jeudi 31 juillet 2014

KRANT 12 . SUR BALTUSKAJA KOSA

Souvent le soir , j'arpentais Baltuskaja Kosa , cette longue bande de sable
entre la lagune et la mer , à la recherche de bois échoués par les tempêtes
et qui finissent leur vie aventureuse dans nos âtres . A part quelques poseurs
de lignes de fond à marée basse et les chiens errants , le seul être vivant à
fréquenter l'endroit , c'était le Capitaine Krant . Je reconnaissais de loin sa
lourde silhouette , la vareuse bleu marine à boutons de cuivre , les épaulettes
frangées d'or , la casquette et le pantalon blancs et la démarche bringuebalante
et malaisée à cause du sable mou , cependant inflexible , le visage et la pipe
indéfectiblement tournés vers le large . A dix mètres - je savais qu'il m'avait
repéré depuis longtemps - Krant s'arrêtait , sortait la pipe de sa bouche et ,
comme si ma présence dans cette infinie platitude était aussi conforme à
l'évidence que jadis sur le pont étroit du Kritik , il me saluait d'un "Ah! … Chef ! …"
Il recalait le tuyau de la pipe entre ses dents et nous marchions côte à côte
en silence . J'attendais qu'il me posât la question qui viendrait comme la
conclusion ouverte de ses dernières ratiocinations .

Krant s'arrêtait ; la question était donc formulée . Car il soutenait que si la marche
stimule la pensée , en revanche parler nécessite qu'on suspende toute activité motrice .
Alors que nous venions de quitter Kolka et que , du pont , je vociférais des ordres
à mes mécaniciens en me tortillant comme un poisson à l'hameçon , Krant m'avait
instruit de ce que requiert la mise en mots de la pensée , quelle gymnastique
coordonnée de la langue , du palais , des lèvres et des dents elle suppose et combien
cet exercice virtuose impose qu'on cesse de remuer .

- Krant : "Chef … nos pensées ne sont-elles pas la preuve de notre finitude ?"

Mon silence lui tint lieu de réponse .

PARADIS 13 . OMNISCIENCE DE DIEU

- "Ève !" . Au temps indéterminé Alpha , Dieu joue avec Ève au Grand Jeu
de la Transfiguration ( ils ont inversé les rôles ) aussi appelé Cache-Cache …
- "Ève ? … Èêêêve ! …" . Dieu joue avec Ève comme un père avec sa fille
préférée … "Ève !" . Un jeu , c'est-à-dire une singerie du réel … personne
n'y croit … chacun tient son personnage et suit la règle … "Ève ! … où es-tu ? …
Ève ?" . Dieu a troqué Son Invisibilité pour une image d'homme avec ses
accessoires : finitude , connaissance bornée , jean Levis , chemise à carreaux ,
boots … pendant qu'Ève , nue , s'est drapée dans l'aube virtuelle de Dieu et
joue Son Introuvabilité … "Ève ? … Èêêêve … Ève , ma chérie … ah ! Adam …
tu n'as pas vu Ève ? …
- Geste vague d'Adam : "… là-bas , elle est par là , du côté d'Hiddekel" . ( C'est
un fleuve d'Eden qui coule à l'orient d'Ashour ).
Dieu donc se dirige en sifflotant vers Hiddekel . Il a passé ses pouces faits comme
le reste de l'homme à Son Image dans les passants de son Levis … "Ève ! …
Je vais te trouver … Je brûle ! …"
Dieu est hors-jeu car Dieu sait où est Ève ; Il est omniscient . "Ève !" … Omniscient
et omniprésent : Dieu est à la fois loin d'Ève , près d'Ève et en elle . Hilare , il
soulève les sépales d'une touffe d'asphodèles où Ève est lovée … "Ah , ah ! …
Je t'ai trouvée Ève !"
- Ève . Elle fait la moue … elle pleurniche  : "C'est pas juste ! … c'est pas du jeu ! …
Tu savais que j'étais là … c'est d'la triche ! … c'est pas marrant ! …"

C'est vrai : c'est pas marrant .

COTE 137 . 11 . MARIE

Un matin , avant l'attaque .

La compagnie est alignée dans la tranchée , baïonnette au canon , prête à bondir .
- Meslier : "Si je m'en sors pas , Martial … elle s'appelle Marie …" . Il tire de sa
poche une photo .
Coup d'oeil de Martial : "Où qu'elle habite la mignonne ?"
- Meslier : "… À Bazoches les Gaillerandes …"
Martial me montre la photo : "Comment qu'elle s'appelle ?"
- Meslier : "Marie"
- Martial : "… Joli bout , non ?" … Il soupire : "… Marie … quel âge ?"
- Meslier : "18 ans"
- Martial : "… 18 ans ! … quand je pense qu'il y a à Bazoches machin-chouette
une blonde Marie de 18 ans jolie comme un coeur … à l'heure qu'il est , elle file
au rouet … un feu danse dans la cheminée , nom de Dieu !" . Il rend la photo à
Meslier … Puis : "Mon Capitaine ! … vous connaissez Bazoches aux oies ?"
- le Capitaine : "Martial , nous attaquons dans 30 secondes et vous me demandez
si je connais Bazoches aux oies … c'est bien çà ?"
- Martial : "… oui , mon Capitaine … après la guerre , nous irons tous à Bazoches
aux oies"
- Le Capitaine ; "Et qu'est-ce qu'on irait faire dans ce patelin ?"
- Martial : "Consoler Marie , pardi !"

mardi 29 juillet 2014

LE SYNDROME DE AUCHAN

Ievguéni souffre du "syndrome de Auchan" . Son enthousiasme irrépressible
pour la marchandise est le signe flagrant de son mal . Les têtes de gondoles ,
les produits surgelés et leurs dates de péremption le fascinent . Qu'une hôtesse
sussure dans un micro qu'une promotion sensationnelle sur les maxi-pots de
moutarde a lieu à l'autre bout du magasin , Ievguéni y court en poussant son
caddie , s'exalte , délire , tombe amoureux de la ville de Dijon et perd le con-
trôle de sa carte bleue . Tout lui est bon : les dernières bottes fourrées de Nike ,
les 3 bouteilles de Vodka 1 gratuite , la compilation des oeuvres de Lénine
à prix écrasé … c'est une frénésie d'achats , un envahissement du nécessaire
par le superflu ; sa propension à consommer dépasse les possibilités du chariot
et peu lui importe les effets collatéraux d'un taux de croissance débridé : la
dispersion du CO2 dans l'atmosphère , il s'en fout , la fonte des pôles l'indiffère ,
le drame de l'ours blanc aussi et la montée des eaux est le dernier de ses soucis .

