Mon père ne pratiquait qu'un sport : le vélo . En amateur , car mon père n'était pas
un grand sportif . Parfois (pourquoi ?) , il m'emmenait avec lui . Ce jour-là - je devais
avoir 12 ans - le circuit qu'il avait choisi passait par la redoutable Côte aux Fifres ,
une ligne droite d'un bon kilomètre disjoignant à gauche un champ labouré , d'un bois
sombre , à droite , encombré de broussailles ; un pourcentage d'environ 4% . En bas
de la côte , mon père me décocha : "Essaie de me suivre !" , et il est parti , mains sur
les cocottes de freins , à toute vitesse . Je me suis d'abord accroché à sa roue mais peu
à peu , centimètre par centimètre , j'ai décroché . Je voyais ses reins chalouper , ses
hanches et ses épaules brimbaler et les muscles secs de ses mollets actionner le péda-
lier avec véhémence , dans un mouvement qui semblait celui - inaltérable - d'une
aiguille de chronomètre . Je devinais à ses coups de tête latéraux qu'il savait qu'il m'avait
lâché . Son rythme cependant baissa . Alors que je m'apprêtais , à bout de souffle ,
à couper mon effort , je le rattrapais insensiblement . M'attendait-il ? . Quand je l'eus
rejoint - mon boyau touchait presque le sien - je compris à sa respiration saccadée et au
dérèglement de son allure qu'il avait présumé de ses forces . J'avais dans la bouche le
goût du sang . Sans que j'y sois pour rien , le décalcomanie d'Abraham levant son
couteau sur son fils Isaac (je l'avais collé sur la couverture de mon cahier de religion à
côté du Buisson Ardent) se surimposa au goudron de la route . Il exigeait de moi un acte
surhumain . Je remontai le long de la roue arrière de mon père où cliquetait le dérailleur
à la recherche d'un pignon secourable . Mon père jetait par-dessus son épaule des coups
d'oeil incrédules : j'étais là et je le menaçais . Il tenta de se relancer mais les fibres de ses
muscles en avaient pris un coup . Moi , j'avais le mors aux dents . Je gagnais sur lui , le
pédalier , la fourche avant , sa forme profilée sur la forêt hostile , mon père s'époumonait ,
au bord de l'asphyxie . Il s'efforça encore de répliquer et se mit pitoyablement en danseuse .
Il disparut de mon angle visuel . Je l'entendis cracher . Je ne relâchai pas mon effort , je
fixais comme un damné le haut de la côte et plutôt mourir qu'il l'atteigne avant moi ! .
Quand j'arrivai là-haut , je posai les pieds par-terre , le cadre serré entre mes jambes
flageolantes . Mes genoux tremblaient . J'appuyais mes coudes sur le cintre de mon
guidon . Je bavais . Mes yeux voulaient sortir de leurs orbites . Mon coeur battait comme
un tam-tam de brousse . Était-ce la forme de mon guidon ? : je cherchais dans le fossé
buissonneux qui bordait la route , le bélier retenu par ses cornes et que j'allais offrir en
holocauste à la place de mon père . Mon père ! . Il arriva enfin et je n'osai le regarder
vraiment , mais assez pour voir son front luisant , son visage cramoisi , ses lèvres bour-
souflées . Debout sur ses pédales , zigzagant lentement en haut de la côte , il regarda ,
s'offrant ici , la ligne marcescente et lointaine des hêtres , car nous étions en automne .
Sans s'arrêter tout à fait , il fit demi-tour en me lançant : "On rentre !" . Je soulevai ma
potence pour mettre mon vélo dans l'autre sens . Déjà je voyais mon père prendre de la
vitesse dans la descente , en roue libre . Les pans de sa chemise flottaient autour de lui .
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