lundi 26 août 2019

KRANT 176 . ENTRE L'IMMENSE ET LE PETIT : LE PETIT ET L'IMMENSE

    Nuit de rêve dans l'hémisphère sud .

    Krant est sur la passerelle . Je suis sur le pont , en-dessous de lui mais , comme lui ,
je regarde le ciel .

- Moi : "Ces étoiles , capitaine , sont-elles aussi éloignées que le soleil ?"
- Krant : "Chef , le soleil est notre voisin . L'étoile la plus proche , Proxima du Centaure ,
est à des milliards de milliards de miles . La voyez-vous là-bas ?" . Le rougeoiement de
la pipe donne la direction … "entre le Corbeau et l'Oiseau de Paradis …"
- Moi : "Est-ce possible , capitaine , de telles distances ?"
- Krant : "Notre monde est ridicule"
- Moi : "Mais cette mer qui n'en finit pas , capitaine ?"
- Krant : "Une goutte d'eau …"
- Moi : "Et mon lopin de terre ?"

    Suit un silence grand comme l'espace et long comme une minute .

- Puis Krant : "Votre lopin de terre , chef ? … immense … si immense ! … il prend
toute la place de votre tête …"

mardi 20 août 2019

DESMOND 109 . POST CARD

    Situation Room (Salle de Crise) . Sont présents : le Président , John Bowden Connally
le Secrétaire au Trésor , Murray Cook le patron des vigiles , et moi .

- Le Président ouvre la séance en s'adressant à moi : "Desmond , nous allons vous confier
une mission délicate … ultra-confidentielle … si confidentielle que cette conversation n'est
pas enregistrée"
- Moi : "……?……."
- Le Président : "Maryline m'a envoyé une carte postale : "Je suis au bar de l'hôtel . Gros
baisers"
- Moi : "Elle est en vacances ?"
- Le Président : "Oui … à Miami Beach" . Il me tend une carte où figurent des buildings
de trente étages au bord d'une plage surpeuplée . "La moindre des choses est que je lui
réponde , non ?"
- Moi : "Oui , Monsieur le Président … je suis sûr que ça lui fera plaisir"
- Le Président : "Bon … Desmond … ça comporte pas mal de risques … opération top-secret
… je ne vous fais pas un dessin : ces fouille-merde du Post !"
- Moi : "……?……."
- Le Président : "Vous allez vous rendre incognito … Murray vous a préparé des lunettes
noires et une perruque … il va vous exfiltrer de la Maison Blanche par la 17th Street …
vous allez vous rendre chez Kramerbooks , une librairie dans Connecticut Avenue …
Dupont Circle … au 1517 … Fishel , c'est le libraire , un joe … il est prévenu . Il vous
attend … Fishel , c'est "poisson" en yiddish . Il aura une carte postale dans une enveloppe
scellée … be careful , Desmond ! … assurez-vous qu'on ne vous suit pas"
- Moi : "…….?……."
- Le Président : "Mot de passe : Enilyram … notez …"
- Moi . Je prends mon calepin et mon stylo .
- Le Président épelle : "E-N-I-L-Y-R-A-M" . Je note le code .
- Le Président : "Non … c'est idiot …" . Il tend le bras à travers la table de conférence :
"Donnez-moi ça , Desmond … pas d'écrit !"
- Moi . Je déchire la feuille de mon calepin . Il me l'arrache des mains , en fait une boule
qu'il jette dans une corbeille à papier puis , se ravisant , il reprend le papier dans la
corbeille et y met le feu avec son briquet .
- Le Président , tandis que le papier flambe au bout de ses doigts : "Méfiance … le Post …
les femmes de ménage infiltrées …" . Il écrase fiévreusement les restes carbonisés dans un
cendrier . "Enilyram , Desmond ! … retenez … et ne lâchez rien sous la torture ! …
Enilyram , c'est pas compliqué : c'est Maryline à l'envers , ok ?"
- Moi : "…….?……."
- Le Président : "J'ai demandé à John , en sa qualité de Secrétaire au Trésor , de vous
préparer une note de frais"
- Moi : "Une note de frais !?"
- Le Président , un peu énervé : "Oui , Desmond , une note de frais ! … arrêtez de m'inter-
rompre , nom de Dieu !"
- Moi : "Euh , Monsieur le Président … j'aurais pu avancer les fonds … une belle carte
postale , ça doit faire dans les 25 cents"
- Le Président : "Ne vous mêlez pas de ça … laissez faire la Sécurité ! … nous nageons
au milieu des requins , Desmond !"
- Moi : "……………."
- Le Président : "Pour le texte … ça , ça vous concerne … j'ai pensé à : "Gros baisers de
la Maison Blanche" … ça vous paraît suffisamment explicite ? … bien entendu , je ne
vais pas signer : "Le Président des États-Unis !"