Mais il y a au centre d'Ievguéni une petite âme .

Comme ces joueurs impénitents en fin de compte clairvoyants , de leur propre
chef , se font interdire de roulette , Ievguéni Dazdrapertrak a demandé que lui
soit refusée l'entrée des Grandes Surfaces .

Depuis , il s'adonne à ses deux nouveaux vices : les caissières après 20 heures
et les tracteurs agricoles .

lundi 28 juillet 2014

TROIS MOUCHES 16 . PIQUE-NIQUE

Bord de Marne . Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnent
contre nos chapeaux de paille . Dans une pâture , Berthe étend la nappe
blanche où je dispose le camembert , les oeufs durs , les sandwiches au
jambon , une barquette de fraises et une bouteille de vodka . "Peut-on être
mieux qu'ici ?" dit Berthe en s'étirant .

Bord de Marne . La pâture ne pouvait être mieux que là . J'étends Berthe
sur la nappe blanche entre les sandwiches et la bouteille de vodka . Dans
leur barquette , nos fraises s'étirent . "Dispose les oeufs durs" dit Berthe
sous son chapeau de paille .

Bord de Marne . Trois mouches vermeilles tournent autour du camembert .
Je vide d'un trait la bouteille de vodka - cul sec ! - et je m'étale . Berthe dort
dans la barquette de fraises . La pâture s'étire sous la nappe blanche . Je suis
ivre . Je dégueule dans mon chapeau de paille .

DESMOND 6 . CHEICHIA

Telephone sur la ligne sécurisée :
- "Desmond !"
- Moi : "Monsieur le Président ?"
- Le Président : "Montez prendre un verre … j'ai soif !"
- Moi : "Je monte , Monsieur le Président"
Je prends le grand escalier de marbre blanc . Arafat descend .
- Arafat : "Desmond ! … what a lovely surprise !" . Il me serre dans ses bras .
Nous échangeons un vieux souvenir …
- Arafat : "So , Desmond … I'm in a great hurry … passez à la maison à l'occasion …
I'd be please if you came ! … ah , Desmond ! …" . Il me secoue … il m'embrasse …
"See you soon , old buddy !" . Il me quite .
J'entre dans le bureau . Le Président a rempli deux verres de scotch .
- Le Président : "Vous connaissez cet enfoiré , Desmond ?"
- Moi : "Je l'ai rencontré une fois , Monsieur le Président …"
- Le Président : "Où çà ?"
- Moi : "Ici même , Monsieur le Président … dans le même escalier … à la marche
22 à peu près … il y a au moins 10 ans …"
- Le Président : "Il ne tarit pas d'éloges ! … Desmond par ci … Desmond par là ! …
qu'est-ce que vous lui avez fait à ce crétin ?"
- Moi : "Il avait perdu sa cheichia dans l'escalier … je l'ai ramassée … je l'ai remise
sur sa tête …"
- Le Président : "Le torchon de vaisselle ? … Pat a le même à la cuisine …
et c'est tout ?"
- Moi : "Oui , Monsieur le Président"
- Le Président : "Dites donc , Desmond … le poste de Secrétaire d'État … çà vous
dit pas ? … vous m'avez l'air sacrément doué !"

ACQUE SALMASTRE

Il y avait eu jadis autour de la ville des eaux saumâtres mais ,
bien que les habitants eussent imploré le ciel , elles s'enfoncèrent
dans le sol et ce maléfice l'emporta au son des psalmodies des moines
bénédictins de l'abbaye voisine . La ville , désormais , trônait sur une
terre craquelée et elle était offerte , riche et nue , aux pirates de la haute
mer . En quatre nuits de pillage ces bandits vidèrent Acque Salmastre
de ses gobelets d'argent , de son or et de sa récolte de sel …

L'apprenant , le Roi ordonna que fussent érigés autour de la ville une
enceinte et une tour de guet et qu'une forte garnison y fut consignée .

L'apprenant , le Pape ordonna par voie de bulle qu'on mît sur pieds
une croisade dotée de mercenaires et qu'on fît payer aux païens le
prix de leur forfait .

L'apprenant , le Comte mit son cheval au galop et se rendit sur place .
Il promit de faire quelque chose .

Or il n'y eut à Acque Salmastre ni tour , ni croisade , ni quelque chose ...

KRANT 11 . FOIN DE LA MÉCANIQUE !

Krant n'est jamais descendu dans la salle des machines . Du moteur Stirling ,
il avait une connaissance vague et livresque . Je lui faisais croquis des grands
principes mais je voyais bien que son regard bleu balayait distraitement ébau-
ches et explications comme ce avec quoi il faut bien compter . Peu importait
en somme la quantité de pistons . Qu'il y en eut dix ou douze ne changeait
rien à la route ; c'était affaire de compensation dont le calcul relevait du chef
mécanicien , c'est-à-dire moi . Je lui savais gré de cette confiance mais , chaque
fois qu'il le demandait , je montais sur le pont avec schémas et abaques pour
reconstruire la même leçon . En vérité , la question du comment l'indifférait .
Ce qui comptait relevait de la transcendance : lire dans les étoiles le cap à tirer
et obtenir des hommes le meilleur qu'ils pouvaient donner . En ce sens , Krant
était une sorte de demi-dieu marin et nous , hommes d'équipage , agnostiques
en diable , lui rendions un indéfectible culte . C'est à quai , avant le départ d'une
campagne , que le rituel atteignait sa comble mesure . Les hommes étaient alignés
selon leur rang et nous , quartier-maître , timonier et chef mécanicien , tels les
servants d'une messe , écoutions la parole du grand-prêtre dont le sens nous
parvenait non par le truchement d'une syntaxe mais par celui d'une onde grave
qui agitait les quatre osselets de nos oreilles .

