Souvent le soir , j'arpentais Baltuskaja Kosa , cette longue bande de sable
entre la lagune et la mer , à la recherche de bois échoués par les tempêtes
et qui finissent leur vie aventureuse dans nos âtres . A part quelques poseurs
de lignes de fond à marée basse et les chiens errants , le seul être vivant à
fréquenter l'endroit , c'était le Capitaine Krant . Je reconnaissais de loin sa
lourde silhouette , la vareuse bleu marine à boutons de cuivre , les épaulettes
frangées d'or , la casquette et le pantalon blancs et la démarche bringuebalante
et malaisée à cause du sable mou , cependant inflexible , le visage et la pipe
indéfectiblement tournés vers le large . A dix mètres - je savais qu'il m'avait
repéré depuis longtemps - Krant s'arrêtait , sortait la pipe de sa bouche et ,
comme si ma présence dans cette infinie platitude était aussi conforme à
l'évidence que jadis sur le pont étroit du Kritik , il me saluait d'un "Ah! … Chef ! …"
Il recalait le tuyau de la pipe entre ses dents et nous marchions côte à côte
en silence . J'attendais qu'il me posât la question qui viendrait comme la
conclusion ouverte de ses dernières ratiocinations .
Krant s'arrêtait ; la question était donc formulée . Car il soutenait que si la marche
stimule la pensée , en revanche parler nécessite qu'on suspende toute activité motrice .
Alors que nous venions de quitter Kolka et que , du pont , je vociférais des ordres
à mes mécaniciens en me tortillant comme un poisson à l'hameçon , Krant m'avait
instruit de ce que requiert la mise en mots de la pensée , quelle gymnastique
coordonnée de la langue , du palais , des lèvres et des dents elle suppose et combien
cet exercice virtuose impose qu'on cesse de remuer .
- Krant : "Chef … nos pensées ne sont-elles pas la preuve de notre finitude ?"
Mon silence lui tint lieu de réponse .
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