De quelque chose , mais qu'importe , un général -
tapent le carton . Ils sont sortis de la tranchée et ont planté quatre sièges défoncés autour
d'une caisse de biscuits … Martial abat un as de coeur et rafle les mises . De l'autre côté ,
les allemands aussi sont sortis de leurs trous . Ils boivent . L'un d'eux marche sur les mains :
ses camarades applaudissent . Coups de feu . Les allemands lancent des assiettes en l'air …
c'est de la porcelaine de Saxe . Les assiettes montent , montent dans le ciel d'azur , ralen-
tissent , se stabilisent au plus haut de leur course et - pan ! - elles explosent en mille
miettes multicolores . Les boches tirent , puis les nôtres et le général lui-même maintient
un éventail de cartes dans sa main gauche et canarde de la droite avec son revolver .
Martial étale triomphalement des suites de rois , de dames et de valets . On rit , on
s'esclaffe , la porcelaine vole en éclats . Après les assiettes , ce sont des tasses délicates
aux deux épées entrecroisées , plus difficiles à atteindre - certaines échappent au désastre -
des soucoupes , des saucières , des ramequins , une soupière se disloque , puis des verres ,
coupes , flutes en cristal de Bohême éclatent et font sur la cote 137 une pluie de quartz .
Un fridolin m'entre dans les côtes le canon de son fusil : "Komm schon , aufwachen ,
mein freund !" . Je ne comprends pas . Je veux qu'on me foute la paix . "Ich bin müde !"
sont les seuls mots d'allemand que je connais . "Ich bin müde ! … fatigué … ich bin
müde !" . On me secoue . J'ouvre les yeux . Il pleut sur ma capote . Le visage de Martial
est penché sur moi . Il n'est pas rasé . Un énorme nuage noir passe au ras de son casque .
"Qu'est-ce que tu racontes , vieux !? … réveille-toi ! … on attaque dans cinq minutes !"

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