PARADIS 12 . FROUFROUS

C'est l'été . Dieu inspecte l'Eden . Il est vêtu d'un jean et d'une chemisette
à carreaux . Il porte un chapeau de paille et des lunettes de soleil car il lui
arrive d'utiliser l'oeuvre des hommes pour se protéger de sa création . Dieu
n'a rien du vieillard autoritaire inventé par les prêtres . C'est un Être vigou-
reux , dans la force de l'éternité . Sa peau est halée et sa barbe courte .

Ève sort d'un buisson de cerfeuil sauvage . Elle est enrubannée de rose .

- Dieu : "Ève ! … qu'est-ce que c'est que ce truc-là !?"
- Ève : "Du bolduc … je l'ai trouvé dans ton atelier … c'est joli , non ?"
- Dieu : " … Euh … franchement , Ève , je te préfère toute nue …"
- Ève . Fofolle : "J'ai envie de m'habiller !"
- Dieu : "T'habiller !? … mais enfin , ma chérie , tous les êtres de la création
sont nus ; seul Dieu se cache . Dieu se doit d'être invisible … Il se pare de
mystères . Dieu est masqué … Dieu se dissimule … Dieu est éclipse !! …"
- Ève : "Moi , j'veux des robes , des froufrous … j'veux plein d'bijoux …!
j'veux qu'on m'admire … j'veux qu'on m'aime ! …"
- Dieu : "C'est pas un peu beaucoup ?"

COTE 137 . 10 . ADOLF

Un jour , nous relâchâmes un prisonnier …
Une patrouille nous avait amené un petit homme chétif portant moustache .
Il n'avait pas l'air commode . Le capitaine l'interrogea . Mais l'homme secouait
la tête . Martial , avec les quinze mots d'allemand qu'il connaissait , force gestes
et onomatopées , faisait l'interprète . "Où est ce fichu nid de mitrailleuses - tac-
tac-tac - qui nous empêche de dormir - schlafen , rrr-rrr - la nuit - die nacht ? …
combien - wiefiel soldaten - sur la cote 137 , combien toi chausser ? …" .
Mais l'autre secouait la tête . Le capitaine lui demanda ses papiers militaires …
nous le fouillâmes … rien … Martial : "Comment toi t'appeler ? … toi avoir
nom … toi avaler ta langue ?" … "Your firstname ?" , dit le capitaine … Le
prisonnier hésita . "I repeat : what is your first name ?" . Martial : "Mais c'est
de l'anglais , mon capitaine !" . Le capitaine : "Il ne comprend pas votre excellent
allemand , Martial , alors j'essaie l'anglais" . Il répéta : "Your firstname ?" .
"Adolf" dit l'allemand . "And your name ? … what is your name ?" demandait
le capitaine … Mais le boche répétait : "Adolf … Adolf …" . Martial : "Il a
pas l'air d'avoir inventé la poudre , Adolf … mais il a une bonne bouille , hein ,
mon capitaine ?" . Le capitaine : "Ne vous fiez pas , Martial" . Martial : "Une
bonne bouille , mon capitaine … cette petite mèche … je le vois autrichien …
peintre en bâtiment …" . Il prit la main de l'allemand et la retourna : "Pas bien
malin , mais de la suite dans les idées … si s'en sort , fera une belle carrière …"
Puis toujours gardant la main de l'allemand dans la sienne : "Qu'est-ce qu'on en
fait , mon capitaine ? … on peut pas le garder ici … on peut pas l'envoyer
derrière avec l'artillerie qui nous retourne le paysage … on l'abat ?" . Le capi-
taine : "Martial ! … les Conventions de Genève ! … vous avez raison , Martial …
on peut pas le garder … on va le renvoyer chez lui …" . Martial : "Ouais …
c'est-y pas du 39 ces belles bottes toutes neuves ?" . Et Martial poussa l'allemand
qui culbuta dans la boue . "Conventions de Genève ! … vous permettez , mon
capitaine ? … elles vont m'aller à râvir !" . Martial tira les bottes de l'allemand :
"Raus !" et il lui montra du doigt la cote 137 … "Raus ! … schnell !" …
L'allemand s'enfuit sans demander son reste . Nous le vîmes filer pieds nus .
Il disparut dans un boyau puis réapparut plus loin et il nous tendit le poing
en hurlant des amabilités dans cette langue subtile .
Assis au fond de la tranchée , Martial admirait ses nouvelles bottes .

dimanche 27 juillet 2014

LA PENSÉE DU CHAT

La pensée du chat n'est pas absolument rien .

Sa conscience d'Être-là est un embryon de pensée et les croquettes
dans sa gamelle sont les formes a priori de sa sensibilité .

Si le chat est dénué d'idées claires et distinctes , sa pensée pèse
néanmoins l'équivalent d'une croquette et demie .

TROIS MOUCHES 15 . CONSTRUCTION D'UN AÉRONEF

2 mai 1912 . Ch. L ,  St Ex et moi assemblons toiles et longerons . Trois
mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnent contre nos chapeaux de
paille . "Bientôt nous volerons" dit St Ex . Sur l'herbe , une hélice en bois
de sycomore attend son axe .

3 mai 1912 . Ch. L , St Ex et moi fixons l'hélice sur son arbre . "Bientôt
nous volerons" dit St Ex . Deux ailes et leurs longerons en bois de syco-
more sont posés sur l'herbe . Là-bas , les collines vermeilles bourdonnent
de mouches .

