Toroul-Boroul est cette ville au bout des voies ferrées .
Avant que la motrice de Jakutsk tamponne ses butoirs sur ceux du dernier quai ,
d'innombrables préposés , perdus dans ce territoire inculte , auront manoeuvré des
centaines d'aiguillages . Vous aurez laissé à l'est Dorgoncy et d'autres bourgades
connues des seuls lecteurs d'atlas , traversé par un viaduc construit sur ordre d'une
reine ou d'un soviet le cours tumultueux de l'Aldan puis , derrière une montagne ,
longé les eaux non moins bouillonnantes du Sartang jusqu'à Verchojansk où les
collines steppeuses auront englouti ce qui reste de soleil . Un employé , ultime
aiguilleur de la ligne , orientera vos rails d'un coup de levier sec vers Kazacje -
cinq minutes d'arrêt inutiles - enfin Toroul-Boroul , terminus …
On ne peut pas aller plus loin . Qu'allez-vous faire à Toroul-Boroul ?
Il fait nuit quand le train entre en gare car , ici , les jours sont si courts qu'il y a
peu de chance qu'un lambeau de clarté ait échappé au basculement de la terre . Vous
êtes le seul passager et votre valise le seul bagage à peser dans les filets . Seul aussi
sur le quai . Vous longez la motrice , électrisée encore , et qui vous a tiré depuis avant-
hier jusqu'ici … Derrière son guichet , un contrôleur est la seule âme qui vive à moins
que - si vous l'avez prévu et vous auriez bien fait de le prévoir car l'hôtel est à deux
bons kilomètres - un chauffeur de taxi ne somnole sur un banc du hall . Comme nul
chauffeur de taxi ne somnole et que le banc est vide , vous sortez de la gare par la
grande porte battante , vous traversez une route déserte , celle qui relie Mys Sv'atoj Nos
à Toroul-Boroul , et vous posez votre valise sur un parapet . Alors les yeux vous
piquent , les narines vous brûlent et quelque chose bat à vos pieds comme un énorme
coeur froid : l'Océan Glacial Arctique .
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