samedi 21 mars 2020

LE BAL

    En hiver , quand il n'y avait rien d'autre à faire , mes parents allaient danser
et  ils dansaient bien . Ils m'emmenaient à la salle des fêtes de X où il y avait un
orchestre amateur . Quand mes parents s'élançaient , les autres couples s'écartaient
pour les laisser virevolter car mon père et ma mère étaient de loin les meilleurs
valseurs du secteur . J'étais assis sur le bord de la piste . Mes parents tournaient ,
tournaient , le visage amoureux et soumis de ma mère levé vers celui de mon
père tournait aussi comme le feu pâle d'un phare . Le regard de mon père
apparaissait , disparaissait , dans un effet stroboscopique et , par erreur , glissait sur
moi , immobile sur ma chaise ; mes pieds ne touchaient pas le sol . Souvent , une
dame ou une autre posait sa main sur mon épaule : "Tu veux danser ?" . Non ,
je ne voulais pas danser . Je sortais de la salle des fêtes et je traversais la rue .
Au coin de la première perpendiculaire , je recevais la gifle froide de l'océan .
J'avançais en luttant contre le vent jusqu'au parapet où je me cramponnais .
Seul sur l'immense digue déserte et les yeux emplis des larmes de la tourmente ,
je contemplais sur les brise-lames l'écume amassée de l'Atlantique . A peine si
j'entendais encore l'écho des flonflons du bal , comme les débris d'une vie antérieure ...

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