lundi 19 août 2019

TROIS MOUCHES 163 . LA PLAGE . AUTRES RIVAGES

    Sur la partie la plus brune et la plus humide de la plage , la partie qui , à marée basse ,
offrait le meilleur limon pour construire des châteaux , je me trouvai , un jour , en train
de  creuser , côte à côte avec une petite fille française nommée Berthe . Trois mouches
vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de paille …

    Berthe et moi trouvons merveilleuses les plages de la côte aux noms français ; celle-ci
en partie creusée de châteaux limoneux et humides construits à marée basse par des
petites filles qui , sous leurs chapeaux de paille , se mouchent et s'offrent au train bour-
donnant du jour .

    Un jour , sur la côte française , je trouvai Berthe en train de construire un château .
Elle creusait le limon avec une petite fille brune et bourdonnante nommée "Mouche" .
La marée était basse . A nos trois chapeaux de paille , elle offrait la partie la plus humide
de la plage .

samedi 17 août 2019

KRANT 175 . CACOPHONIE DES TROPIQUES

    Remonter un fleuve m'enchante …

    Nous avions mouillé l'ancre dans le lit profond de celui-ci , au creux d'un méandre ,
une sorte de bras mort à l'écart du flux . Une jungle épaisse nous cernait et il flottait sur
ce marigot une odeur d'humus . Je retrouvais la terre , une terre de l'autre hémisphère
mais c'était une terre . Les ramures d'arbres immenses battaient doucement l'air au-dessus
des passerelles . Je me rendis à la cuisine . Monsieur Lee avait jeté des graillons , des
épluchures et des miettes de pain sur le pont . Des oiseaux de tous plumages et de toutes
couleurs tournoyaient contre le franc-bord où chatoyait cette inhabituelle pitance . C'était
une bousculade si forcenée que Hume , vaincu par le bruit et la fureur , et aussi par le
nombre , s'enfuit en rasant la cloison de la coursive .

- "Hi-hi-hi" , fit Monsieur Lee en le voyant disparaître au coin de la dunette .

    Sitôt notre chat escamoté , le nuage multicolore s'abattit sur le pont , et de miettes ,
de graillons et d'épluchures il ne restait pas un souvenir quand cette furia regagna sa
volière au-dessus de nos têtes dans un claquement d'ailes . La frondaison surpeuplée se
mit à jouer mille partitions : ça sifflait , ça babillait , ça jasait et zizinulait . On tire-lirait
et on caquetait et on jouait du jabot dans une sauvage cacophonie .

    Monsieur Lee jeta un oignon haché dans la poêle à frire qui , d'un coup , grésilla .

- "Le chant de l'oignon" , dit-il . "Hi-hi-hi !" .

vendredi 16 août 2019

KRANT 174 . LES INNOCENTS

    Hume ronronnait sur les genoux du capitaine .

- Krant : "N'est-il pas heureux cet innocent ?
- Moi : "Innocent , Hume !? … capitaine , il y a dans cet animal de la fourberie !"
- Krant : "……….."
- Moi : "Pas plus tard que ce matin … un bout de lard dans la poêle à frire de Monsieur Lee !"
- Krant : "……….."
- Moi : "Un voleur , capitaine !"
- Krant , ne cessant de caresser son chat : "… double … conscient … fourbe … presque
humain …"
- Moi : "……?…."
- Krant : "Mais heureux … Hume regrette-t-il son larcin ?"
- Moi : "Pensez-vous , capitaine ! … ce chat est innocent !"
- Krant : "C'est bien ce que je disais"

jeudi 15 août 2019

DESMOND 108 . MOUSSE À RASER

    Nuit de réunions . Je suis éreinté . Il est cinq heures du matin . Le Président sort de
ses appartements , frais et dispos . Il n'a participé à aucune séance de travail . Je ne suis
pas rasé .