4 mai 1912 . L'hélice bourdonne . Les ailes en toile et bois de sycomore
frôlent nos chapeaux de paille . St Ex montre du doigt les collines . "Dans
cinq minutes , nous volerons là-bas" . L'herbe vibre autour des longerons
et trois mouches s'émerveillent .

samedi 26 juillet 2014

LEONARDO

A 20 ans , Leonardo avait quitté Vinci pour Florence mais le palais
de son enfance et de sa jeunesse était stocké dans son hippocampe
sous forme de milliards de bits . Il se souvenait de tout , peut-on dire ,
au millimètre : la taille des pièces , leur agencement , le sens d'ouver-
ture des portes , la place des meubles et celle des bibelots sur ceux-ci .
La mémoire géométrique d'un architecte inscrit à la Guilde de Saint-
Luc n'a-t-elle pas - par entraînement - tendance à l'hypertrophie ? .
Or , moi , Benito , frère aîné de Leonardo , ce que je trouvais dans
le léger tremblé du trait de mon cadet c'était l'odeur des parquets , les
jeux de lumière sur les arabesques des moquettes , le tisonnement de
la chaudière et la chaleur des radiateurs en fonte .

A deux , on aurait pu peindre la Vierge aux Rochers . Si toutefois la
Confraternité de l'Immaculée Conception nous l'avait commandée ...

vendredi 25 juillet 2014

DESMOND 5 . TOP-SECRET

- "Desmond !" . Le Président sort de son bureau . Je passais dans le couloir
avec les dossiers quotidiens à détruire .
- Moi : "Monsieur le Président ?"
- Le Président : "Vous me pardonnerez d'être indiscret mon cher Desmond …
mais qu'est-ce que vous foutez avec ces piles de dossiers ?"
- Moi : "Je les détruis , Monsieur le Président … à la déchiqueteuse ou à
l'incinérateur … selon les codes …"
- Le Président : "Des vieux dossiers ? … pour faire de la place ?"
- Moi : "Non , Monsieur le Président … ce sont des dossiers strictement confidentiels"
- Le Président : "Strictement confidentiels !?"
- Moi : "Oui , Monsieur le Président … à détruire après lecture …"
- Le Président : "Mais qui les lit , Desmond ?"
- Moi : "Je ne sais pas Monsieur le Président"
- Le Président : "Et qui les rédige ?"
- Moi : "Je n'en sais rien , Monsieur le Président"
- Le Président : "N'est-ce pas étrange , Desmond ?"
- Moi : "C'est étrange en effet , Monsieur le Président"
- Le Président : "Je peux en lire un ?"
- Moi : "Non , Monsieur le Président … c'est interdit …"
- Le Président : "Allez Desmond … quand même , je suis le chef , non ? … rien qu'un ,
Desmond !"
- Moi : "Je suis désolé , Mister President … c'est interdit"
- Le Président . Il essaie d'en tirer un de dessous mon bras . Je recule . Je me tourne .
Il me chatouille les aisselles : "Desmond , Desmond ! … êtes-vous chatouilleux ?"
- Moi : "Non , Monsieur le Président , pas çà ! … si , je suis horriblement chatouilleux !"
Je me contorsionne … je ris . Il me chatouille le ventre … "Je vous en prie , Monsieur
le Président , non !" . Enfin , il me lâche .
- Le Président : "Allez donc brûler vos saloperies , Desmond !" … Il rentre dans son
bureau puis repasse la tête par la porte : "Quand vous aurez fini d'incendier cette
paperasse , Desmond , venez prendre un scotch !" .

BUS 29 . 7

Un ciel incompréhensible de Golgotha , chaque soir , pesait sur l'usine de
torréfaction . Pourquoi Dieu avait-il envoyé son fils ? . L'abri-bus , édifié
sur le long trottoir de Cobàn devant l'atelier du tri à grains , clamait par sa
blancheur immaculée quel fiasco ç'avait été . Le bus 29 stoppait là à 18h30
pendant que s'ouvrait en chuintant la porte pneumatique . La contredame
en robe rouge ( elle était seule ; les ouvrières avaient depuis longtemps
gagné par les sentiers leur montagne ) montait , superbe corps sans visage ,
et posait sur le dossier de la troisième banquette des épaules nues qu'encadrait une
couronne d'épines . Dès lors , dans les villages traversés - Chajul ,
Quetzaltenango , San Pedro , Almalonga - de l'appui des fenêtres , contrarié
par le moteur Berliet , parvenait comme un miracle le miaulement muet des chats .

jeudi 24 juillet 2014

BUS 29 . 6

Quand le bus 29 lâche sur le goudron fumant du terminus de
Sacapulas la file indienne de ses passagers , escamotant le marchepied
et vibrant encore d'un chant étiré entre un passé proche et le compostage
du billet , le poinçonneur ( il était jadis contrôleur du bus 29 avant que
la compagnie - dans un soucis d'économie - substituât aux contrôleurs
de bus un poinçonneur unique ) devine à la dilatation des pupilles
qu'entre Santa Cruz Del Quiché et l'usine de torréfaction de Cobàn ,
Dieu a frappé comme il frappe quotidiennement cette ligne ( sauf le
dimanche et les jours chômés ) par l'intercession d'un corps de femme
emballé dans une robe rouge : Zulma .

BUS 29 . 5

le bus 29 et la troisième banquette vide , celle de Zulma , pleine de la forme
qu'elle occupait , embrayent sur la sierra comme on quitte une église , encore
dévot mais soulagé du mystère eucharistique . Les adeptes de la robe rouge
rouvrent les yeux et du fond de l'autocar monte un chant monocorde qui gagne
de place en place chaque gorge à la gloire de Zulma . Alors les gouttes d'un
orage libérateur tassé contre les remparts de Cobàn , larges comme des hosties ,
constellent le pare-brise et l'odeur de la terre par les vitres à demi-baissées
rappelle aux voyageurs la triviale explication de leur présence sur la ligne 14 .
D'autres hosannas - laïcs - chantés à tue-tête et scandés de battements de pieds
et par le tambourinage de l'averse sur la tôle de l'autocar , attestent qu'à l'usine
de Cobàn Zulma se fait au distributeur automatique un café court sucré .

mercredi 23 juillet 2014

ABDUL

Abdul , Prince des déambulations .

