Les allemands tenaient Montrepont depuis le début de la guerre. Notre artillerie
avait anéanti le village . A cause d'une offensive de la troisième armée , la ligne
ennemie avait légèrement plié et les allemands avaient évacué ce bout de terre . Là
où il y avait eu des maisons , une église , des fermes , des pâtures et des blés , des
moissons et des fêtes champêtres , des familles autour d'une soupe au potiron , des
femmes , des hommes , des bals , l'amour , il ne subsistait rien . Sauf si l'on appelle
quelque chose des trous , des tas de pierres , des restes de tranchées , des ferrailles
tordues et des carcasses de chevaux . Pour la première fois , nous entrâmes dans
cet espace vide jadis nommé Montrepont . Comme un miracle , le seul élément
vertical qui tint debout était un calvaire en ciment armé , témoin de la fin du monde .
Debout mais pas intact . Le corps du Christ était criblé d'impacts et une traverse de
la croix pendait à un fer à béton avec l'avant-bras droit . Or , un convoi de matériel
montait au front . Le capitaine nous fit asseoir sur les marches du calvaire et il s'éloi-
gna avec le téléphoniste pour prendre des instructions …
Martial se leva . Il héla le conducteur d'un camion . Nous le vîmes parlementer
et il revint avec une échelle de fer et une scie à métaux . Il posa l'échelle sur la croix
et entreprit de scier le fer à béton .
- Martial : "Gare à vous dessous ! … le bras du Seigneut va fondre sur vous …"
L'avant-bras et le morceau de croix se fichèrent dans la boue . "Désolé , Seigneur …
c'est çà ou la gangrène … la pension d'invalidité ou le cimetière militaire" . Puis ,
appelant notre infirmier : "Docteur ! … compresses , bandes , adhésif …" . Le gars
lui tendit une trousse et Martial fit au moignon du Fils de Dieu le plus beau pansement
de la Grande Guerre .
- Martial : "Mercurochrome !" … et il badigeonna de teinture rouge les impacts de
mitrailleuse . Maintenant debouts , nous regardions éberlués le Christ de Martial .
"Ce cochon va s'en tirer" dit-il du haut de son échelle .
La compagnie s'éloigna . Nous aussi montions sur la nouvelle ligne de front …
Martial se retourna vers le calvaire : "Seigneur , mieux vaut manchot que mort !" .
Puis à nous : "Mieux vaut crucifié que poilu" .
Nous entonnâmes un chant de marche ordurier .
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