- "Desmond ! … vous avez une de ces mines ! … votre rasoir est en panne ?"
- Moi : "Quite sorry , Mister President ! … je sors de réunions et je …"
- Lui : "Des réunions la nuit !? … you're crazy ! … la nuit est faite pour dormir"
- Moi : "………"
- Lui : "Je vais vous filer mon blaireau et ma mousse à raser"
- Moi : "C'est que , Monsieur le Président , je me rase au rasoir électrique …
le coupe-choux , je risque de faire des …"
- Lui : "Voulez-vous que je demande à Pat de s'en occuper ?"
- Moi : "Pat !? … euh … Madame la Présidente ?"
- Lui : "Oui , c'est elle qui me fait la barbe tous les matins"
- Moi : "Non , non , je ne veux pas la …"
- Lui . Clin d'oeil : "Vous préférez que je demande à Maryline ? … elle fait ça très bien …
quand Pat est en tournée dans les hôpitaux ou qu'elle promeut je ne sais quelle oeuvre de
charité , c'est Maryline qui me rase"
- Moi : "Non , Monsieur le Président ! … surtout pas Maryline !"
- Lui : "Elle vous fait peur ?"
- Moi : "Non , non , pas du tout !"
- Lui : "Elle vous adore !"
- Moi : "Oui , je sais … enfin , je veux dire que …"
- Lui : "Maryline n'est-elle pas merveilleuse ?"
- Moi : "Oui , merveilleuse … absolument merveilleuse ! …"
- Lui : "N'est-elle pas sexuellement très désirable ?"
- Moi : "Euh … oui , c'est évident ! … sexuellement très … non … je voulais dire …"
- Lui : "I've seen through you , Desmond , you know ?" ("Je vous ai percé à jour") .

mercredi 14 août 2019

TROIS MOUCHES 162 . L'ORDRE DU JOUR

    Le 5 novembre , à peine une douzaine de jours avant que Lord Halifax vienne parler
de paix avec les allemands , Hitler avait confié aux chefs de ses armées comment il proje-
tait d'occuper par la force une partie de l'Europe . "Tu te rends compte !?" , dit Berthe en
sortant le nez de son livre et du chapeau de paille où bourdonnaient trois mouches ver-
meilles et merveilleuses .

    Le 5 novembre , des armées de mouches allemandes vermeilles et merveilleuses sorti-
rent du nez d'Hitler . Une douzaine vinrent occuper de force le chapeau de Lord Halifax .
"Nos chefs , te rends-tu compte" , dit Berthe "trois jours avant parlaient de paix et nous
avaient confié qu'elles projetaient de bourdonner sur une partie des pailles de l'Europe et
de ses livres !"

    Berthe dit : "Tu te rends compte ! : le 5 novembre , Hitler avait confié un livre à Lord
Halifax . On y parlait d'une paix sortie de son nez , de mouches bourdonnant sur les
pailles d'une partie de l'Europe , des merveilleuses occupations allemandes . Mais à peine
une douzaine de jours avant , il avait dans son chapeau la force de ses trois armées et les
projets de leurs chefs !"

