- "C'est l'histoire d'une balle perdue" . La compagnie se presse autour du tabouret de
vacher où Martial est assis . Ce tabouret trouvé dans les décombres d'une étable sera
jusqu'à la fin de la guerre la chaire d'où notre camarade délivrera ses contes .
- Martial : "C'est une balle modèle 1886 de 8mm . Elle se morfond dans le magasin
d'un fusil Lebel avec cinq compagnes aussi jolies qu'elle … gentilles frimousses ogi-
vales et cuivrées !"
Le capitaine est à ses jumelles . Notre artillerie vient d'arrêter ses tirs . Les objectifs
ont-ils été atteints ?
- Martial : "Enfin ! … enfin ! … on - qui ? : un poilu - l'introduit dans le canon … elle
en sort à la vitesse stupéfiante de … de ? … à quelle vitesse , mon capitaine ?"
- Le capitaine . Il observe un mouvement dans le paysage dévasté , au-dessus de la
cote 137 : "700m/s , je pense … quelque chose comme ça …"
- Martial : "700m/s , les gars ! … rendez-vous compte ? … c'est qu'elle est pleine de vie
cette petite balle ! … on la tenait prisonnière dans un cachot minuscule , la voilà propul-
sée dans l'espace démesuré de Craonne …"
- La compagnie : "………………"
- Martial : "Ce qu'on lui demande à la mignonne , c'est de biser un jeune type d'en-face ,
juste sous la ligne du casque , entre les deux yeux"
- Le capitaine : "…………………"
- Martial : "Mais elle , saoûle d'air libre , n'a pas envie d'abréger deux carrières : la sienne
et celle d'un gamin d'Outre-Rhin … ce qu'elle veut , c'est voir du pays , pas s'embourber
dans la cervelle d'un fridolin !"
- Le capitaine . Il laisse pendre ses jumelles sur sa poitrine et lâche dans un soupir :
"Qu'est-ce que vous racontez , Martial ?"
- Martial : "Elle traverse la cote 137 en sifflant un air joyeux au ras des casques à pointe ,
frôle les oreilles des artilleurs , évite de peu un brave Major à moustaches qui montrait la
photo de ses filles à un Hauptman , et elle quitte le champ de bataille"
- La compagnie : "………….."
- Martial : "Elle a déserté ce chaos où on s'étripe dans la boue … elle survole maintenant
des blés mûrs , des étangs , des forêts , des pâtures , des villages intacts … il fait beau …
c'est le matin … elle siffle … elle a un peu perdu de sa vitesse … elle prend son temps"
- La compagnie : "………….."
- Martial : "Soudain , une frontière ! … elle rêve depuis qu'elle est toute petite de voyages
à l'étranger ! … oh , comme il est amusant le parler d'ici ! … elle siffle … des paysans vont
la fourche sur l'épaule , une cariole suit son chemin , une femme étend son linge … tous lui
font des signes d'amitié : Guten Tag ! …"
- Le capitaine : "Attention , Martial ! … pas de pacifisme naïf , hein !"
- Martial : "Elle siffle … elle s'est perdue mais elle s'en fout … Berlin ! … Unter den Linden ,
la plus belle avenue du monde ! … mais qui est cet homme empanaché , caracolant sur un
merveilleux cheval blanc ? … c'est l'Empereur ! … c'est Guillaume II ! … le Kronprinz est
derrière lui dans son costume des Hussards de la Mort … et , au pas cadencé , le Premier
Régiment de la Garde prussienne"
- La compagnie : "……………."
- Martial : "Elle hésite notre petite balle ! … embrasser l'Empereur ? … embrasser son fils
au milieu du front ? … or , aucune de ces têtes , ni celle de Guillaume , ni celle du Kronprinz
ne lui inspire le baiser … elle siffle mais elle est fatiguée … elle se fiche , la jolie , pour
l'éternité , dans la chair tendre d'un tilleul"
- La compagnie applaudit : "Bravo , Martial ! … bravo ! …"
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