C'est maintenant sûr : le vieux Mats perd les pédales . La tempête a soufflé toute la
nuit . Des tuiles cassées , il y en a partout sur la route . Mats m'a appelé tôt ce matin .
Il m'a demandé , non , il m'a enjoint de venir chez lui séance tenante . Et je suis , à 8h ,
arrêté devant son portail ouvert où il m'attend dans une brume sépulcrale .
- "Hello Mats !" . Je le salue par la vitre baissée de ma voiture . Qu'est-ce que c'est que
cette tenue !? … cet accoutrement … le bonnet à pompon de ma belle-mère décédée il y
a un an est posé droit sur sa tête et lui donne un air de vieil enfant déguisé en lutin ; n'y
manque que les grelots . Une parka trop grande - Mats n'est plus le Mats costaud , il a
rapetissé - endossée sur un pull jacquard aux mailles filées , les pieds nus - par ce froid
humide ! - dans des pantoufles et , ce que je prends d'abord pour un pantalon de jogging -
non , merde - est une culotte de pyjama au bleu douteux .
- "Qu'est-ce que tu fais dans cette tenue !?" . Mais lui , sans répondre à mon salut et
ignorant ma question , me tourne le dos et tend le bras vers quelque chose qu'assis à
mon volant je ne vois pas . Je coupe le contact , sors de la voiture et claque la portière .
- "Vise un peu !" . Il a l'air offensé .
- "Zut ! … la tuile ! …"
Une branche énorme d'un saule centenaire , le premier de l'allée , a cédé sous les
coups du vent . Elle s'est abattue dans le jardinet du voisin , elle l'a enseveli sous un
fatras de feuilles , a écrabouillé une cabane à outils et endommagé des descentes d'eau .
- "Ce salaud d'assureur ! … il va m'entendre !" . Je le connais cet assureur . Un brave
type avec qui Mats s'entend plutôt bien et chez qui il a tous ses contrats . Je ricane :
- "Ce salaud d'assureur , Mats ? … qu'est-ce qu'il a fait ?" . Mats pivote sur l'axe de son
bonnet exhibant le côté face de son invraisemblable défroque . Il est furibard . Des mèches
de cheveux hérissent ses oreilles comme celles d'un imprécateur , je pense à Jonas en
colère . Ses yeux d'un bleu transparent ne renvoient rien ; ils se sont rapprochés et me
traversent . Ce qu'ils découvrent derrière moi est une certitude aveuglante : sa vie ,
aujourd'hui , est un cul de sac .
- "Tu sais bien … je paie ce salaud …" , dit-il d'une voix lasse et comme si la chute de la
branche était une affaire anodine . Classée .
- Moi , sans conviction car je devine que mes conseils ne serviront à rien : "Un bûcheron
… appelle un bûcheron …" . Il baisse la tête et cherche entre ses pantoufles , dans le gra-
vier blanc de l'allée , ce qu'un bûcheron viendrait faire ici : "Un bûcheron ?" . Il a raison
le vieux Mats . Est-ce qu'il a besoin d'un bûcheron , seul et vieux dans sa maison vide ? .
Mais il retrouve un peu de hargne : "C'est tout ce que t'as à me dire : un bûcheron …"
Je hausse les épaules : "Ouais … un bûcheron … un gars avec une tronçonneuse …" .
Mats me regarde comme si tout ce que j'avais à faire c'est de lui jeter une bouée :
"Et l'assureur ?"
- Moi : "Laisse tomber , Mats … je vais prendre des photos .. il sera toujours temps pour
l'assureur … appelle Carlson , c'est un copain … tu veux que je m'en occupe ?" . Il ne
répond pas . Je retourne à la voiture . Il me suit . Je m'assois derrière le volant . De la
boîte à gants , je tire un appareil photo et mon portable . Les doigts maigres de Mats
agrippent la portière par la vitre baissée .
- "J'appelle ?" . Lui , indifférent et toujours cramponné à la portière a tourné la tête vers
le bout de la rue obstrué par la brume . "Bah ! … non … je vais me débrouiller" . Il lâche
la voiture , contourne le capot et remonte lentement par l'allée . Il s'éloigne , jambes
arquées , un peu penché sur la droite , avec son drôle de bonnet . Je mets le contact .
Ouais , le vieux Mats perd les pédales . Ou peut-être qu'en ce matin sinistre il a vu clair .
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