mardi 13 août 2019

LA CÔTE AUX FIFRES

    Mon père ne pratiquait qu'un sport : le vélo . En amateur , car mon père n'était pas
un grand sportif . Parfois (pourquoi ?) , il m'emmenait avec lui . Ce jour-là - je devais
avoir 12 ans - le circuit qu'il avait choisi passait par la redoutable Côte aux Fifres ,
une ligne droite d'un bon kilomètre disjoignant à gauche un champ labouré , d'un bois
sombre , à droite , encombré de broussailles ; un pourcentage d'environ 4% . En bas
de la côte , mon père me décocha : "Essaie de me suivre !" , et il est parti , mains sur
les cocottes de freins , à toute vitesse . Je me suis d'abord accroché à sa roue mais peu
à peu , centimètre par centimètre , j'ai décroché . Je voyais ses reins chalouper , ses
hanches et ses épaules brimbaler et les muscles secs de ses mollets actionner le péda-
lier avec véhémence , dans un mouvement qui semblait celui - inaltérable - d'une
aiguille de chronomètre . Je devinais à ses coups de tête latéraux qu'il savait qu'il m'avait
lâché . Son rythme cependant baissa . Alors que je m'apprêtais , à bout de souffle ,
à couper mon effort , je le rattrapais insensiblement . M'attendait-il ? . Quand je l'eus
rejoint - mon boyau touchait presque le sien - je compris à sa respiration saccadée et au
dérèglement de son allure qu'il avait présumé de ses forces . J'avais dans la bouche le
goût du sang . Sans que j'y sois pour rien , le décalcomanie d'Abraham levant son
couteau sur son fils Isaac (je l'avais collé sur la couverture de mon cahier de religion à
côté du Buisson Ardent) se surimposa au goudron de la route . Il exigeait de moi un acte
surhumain . Je remontai le long de la roue arrière de mon père où cliquetait le dérailleur
à la recherche d'un pignon secourable . Mon père jetait par-dessus son épaule des coups
d'oeil incrédules : j'étais là et je le menaçais . Il tenta de se relancer mais les fibres de ses
muscles en avaient pris un coup . Moi , j'avais le mors aux dents . Je gagnais sur lui , le
pédalier , la fourche avant , sa forme profilée sur la forêt hostile , mon père s'époumonait ,
au bord de l'asphyxie . Il s'efforça encore de répliquer et se mit pitoyablement en danseuse .
Il disparut de mon angle visuel . Je l'entendis cracher . Je ne relâchai pas mon effort , je
fixais comme un damné le haut de la côte et plutôt mourir qu'il l'atteigne avant moi ! .
Quand j'arrivai là-haut , je posai les pieds par-terre , le cadre serré entre mes jambes
flageolantes . Mes genoux tremblaient . J'appuyais mes coudes sur le cintre de mon
guidon . Je bavais . Mes yeux voulaient sortir de leurs orbites . Mon coeur battait comme
un tam-tam  de brousse . Était-ce la forme de mon guidon ? : je cherchais dans le fossé
buissonneux  qui bordait la route , le bélier retenu par ses cornes et que j'allais offrir en
holocauste à la place de mon père . Mon père ! . Il arriva enfin et je n'osai le regarder
vraiment , mais assez pour voir son front luisant , son visage cramoisi , ses lèvres bour-
souflées . Debout sur ses pédales , zigzagant lentement en haut de la côte , il regarda ,
s'offrant ici , la ligne marcescente et lointaine des hêtres , car nous étions en automne .
Sans s'arrêter tout à fait , il fit demi-tour en me lançant : "On rentre !" . Je soulevai ma
potence pour mettre mon vélo dans l'autre sens . Déjà je voyais mon père prendre de la
vitesse dans la descente , en roue libre . Les pans de sa chemise flottaient autour de lui .