Ses aires de déplacements ne sont pas celles que nous - confortables urbains - dédions
à la promenade et elles n'ont en commun que l'absence d'intentions précises . Nos ba-
lades sont ici et c'est ici qu'elles nous ramènent , at home , dans nos pantoufles ; les dé-
ambulations d'Abdul ont un goût d'ailleurs et d'irrémédiable départ . Il chemine sans re-
tour dans des lieux qu'on n'a pas conçus pour la marche à pied : ballasts , fossés , bandes
d'arrêt d'urgence , où la nature , à force de graminées nourries d'immondices , a repris
son droit de sauvagerie .

Car l'automobiliste périphérique et le voyageur de chemin de fer , conditionnés par leur
propre vitesse et la pression de leur hiérarchie , visent la position lointaine qu'ils occupe-
ront dans moins d'une seconde et ils ignorent qu'au bord de leur trajectoire balistique ,
Abdul et le sac en plastique où tient son viatique - blouson en nylon ramassé dans l'om-
bre sonore d'un pont et sandwich au saucisson d'Arles entamé qu'un représentant multi-
cartes , obsédé par le temps , aura abandonné sur la terrasse d'un restoroute - se meut
dans le reliquat d'une jungle , celle de Tucamàn , où Aguirre au temps de la Conquête
taillait devant lui dans un fouillis de lianes vers l'introuvable Païtiti .

mardi 22 juillet 2014

KRANT 10 . LA DARSE No 5

A 65 ans , je pris ma retraite de la marine marchande . J'avais assez voyagé .
Je me retirai à Koenigsberg où je convertis le pécule amassé dans la fournaise
des salles de machines en une jolie maison sur les bords de la Pregolia . Le
capitaine , mon aîné de 4 ans , avait cessé de courir les mers avant moi . Je le
trouvais certains soirs assis sur un banc de fer au bout de la darse No 5 , sa
lourde paupière tournée vers la Baltuskaja Kosa où la lagune étincelle aux
reflets prodigieux du couchant . Mais je devinais que ces secondes culminantes
de la beauté du monde étaient pour Krant comme la fumée de sa pipe : le rideau
de scène devant quoi la raison jouait une pièce à multiples entrées . L'autre jour ,
un vol d'oies sauvages passa en cacardant sur le clocher de Baltiisk avant de
frôler les dunes du cordon littoral ; je suivais leur trajectoire et il semblait
qu'elles allaient s'écraser sur le soleil finissant avant que Krant pose une question
crépusculaire :
- Krant : "Dites-moi , Chef … la création vous paraît-elle cohérente ?"
- Moi : "…………….."
- Krant : "Je pose la question autrement : est-ce que l'idée de Dieu tient le cap ?"
- Moi : "…………….."
- Krant : "Vous ne dites rien ? … vous avez raison … et je pèse mes mots …"
- Moi : "…………….."
Que le capitaine pesât ses mots , de cela je ne doutais pas , mais je ne savais pas
de quel poids ils pesaient ...

PARADIS 11 . GRIPPE Z

- Adam : "Quel âge que j'ai ?"
- Dieu : "Euh … selon les paléontologues les plus sérieux , environ 7 millions
d'années avant Jésus-Christ …"
- Adam : "Jésus-Christ ? … qui c'est ?"
- Dieu : "C'est mon fils …"
- Adam : "C'est mon frère alors ?"
- Dieu . Çà l'embête qu'Adam lui pose des questions parce qu'à ce moment il
met au point un nouveau modèle de mouche . " … Oui Adam … si tu estimes
que tu es le fils de Dieu , oui … CQFD : Jésus-Christ , c'est ton frère …"
- Adam : "T'as de ses nouvelles ?"
- Dieu . A l'aide d'une seringue , il introduit dans le dard de la mouche le virus
de la grippe Z . "il est mort …"
- Adam : " … Ah …" . Il est désolé … il aurait aimé connaître son frère …
"Il est mort comment ?"
- Dieu : "Sur la croix … c'est les hommes …" . Il regarde Adam . "Les hommes
sont méchants et ils l'ont tué …"
- Adam : "………?…………."
- Dieu : "Mais je les ai eus … il est ressuscité …"
- Adam : "………?…………."
- Dieu . Il met la mouche chargée de virus dans une boîte en plastique percée de
trous et la pose sur l'étagère , au-dessus de l'établi .
- Adam . Il change de conversation . Celle sur Jésus-Christ le barbe et il n'y com-
prend rien . "Qu'est-ce que tu fais ?"
- Dieu : "Je mets au point une mouche qui , d'après mes calculs , devrait mettre
un terme à cette engeance .

lundi 21 juillet 2014

COTE 137 . 9 . ÉVANGILE SELON MARTIAL

Le poilu est un être délicat . Bien que les conditions de sa vie soient dures , pour ne
pas dire épouvantables , le poilu est affecté de pruderie et tant qu'il le peut , il se retient
de chier . Car les feuillées , creusées au début de la guerre dans les règles de l'art sani-
taire , ont été tant de fois prises et reprises à la baïonnette et tant de fois éventrées par
des obus de tout calibre que le poilu pose son colombin sur les guêtres de ses camarades ,
honteux et indigne .

Ce dimanche , l'aumônier disait une messe dans la tranchée où notre compagnie était
alignée . Martial demanda au prêtre qu'il le laissât dire l'Évangile et - consentement
donné - il repoussa les Saintes Écritures qu'il lui présentait à la date du jour .

