lundi 8 février 2016

KRANT 51 . MARIAGE À MOMA

    S'il est une chose qu'on n'entend pas sur un bateau , c'est la musique . Les sons qui
viennent aux oreilles , sauvages ou domestiqués , ne sont pas de l'ordre de l'harmonie
et ils s'imposent de telle façon que non seulement on ne les écoute pas mais on ne les
entend plus : le vent , la mer , le claquement des portes en fer , les jurons en bas-letton ,
les pistons Stirling .

    Sur le Kritik , la seule faille dans ce néant mélodique s'incarnait en un personnage ,
Vinc Lariutin , matelot et accordéoniste supportable ; mais Lariutin , en mer , avait peu
de temps à consacrer à son art , tout juste quelques miettes d'air balte dans les calmes du
Pot au Noir . C'était autre chose aux escales . Nous avions formé autour de Vinc un
choral assez bon et nous enflammâbles plus d'un mariage exotique . Ainsi à Moma ,
un mariage dans une colonie portugaise .

    Nous devions charger à Moma des noix de cajou pour l'Inde mais quand nous abor-
dâmes dans ce port minuscule le jour du Seigneur avec deux jours d'avance , notre
fournisseur portugais mariait sa fille . La fête avait lieu sur l'appontement où les appa-
reils de levage et les palans soutenaient une grande toile de tente . Une foule endiman-
chée et des tables à tréteaux , des marmites , des grills et des buvettes encombraient la
jetée . Il était donc impensable de procéder à la manutention des caisses de noix d'autant
que les dockers de la tribu makua-lomwe étaient les danseurs de la noce , qu'ils arbo-
raient des costumes délicats et portaient , plantées dans le dos , des ailes séraphiques .
Cet affublement interdisait à ces va-nu-pieds l'exercice de leur esclavage quotidien .

    Le temps que nous avions gagné sur la mer à force de subtils calculs , nous allions
le perdre à terre . Cependant le capitaine ne se départit pas de son calme (ses gonds
sont des plus sûrs) et après un conciliabule avec notre correspondant , présentation de
la mariée et de la belle-famille , Krant ordonna que fussent prélevés sur la cargaison
quelques madriers et fit ériger sur le ponton une estrade .

    Autour de Vinc , nous offrîmes ce soir-là une de nos plus belles prestations et nous
fîmes un triomphe avec Kâzu Balls , voix du mariage letton :
    "Seigneur , n'envoie pas de pluie aujourd'hui ,
     Nous n'avons pas besoin de pluie …"

    Devant nous et sous nos pieds , entre les planches disjointes de la jetée , était la
Mer de Mozambique .

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