lundi 12 août 2019

PARADIS 112 . RHYTHM AND BLUES

    Dieu travaille . Il crée . Aujourd'hui , aux heures les plus chaudes du jour : le cèdre
("Le juste poussera comme un cèdre du Liban" Ps 91:13) . Il a un casque audio sur les
oreilles . Quelqu'un - Adam ou Ève ? - pose sa main sur son épaule . Dieu se retourne
(le lecteur n'a pas oublié que Dieu met le monde en oeuvre sur un tabouret pivotant .
On en trouve chez Ikea - le Kullaberg en pin noir par exemple pour 39€99 … 40€
quoi !) . Il ôte son casque . C'est Ève ! . "Ève ! … comment vas-tu , ma chérie !"
- Ève : "Ça va !" … . Elle saisit le casque : "Quès que c'est ?"
- Dieu : "Un casque audio … j'écoute de la musique , ça m'inspire"
- Ève : "C'est quoi la musique ?"
- Dieu : "C'est une invention de l'Homme … moi , j'ai créé le son et sa propagation sous
forme d'ondes … et j'ai créé l'ouïe , tu comprends ?"
- Ève ripotaille le casque : "Non , je comprends rien du tout"
- Dieu : "C'est pourquoi , ma chérie , tu entends le miaulement de ton chat , le bruissement
des feuilles quand il y a du vent , le chuintement de l'eau du ruisseau …"
- Ève : "C'est ça que t'écoutes avec ce machin ?"
- Dieu : "Non , Ève … ce que j'écoute avec ce machin comme tu dis , c'est la musique des
hommes"
- Ève : "Ils font de la musique ? … comme les feuilles des arbres ?"
- Dieu : "Certainement que ça leur a donné des idées … ils ont bricolé avec mes ondes et …"
- Ève : "Elle coupe Dieu et ses ondes : "Quès que t'écoutais , là ?"
- Dieu : "What'd I say"
- Ève ; "Ouotaïsé ?"
- Dieu applique l'un des écouteurs sur l'oreille d'Ève : "Écoute ! … c'est Ray Charles …
du rhythm and blues"
- Ève : "Rétcharls ? … du ritménblouse ?" . Elle écoute , puis elle remue doucement sur
un pied et sur l'autre , se déhanche , s'échauffe : "Super !" . Elle claque des doigts .
- Dieu : "Tu aimes ?"
- Ève : "Génial !" . Elle s'empare du casque et l'installe sur ses deux oreilles . Elle fredon-
ne en se dandinant : "Ouotaïsé , ouotaïsé , yé , yé , olraïte …" . Elle s'éloigne de Dieu à
pas chaloupés .
- Dieu : "Fais attention , Ève !"
- Ève : "Aïe ouana noraït noyé , ouotaïsé !"
- Dieu : "Ève !"
- Ève : "Comone , comone bébi !"
- Dieu : "Ève , attention !" . Mais Ève n'entend pas . Ève s'éloigne.
- Ève : "Ouot ? , ouot you sé ? , ouot ?"
- Dieu : "Ève !"
- Ève : "Oooo … oooo ! … whmmm … whm !"
- Dieu : "Attention , Ève !"
- Ève : "Ouane mortaïm ! yé !" . Le fil électrique se tend .
- Dieu : "Ève !"
- Ève . Le casque audio s'arrache de ses oreilles , griffant au passage ses adorables lobes :
"Aïeee !"
- Dieu : "Il y a un fil , Ève !" . Il montre la prise à côté de son établi … "On a besoin de
courant pour ce truc"
- Ève : "Tu pouvais pas le dire plus tôt ! . Elle se frotte les oreilles . "Ça fait mal !"
- Dieu se penche ("Ô Dieu , penche l'oreille vers moi , écoute ma parole !" Ps 17:6) et
ramasse le casque tombé sur le sol . "C'est la musique des hommes ! … on a besoin d'un fil !"

dimanche 11 août 2019

KRANT 173 . DESTIN

    On ramena à bord Toms ivre-mort . Sa lèvre supérieure était fendue et son oeil droit
poché . Krant le mit aux arrêts . Le lendemain , sur la passerelle , à l'aube :

- Krant : "Nous vivons deux vies …"
- Moi : "……..?…….."
- Krant : "Qu'en pensez-vous , chef ?"
- Moi : "Moi , capitaine , certes : je vis deux vies … une sur ces fichus océans … l'autre ,
si rare hélas , dans mon potager … avec ma petite mère …"
- Krant . Rictus : "Seriez-vous cette sorte d'amphibien ?"
- Moi : "……….."
- Krant : "… un paysan incarné dans un marin …"
- Moi : "……….."
- Krant : "L'incarnation est un mauvais tour … notre quartier-maître … si avide d'idéal …
de pureté … c'est cette épave que vous avez ramassée cette nuit …"

    Krant maintenant me regardait en souriant . Son sourire n'était pas bienveillant .
C'était un sourire triste et fataliste .

samedi 10 août 2019

KRANT 172 . SITUATION DU NÉANT

    La lune énorme semblait posée sur le désert . Les grandes dunes filaient derrière nous ,
leur ombre jaune parallèle à notre sillage . Nous étions dans le ventre de nos mères …

- Toms : "Ne sommes-nous pas bien , vieux ?"
- Moi : "Si , Toms …"
- Toms : "Je ne pense à rien …"
- Moi : "………….."
- Toms : "Et toi … à quoi penses-tu ? …"
- Moi : "… à rien …"
- Toms : "Crois-tu que nous existons ?"
- Moi : "……………"
- Toms : "Je pense que nous n'existons pas"
- Moi : "Tu le penses ?"
- Toms : "Aussi vrai que je m'appelle Toms et que je suis quartier-maître sur ce foutu
morceau de tôles par 18° de latitude sud et 10° de longitude est !"

vendredi 9 août 2019

DESMOND 107 . COMPATIBILITÉ

- "Qu'est-ce que vous êtes , Desmond ?"