- Martial : "Inutile , l'Abbé … c'est un épisode que je connais par-coeur"
- Martial , sur fond de canonnade lointaine : "Évangile selon Saint Luc" … Une batterie
d'artillerie lourde , à 10kms à l'est , se mit en action . Martial haussa le ton : "Jésus était
près de Jérusalem . Il revenait de Béthanie avec ses disciples . Or une foule nombreuse
vint à sa rencontre pour écouter sa Parole . Jésus dit : des jours viendront où il ne restera
pas pierre sur pierre . On se dressera nation contre nation , royaume contre royaume et
tout sera détruit" . Des mitrailleuses se mirent à tirer plus près . Martial reprit : "A midi ,
le peuple eut faim et Jésus multiplia les pains et les poissons pour le rassasier mais vers
14h30 , tous eurent envie de chier et comme il n'y avait plus de feuillées , ils chièrent
les uns sur les autres , honteux et indignes . Jésus eut pitié d'eux et il dit : quand ce qui
a été écrit devra s'accomplir , vous vous redresserez et lèverez la tête car votre déli-
vrance sera proche"

Ainsi parla Martial et l'aumônier le remercia car sa parole portait l'espoir . L'Évangile
des feuillées entra dans le canon de notre tranchée et chacun , quand il déchargeait son
ventre dans un recoin de boyau , cherchait dans le ciel un signe .

CHILECITO

Chilecito est une ville réelle . On s'y ennuie . Elle existe comme point sur
une carte , perdue dans la Province de la Rioja à 1080m d'altitude et concen-
tre ses immeubles et ses rues entre son vignoble et ses noyers . Qu'on serait
heureux de la transporter dans un autre paysage ; par exemple sur le trajet de
la route nationale 22 dans la haute vallée du Rio Negro ou à 375kms de
Buenos Aires dans la Province de Santé Fé ou encore - dans la même Pro-
vince - au bord de l'Arroyo Del Rei , un bras du Rio Parana . Elle prendrait
la place de Reconquista . On pourrait assister le dimanche aux offices somp-
tueux de la Cathédrale de l'Immaculée Conception et , le jour de la fête na-
tionale , au meeting de la base aérienne .

Or , rien n'y fait . Les villes n'existent que réellement et elles sont inaptes aux
transports . Des faubourgs de Chilecito , on est condamné in aeternam à subir
la beauté de la Sierra de Famatina et de ses neiges éternelles .

TROIS MOUCHES 14 . NOCES

T et Y se mariaient . Nous étions invités à la noce . Trois mouches
vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de
paille . Berthe avait mis sa robe rouge . On lança des grains de riz
sur les jeunes époux , on chanta . Mais , dans le fond de l'air , le
destin grommelait .

Nous fûmes invités à la noce : T et Y se mariaient . Chants et mer-
veilleux chapeaux de paille , jets de grains de riz . Mais au fond de
l'air trois mouches grommelaient . Énigmatique , Berthe dit :
"C'est le destin" .

Le destin grommelait . Nous fûmes à la noce . Trois mouches se
mariaient . On chanta , on dansa , on lança dans le fond de l'air des
chapeaux de paille , on bourdonna autour des époux . Le rouge à
lèvres vermeil de Berthe n'était pas merveilleux .

dimanche 20 juillet 2014

HASARD

Tout est affaire de hasard .

Que le Rio Lujàn débordât à ce point ce 16 juin 1630 , rien ne le laissait prévoir .

Qu'un convoi stationnât imprudemment sur sa berge le soir de ce jour-là est une
coïncidence et qu'il transportât des statuettes religieuses en est une autre .

Le convoi s'embourba et ne put repartir . Les habitants mâles de la ville s'arc-boutèrent
sur les rayons des chariots , en vain .

Parmi les statuettes il y en avait une , en terre cuite , de la Vierge Marie .

Elle parla . Elle désirait rester dans ce carré de fange .

D'où l'immense cathédrale au toit de cuivre , les marches en marbre blanc au milieu de
la jungle et le million de pèlerins , chaque année , pour baiser à Lujàn les pieds de
l'Immaculée .

samedi 19 juillet 2014

DESMOND 4 . EDITION 1842

- Desmond !"
C'est le Président . Je viens de passer devant la porte de son bureau avec des dossiers
top secret à détruire après lecture … Il est 6h30 du matin … "Desmond … posez
tout çà là et venez donc me voir"
- Moi : "Bien Monsieur le Président" . Je pose mes dossiers strictement confidentiels
classifiés "Très secrets" sur la moquette du couloir , contre le mur ovale et j'entre dans
le bureau du Président .
- Le Président : "Scotch ?"
- Moi : "Mister President … it's only half past six !"
- Le Président : "Je vous trouve grognon , Desmond … coca ?"
Telephone rouge . Le Président : "Hi ! … ya … Ah , Leonid ! … come va ?" .
Il met sa main sur le combiné : "Veuillez m'excuser , Desmond … c'est Leonid
Iliitch , ce porc ! … Allo , Leonid ! … yes …yes … ah , ah , ah ! …" . Le Président
pose sa main sur le combiné . "Il me raconte une cochonnerie ce salaud …… Ya
Leonid … it's quite good , ah , ah , ah … see you later … ya … bye ! …" . Il rac-
croche : "Obsédé !"
- Le Président : "Coca , Desmond ?"
- Moi : "Oui , Monsieur le Président … merci"
- Le Président : "Avez-vous trouvé quelque chose ?"
- Moi : "Non , hélas , Monsieur le Président … toute l'équipe est sur le coup"
- Le Président : "Well , Desmond … je n'en doute pas … trouvez-le moi !"
Nous trinquons . Lui double scotch . Moi coca . "Cheers !"
- Le President : "Quel plaisir vous me feriez , Desmond !"
- Moi : "Monsieur le Président , je le trouverai !"
- Le Président , en français dans le texte : "Je le trouverai … future or conditional ?"
- Moi : "Future , Mister President … I'll find it !"
- Le Président . Il pose son verre vide : "Good luck , Desmond " . Tape sur l'épaule .
Je sors .

