samedi 22 juillet 2017

MOI , CHEF DES SERVICES SECRETS

    L'ordre vint du plus haut de l'État : mettre au clair (?) nos Services Secrets .

    Telle était la mission qu'on me confiait . Pourquoi m'avait-on choisi ? . Au firmament
des hauts-fonctionnaires , j'étais le plus opaque . Mes camarades de la promotion 1956
brillaient sur la photo de fin d'année d'éclats d'inégale intensité mais tous brillaient . J'étais
le point aveugle du cliché , comme si la lumière n'accrochait pas mon visage ou que le
fixateur n'y trouvait aucune prise . J'étais aveuglant d'invisibilité . J'absorbais les photons
et les grains du papier . Sous la tache floutée , je reconnaissais cependant la cravate , le
complet-veston , les chaussettes et les mocassins que maman m'avait achetés ; ils sem-
blaient ceux d'un théologien mis au ban de l'Église , déguisé en raseur de murs . Nul de
mes collègues n'aurait identifié ce spectre (dont pourtant cette photographie attestait
l'existence) comme un pote qui aurait partagé une année de leur vie .

    Je me rendais avec autant d'assiduité que de modestie aux mirifiques réunions d'anciens
que la Direction de l'École organisait dans un hôtel prestigieux de la capitale . Sous les
lustres où ne manquait pas une ampoule , chacun faisait miroiter sa carrière et le portant à
bijoux qu'il avait épousé . Si ma carrière ne rutilait d'aucun feu puisqu'elle croupissait dans
le dernier bureau à gauche du Ministère des Affaires Sociales , en revanche une explosive
femelle me tenait en laisse et participait au gommage définitif de ma personnalité . Nos
grands-bourgeois de parents avaient arrangé ce mariage sans amour , les miens parce que
j'étais incasable , ceux de Simone et ses multiples amants parce que j'étais le sésame qui
leur ouvrait les allées du pouvoir . Simone est une effroyable pipelette . Elle occupe tout
l'espace . Je vis dans son ombre sur une trajectoire si excentrée que nos relations supposent
mon existence par le calcul mais doutent que j'existe vraiment .

    C'est pourquoi , au bal qui clôturait les réunions d'anciens , je faisais tapisserie , d'autant
que ma taille d'avorton (1,70m !) m'interdisait les passes de rock-and-roll avec les top-mo-
dèles d'aujourd'hui ou les trois temps de la valse-tango . Je regardais , maussade , les plin-
thes et j'enviais la vie des blattes qui , par l'orifice où passait un tuyau de chauffage ,
espionnaient ces fastes républicains .

    Quel talent il avait fallu au Conseiller du Prince pour me dénicher !

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