    Convocation du Président dans la Map Room . J'entre . Il est assis à une table en acajou
(c'est fou ce qu'il y a d'acajou à la Maison Blanche !) . Il feuillette un magazine .

- Moi : "Qu'est-ce que je suis , Monsieur le Président ?"
- Lui : "Moi , je suis capricorne : honnête , fidèle à la parole donnée … le capricorne est
un  battant … et vous ?"
- Moi : "Euh … scorpion , Monsieur le Président"
- Lui : "Scorpion , signe d'eau … capricorne , signe de terre"
- Moi : "…….?…….."
- Lui : "Voyons" . Il compulse sa revue . "Ah ! … scorpion : émotif , sensitif , intuitif …
vous vous reconnaissez , Desmond ? : émotif-sensitif-intuitif … ça explique pourquoi j'ai
tant besoin de vous : je n'ai aucune de ces caractéristiques"
- Moi : "……………."
- Lui tourne et tourne les pages et , brusquement , il s'arrête de feuilleter et , tout en lissant
le bord de la page avec son pouce : "Intéressant : compatibilité amoureuse scorpion-
capricorne" . Il me jette un coup d'oeil par-dessus ses lunettes : "M'aimez-vous , Desmond ?"
- Moi : "Euh , Monsieur le Président … euh … je vous aime bien"
- Lui lit pour lui-même puis , gouailleur : "Écoutez ça , Desmond : au lit , le capricorne
n'aime pas avoir à faire des efforts … c'est au scorpion de prendre les choses en main …
ah , ah , ah !"
- Moi : "…………….."
- Lui : "Ça tombe bien !" . Il jette le revue sur le plateau de la table.
- Moi : "………?……."
- Lui croise les jambes , ôte ses lunettes dont il entrecroise nerveusement les branches :
"Demain , je dois bombarder des villages et des rizières au Cambodge … vous pouvez
vous en occuper ?"

jeudi 8 août 2019

TROIS MOUCHES 161 . LES PAPILLONS D'AUTRES RIVAGES

   Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de paille .
Sur le chèvrefeuille surplombant le dossier sculpté d'un banc , Berthe m'indiqua un visiteur
d'une espèce rare , une splendide créature jaune pâle avec des taches noires et des créne-
lures bleues , et un ocelle sur chaque queue noire bordée de jaune de chrome .

    La pâle créature à queue noire et splendides ocelles sculptée sur le dossier d'un banc aux
crénelures bleues émerveilla le visiteur au chapeau d'une espèce rare dont les pailles jaunes
étaient bordées de noir . Alors Berthe m'indiqua les taches vermeilles qui surplombaient le
chèvrefeuille et bourdonnaient de mouches .

    Une splendide créature , espèce rare ! , merveilleusement sculptée , surplombait notre
banc . J'indiquai à Berthe que chaque queue du chapeau vermeil de la visiteuse , bordée
de pailles jaune de chrome tachait d'ocelles bleu pâle le chèvrefeuille où bourdonnaient
trois mouches noires , et les crénelures de notre dossier .

mardi 6 août 2019

SUR LE PARAPET

    J'avais 14 ans . Nous étions assis , mon père et moi , sur le parapet d'une digue ;
celle de X . Je ne sais pas ce qui m'a pris . C'est sorti tout seul comme si je n'y étais
pour rien . J'ai demandé à mon père à brûle-pourpoint : "Pourquoi y a-t-il quelque
chose ?" . Nous ne nous regardions pas . Nous étions côte à côte , les yeux absorbés
dans ce lointain égal que composent un horizon idéal , une mer grise et une migration
vers l'est de nuages pressés . Mon père n'a pas répondu mais j'ai détecté dans les cin-
quante centimètres qui nous séparaient , sans la sentir réellement , une impalpable per-
turbation de l'air . Sous nos pieds qui ballaient dans le vide , la mer charriait ses galets
comme une bourrique , avec une inépuisable constance . La digue , derrière nous ,
était pratiquement déserte : les vacanciers avaient quitté X . Nous étions en septembre
et on pressentait que l'automne serait pluvieux . Sur le front de mer , à quelques
exceptions , on avait cadenassé la grille des perrons et fermé les volets . "Qu'est-ce que
tu veux dire ?" , dit subitement mon père . "Ben oui" , répétai-je "pourquoi il y a quel-
que chose ? … les choses , elles pourraient ne pas être là …" . Il me sembla que mes
paroles , absurdes , furent emportées dans le flux vaporeux des nuages . Mon père
retira ses lunettes , les tint entre son visage et la clarté déclinante du jour pour vérifier
qu'aucune poussière et qu'aucune trace de doigt n'en affectait la transparence avant de
les replacer sur son nez puis il soupira en haussant les épaules : "Qu'est-ce que tu
racontes !?" .