- Moi . A Mélanie sur le portable sécurisé : "Mélanie … c'est Desmond … Edition 1842 …
"La science des conjugaisons mise à la portée de tout le monde" … Mélanie , trouvez-
moi ce putain de Bescherelle !" .

jeudi 17 juillet 2014

KRANT 9 . LA TABLE À CARTES

La nuit , parfois , sous les paisibles latitudes , je me glissais derrière
la table à cartes . Il n'était nullement interdit d'examiner l'atlas mais
l'insolite inactivité du pont et le ronflement lointain des machines ,
comme l'écho d'une épouse abandonnée , conféraient à cette manie
un air illicite et clandestin . Je devinais à travers la vitre de la timo-
nerie l'ombre immobile de l'homme de barre à qui nous avions livré
nos vies et notre cargaison comme si , le temps d'un quart , nous
faisions l'impasse sur nos corps et nos biens .

Les cartes , çà n'était pas mon métier ; je ne choisissais pas les routes ,
ces jugements étaient la compétence du capitaine .

C'est étrange comme , au pli extrême d'une nuit d'été , on n'a pas besoin
d'éclairage dans une chambre à cartes . Le cosmos , la lune et l'écume
y pourvoient . Je regardais l'atlas et me gardais de tourner une page car ,
là où il était ouvert , là nous étions , quelque part dans les fibres du
papier entre ces ilôts , à l'entrecroisement des lignes de compas , au
large de côtes où j'imaginais des paillotes pleines d'enfants endormis
et de cochons domestiques et nous étions là , traversant l'humanité ,
les cales pleines de sable …

- Krant : "Ventrebleu , Chef ! … que faites-vous ici à cette heure ?"

PARADIS 10 . CONSONNES

Dieu est dans Son bureau . Il a posé devant Lui la thèse du Professeur Baratine
entrelardée de signets , preuve qu'Il a lu l'oeuvre à fond . Retournée sur les branches
ouvertes , une paire de lunettes pour vue de près car Dieu , pour apparaître , s'est
glissé dans l'enveloppe corporelle d'un homme de 43 ans , âge critique s'il en est
en matière de cristallin . Ne perdons pas de vue que ce détours par une forme
humaine est un procédé littéraire car Dieu ne peut avoir 43 ans puisqu'Il est le Temps
et qu'Il investit si parfaitement le Néant qu'Il est tout l'Être ( ? )
Dieu compose un numéro de téléphone … sonnerie …
- Allo ?
- Si ?
- Pronto … Professeur Baratine ?
- Si
- Ici , Dieu le Père … Je viens de terminer votre thèse , Professeur … dites-Moi ,
3000 pages ! … Je dois dire que Je n'ai pas tout compris … aussi Me permets-Je
d'abuser de votre temps
- Si
- Vous Me mettez en cause , semble-t-il ?
- Si
- Cependant , vous ne pouvez nier que l'inventeur des sons , c'est Moi . L'air , les
ondes , les vibrations , les fréquences , c'est Moi …
- Si
- Les poumons , le larynx , les cordes vocales … ne sont-ce là des merveilles créatrices ?
- Si
- Les consonnes , Professeur Baratine ! … ces allophones que nous nommons consonnes ,
c'est bien Moi ?
- Si
- Les voyelles ! … c'est vrai , J'ai buté sur les voyelles …
- Si
- Il est vrai que Je n'étais pas tout à fait innocent … peut-être devrais-Je consulter votre
Docteur Freud …
- Si
- Vous comprenez … sans voyelles , pas de syllabes … et sans syllabes , pas de paroles …
déjà , les consonnes , c'était un pas de trop … Je n'aurais pas dû … J'aurais dû M'arrêter
au miaou des chats et au cui-cui des oiseaux … vous n'imaginez pas les emmerdements
avec la parole …
- Si
- C'était plus fort que Moi , Je Me suis lancé dans cette aventure absurde … et pourtant ,
la nasalité , l'antériorité , l'aperture et l'arrondissement des voyelles croyez-Moi , c'est
un sacré casse-tête !
- Si
- Professeur , Je vous remercie infiniment … cette conversation M'a remonté le moral …
ciao …
- Si













mardi 15 juillet 2014

KAMIKAZE 4

J'avais un joli tableau de chasse :
douze dragueurs de mines , deux destroyers
et - cerise sur le gâteau - le porte-hélicoptères "Oregon" .
J'avais aussi une baraka insensée : je me tirais de ces attaques
sans égratignures . Conséquence mondaine : je nouais des contacts
amicaux avec mes adversaires ; à l'amirauté américaine , on commençait
à me connaître . On ne m'en voulait pas trop pour la casse matérielle mais
certains me reprochaient les 3000 morts que je n'avais pas sur la conscience .
Cependant , les mêmes me repêchaient et , après m'avoir enveloppé dans une
couverture , ils m'offraient un café .

BUS 29 . 4

Ceux qui vont à Sacapulas jusqu'au terminus
fermeront les yeux car on ne regarde pas une
reine franchir une porte à commande pneuma-
tique sans risquer gravement sa santé ; puis ils
sentiront passer sur le flanc droit de l'autocar
l'incompréhensible brûlure de l'amour et le
chauffeur , archange des transports en commun ,
privilégié d'entre les privilégiés , tiendra le plus
longtemps qu'il pourra , dans le cadre fini du
rétroviseur , la silhouette rouge de Zulma aux
hanches formidables .