lundi 5 août 2019

PARADIS 111 . ZUT !

- Adam : "Mon Dieu , mon Dieu !" . Le Premier Homme est à genoux dans son champ .
Il examine son araire : le mancheron est brisé au niveau du sep . "Mon Dieu !' , serine-t-il .
- Aussitôt , Dieu paraît , car Dieu vient au secours de ses créatures : "Tu m'as appelé ,
Adam ?"
- Adam . Qui lui casse les pieds au beau milieu de ce déboire technique ? . Puis , identifiant
le Créateur : "Ah , c'est toi ! … non , je ne t'ai pas appelé"
- Dieu : "Adam , je ne suis pas fou ! … j'ai bien entendu : mon Dieu , mon Dieu !"
- Adam maugrée : "J'ai dit ça ?"
- Dieu : "Tu l'as dit !"
- Adam se détourne du (prétendu) concepteur de toutes choses et replonge dans ces finitudes mécaniques . Il grommelle : "C'est une façon de parler : mon Dieu ! … j'aurais pu dire : nom
d'un chien ! … nom d'une pipe ! … morbleu ! … par Toutatis ! … rogntujdu ! … ou merde !"
- Dieu : "Merde !? … connais pas …"
- Adam , s'efforçant de dégager le soc du sillon : "Oui : merde ! … ou foutre ! … ou damn it !
… ou scheisse ! … ou …"
- Dieu , débordé par ce flot : "……?…….."
- Adam : "… ou zut ! …"
- Dieu : "Zut !?"
- Adam , accroupi et serrant le soc entre ses mains glaiseuses , pivote des épaules vers Dieu
et , à son corps défendant (c'est pas le moment d'argumenter) avance une justification psy-
chologique : "Ça soulage"
- Dieu : "Je ne vois pas en quoi ces expressions - je suppose que ce sont des jurons , ils n'ont
pas cours au Paradis … comment ces jurons vont te secourir"
- Adam , haletant , extrait enfin le soc : "Merde ! … ou zut ! … c'est pour évacuer la colère"
- Dieu : "Toujours est-il que tu m'appelais !"
- Adam : "Détrompe-toi ! … je ne comptais pas sur toi : tu n'y connais rien en araire …
tu n'y connais rien en agriculture"
- Dieu : "…..!?….."
- Adam : "L'araire , c'est moi ! … c'est mon invention … tu n'as rien à voir là-dedans …
laisse-moi tranquille !"
- Dieu s'en va , en sifflotant .