COTE 137 . 8 . CADEAU

1er janvier . 4e heure de l'année 1918 . Nous attaquons . Martial est avec moi ,
allongé sous les barbelés que les boches ont posés pendant la nuit de la Saint-Sylvestre .
Nous cisaillons . La mitrailleuse nous balance ses frelons à ras des casques .
- Martial : "Bonne année , mon vieux !"
- Moi : "……………………………"
- Martial . Il pose sa pince et fournaque dans la poche de sa capote :
"J'ai quelque chose pour toi"
- Moi : "………….?………." . Je cisaille … je cisaille … tac-tac-tac … bzz …bzz … les frelons …
- Martial . Il sort de sa poche un petit paquet emballé dans un papier chiotte et ficelé par
une jolie cocarde rouge . Il me le tend : "C'est pour toi …"
- Moi : "… Pour moi ?? … tac-tac-tac …bzz …"Qu'est-ce que c'est ? …"
- Martial : "Ben , regarde ! … c'est un cadeau …"
- Moi : "Martial !? … tu veux que je déballe ce machin !? … ici … maintenant ? …???…"
- Martial : "Ce machin !"
- Moi . J'essaie de dénouer la ficelle … Martial me file son couteau … je coupe … j'arrache …
tac-tac bzz … un petit objet tombe dans la boue … tac-tac-tac … nous baissons encore la
tête si c'est possible , le menton dans la terre … on s'étripe à gauche … cris … sifflet du capitaine …
- Moi : "Qu'est-ce que c'est ?" je ramasse l'objet : un poilu en barbelé torsadé … " Martial …
çà me touche beaucoup , tu sais … j'avais pensé t'offrir des fleurs … j'en n'ai pas trouvé" .
Quelqu'un s'abat près de nous . C'est le capitaine : "Qu'est-ce que vous foutez ?"
- Moi : "Martial m'a fait un cadeau , mon capitaine"
- Le capitaine : "………………………" . Il regarde le papier d'emballage , tac-tac-tac ,
la ficelle rouge , le poilu en barbelé que je lui mets sous le nez . "Qu'est-ce que c'est que ce
truc là !?"
- Martial : "Ben , çà se voit pas mon capitaine !? … c'est pas une coccinelle … un poilu en
barbelés …"
- Le capitaine : "…………………..?…………………"
- Moi : "C'est bien fait , non ?"
- Le capitaine : "Pas mal … vous êtes doué , Martial !"
- Martial : "Bon … je sers le thé ?"
- Le capitaine : "Martial ! … est-ce bien le moment ?"
- Martial : "Ben quoi , mon capitaine … c'est-y pas le 1er janvier ? … on peut pas attendre
le 2 pour embrocher les boches ?"
- Le capitaine , abasourdi puis revenant à une sorte de réalité : "Oui … vous avez raison Martial …
on se replie …"

Deux coups de sifflet .

vendredi 11 juillet 2014

KRANT 8 . 64e PARALLÈLE . deuxième partie

Les jours qui suivirent , ce que nous traversâmes n'est pas un océan .
Il semblait que les éléments eussent retrouvé leur vieille connivence
et se fussent juré d'envoyer le Kritik par le fond . La mer était en-dessous
mais aussi au-dessus du bateau , intriquée dans un blizzard de création
du monde , aux temps incohérents où le Verbe n'avait pas fait ses partages ,
et soudés l'une à l'autre par des rafales hurlantes et des bourrasques de
neige ; on vit ( j'étais , moi , aux machines et c'est ce qu'on me conta )
des morceaux de glace gros comme des bittes d'amarrage glisser sur le
pont par tribord , raboter la ferraille et rebondir sur le bordé métallique
de babord .

Quand nous sortîmes de ce chaos , le bruit entêtant des pistons Stirling
me parut un murmure , une harmonieuse mélodie … et je me mis à siffler
un air du pays .

Je rejoignis Krant sur le pont où les hommes cassaient les manchons de
glace à coups de masse .

- Krant : "Vous voyez Chef … c'était comme avant que l'Homme parle" .

KRANT 8 . 64e PARALLÈLE . Première partie

Il nous est arrivé de quitter notre mer intérieure pour en gagner d'autres ,
ouvertes et dures . Telles sont les exigences de la marine marchande .
Les plus belles morues ( et les plus coûteuses ) pendent dans les séchoirs
d'Heimaey et c'est à Vikna que les grands négociants ont établi leurs
comptoirs .

De ce fait , nous nous trouvâmes naviguer au nord du 64e parallèle et je
me souviens de ce jour où , à peine doublée la balise de Vikna , l'étrave
du Kritik percuta des vagues hautes comme des maisons de capitaine ,
grises et montrant leurs dents d'écume , au moment qu'un froid de clous du
Christ porté par les courants polaires embrochait nos cirés par la capuche
et l'ourlet du bas .

Krant fit obturer les écoutilles et ordonna aux hommes qu'aucun d'eux ne
s'aventurât sur le pont et offrît aux déferlantes sa peau et le peu de pensées
qu'elle retenait . Nos hommes en effet , et en particulier ceux que nous
recrutions pour ces voyages hauturiers , pensaient peu et c'est à la pauvreté
de leur imagination qu'ils devaient leur embauche . Krant se méfiait des
créatifs et il n'aurait souffert qu'un poète élucubrât sur ses passerelles .



                                                                    ( à suivre )

mercredi 9 juillet 2014

CLOCHETTE HUYSMANS

En 1932 , Clochette et moi étions fiancés . J'étais une valeur montante
de la nouvelle physique . Planck , Rutherford et Einstein avaient ouvert
devant nous des voies immenses . A mes collègues , comment pouvais-
je décrire mon amour pour Clochette ?

J'eus d'abord l'idée de transposer l'espace et le temps absolus de notre
couple dans le système traditionnel d'abscisses et d'ordonnées , mais
c'était une mauvaise idée . J'aurais été la risée du laboratoire si j'avais
présenté à mes pairs un graphique aussi démodé .

Je me devais , au nom de la science nouvelle , d'introduire dans l'exposé
de notre amour l'Energie , la Masse et la Vitesse de la lumière . Mais
comment figurer ces ébouriffants concepts ?

J'envisageai une jarretière spatio-temporelle de diam. spatial 1.50m où
Clochette et moi nous serions glissés et de longueur temporelle
10 puissance 27 points de distance-durée et , ma foi , cette interminable
bande molle dépeignait assez bien notre attraction réciproque et elle
prenait en compte les développements ultimes de la physique .

Malheureusement , je me donnais beaucoup de mal pour rien car , avec
Clochette , j'avais peu d'atomes crochus ( elle ne s'intéressait qu'au tricot )
et la gravitation courba à tel point notre Espace-Temps qu'il finit par se
rompre .