dimanche 4 août 2019

COTE 137 . 131 . LA COMMUNALE

- Martial : "En deux ans de guerre , de combien avons-nous progressé , mon capitaine ?"
- Le capitaine regarde vers nos arrières : "Je pense que notre première tranchée se trou-
vait quelque part par là … à environ 50 mètres … pourquoi cette question ?"
- Martial : "Rien … c'est pour savoir"
- Le capitaine : "…………."
- Martial : "Berlin , mon capitaine , c'est loin ?"
- Le capitaine : A vue de nez : 900 kilomètres … pourquoi ?"
- Martial : "J'ai besoin de ces chiffres … ils sont les données de mon problème . Je profite
de cette accalmie pour réviser mes leçons d'arithmétique de la communale" . Martial tire
de sa capote un de ses calepins et , s'appuyant au parados , il se met à griffonner avec un
moignon de crayon . Comme une canonnade reprend sur le fantôme de Montrepont , nous
ne prêtons plus attention à lui . Dix minutes plus tard :
- Martial : "5.517 !"
- Moi : "Qu'est-ce que tu dis ?"
- Martial , brandissant triomphalement son calepin : "5.517 , mon capitaine !"
- Le capitaine : "5.517 ? … 5.517 quoi ?"
- Martial : "Si je n'ai pas fait d'erreur de calcul , en 5.517 nous serons à Berlin !"
- Le capitaine et moi : "……..?………"
- Martial nous tend son calepin : "Mes devoirs de vacances , mon capitaine"
- Le capitaine et moi regardons les gribouillis que Martial nous met sous le nez .
Des colonnes , des chiffres et des ratures .
- Martial , fièrement : "J'ai converti les mètres en kilomètres … mètres , décamètres ,
hectomètres et kilomètres … c'est bien ça ? … il n'y a pas d'erreur mon capitaine ? …
c'est comme l'expliquait Monsieur Leveugle"
- Le capitaine : "Monsieur Leveugle ?"
- Martial : "Mon instituteur à la communale … et ça" nous explique-t-il en tapant de la
mine du crayon sur un incompréhensible barbouillage , c'est une règle de 3"
- Le capitaine et moi : "………?………"
- Martial : "Très compliqué la règle de 3 … mais je crois que c'est bon … vérifiez , mon
capitaine" , et il lui tend son calepin et commente son raisonnement : "Si en 2 ans , nous
avons progressé de 50 m , en un an , je divise par 2 et pour 900 km , soit 900.000 m …
vous suivez , mon capitaine ? … et j'ajoute à 1917 … ça fait 5.517 ! … nous serons …
les descendants de nos descendants seront à Berlin en l'an 5.517 ! … rendez-vous compte ,
mon capitaine !?"
- Le capitaine : "Euh … oui … ça paraît bon" . Puis , rendant son calepin à Martial :
"Mais qui vous parle , Martial , d'aller à Berlin ?"

vendredi 2 août 2019

KRANT 171 . UNE HUMEUR DE LA NATURE

    Des orages , j'en ai subis des formidables …

    Belem . Delta de Para . Nous avions amarré le Kritik dans ce port . L'orage , secoué
de lueurs , est arrivé par la mer , tambourinant à des miles . Les dockers , poisseux de
sueur , le montraient du doigt comme quelque chose d'extraordinaire . Ils tournaient leur
visage vers nous et nous devinions ce qu'exprimait leur dialecte indien : que le ciel allait
nous tomber sur la tête . L'orage avançait vers Belem enroulé dans un immense manteau
noir , bas sur l'horizon d'abord puis prenant de la hauteur et révélant sa véritable taille
avant d'aborder le continent comme pour l'écraser de plus haut . La mer , devant lui ,
dans un dernier éclat de soleil , se mit à cracher l'écume et les frondaisons de la jungle à
rugir comme si une contagion de férocité avait gagné la nature .

- Le timonier jaillit de sa cabine et , regardant l'énorme masse furieuse s'abattre sur le
delta : "Crénom , cette enclume va nous écrabouiller !"

    Le Kritik se mit à tirer sur ses filins et à cogner ses bordages sur les poutres du quai
car la mer s'était engouffrée dans le fleuve . Le soleil cligna une dernière fois avant
l'apocalypse . Les cymbales du ciel sonnaient , les grosses caisses faisaient trembler nos
entrailles . Il semblait que notre navire voulait fuir , tendant à mort les amarres puis ,
revenant en force sur les pontons comme s'il allait les chevaucher . Le déluge avec tout
le ciel tomba sur le port . Des gouttes , longues et dures comme des lances de cristal
frappèrent le quai et le pont du Kritik . Elle rebondissaient si haut qu'il semblait qu'elles
remontaient dans le tolu-bohu du nuage . La foudre battait la jungle alentours . Des
branches arrachées volaient , les toiles goudronnées des entrepôts s'accrochaient à leurs
pieux et leurs lambeaux , comme des oiseaux sombres , passaient en travers de nos mâts
de charge . Une de nos aussières céda et il n'y avait plus personne à terre à qui en jeter .
Il n'y avait rien à faire que prier que le Diable s'éloigne avec ses tambours .

    C'est ce qu'il fit . C'était comme après le passage d'une fanfare . Le soleil revint ,
paisible , comme s'il se levait . Les dockers , sortis dont ne sait quel abri , reprirent leur
travail . Les pierres du quai étaient presque sèches .

- Moi : "C'était Lucifer !"
- Krant : "C'était un orage …"