Mes grands-parents paternels habitaient à Dartmouth , près d'Halifax en
Nouvelle-Écosse . Le 5 décembre , nous avions dormi chez eux . Le lendemain
matin , vers 8h , mon père m'a emmené voir les bateaux sur le port . J'étais sur
ses épaules . Il faisait froid . Comme j'apprenais à lire , mon père m'a demandé
si j'étais capable de dire le nom des cargos qui se trouvaient accostés de l'autre
côté des Narrows : le "Graville" , le "Rochambeau" , le "Marie Galante" et d'autres
qui manoeuvraient : le "Stella Maris" , un remorqueur qui remontait le chenal en
tirant deux barges , encore un cargo : le "Clara" … il y en avait un qui quittait le port ,
un gros cargo avec quatre mâts , l'"Imo" . "Tu as vu le drapeau" , dit mon père ,
"c'est un norvégien" . Plus loin , sur la mer , il y en avait d'autres , qui relâchaient
hors du port . "Regarde , il y a un bateau français … un steamer … comment s'appelle-
t-il ?" . Il était loin mais il venait vers nous . J'ai eu du mal à lire son nom : le "Mont-
Blanc" , m'exclamai-je joyeusement . Mon père : "Tu sais ce que c'est le Mont Blanc ?" .
"Non" . "C'est une très haute montagne en France … la plus haute !" . Le "Mont-
Blanc" , lentement , faisait mouvement pour entrer dans le port . Nous nous sommes
assis sur un banc , Papa et moi . "Ils vont se croiser" , dis-je . "Oui" , opina mon père :
"l'un sort et l'autre rentre" . Pendant dix minutes , nous avons regardé les deux cargos .
Ils se rapprochaient , ils allaient se croiser . "Tiens" , dit Papa, c'est bizarre … pourquoi
le norvégien passe à bâbord ? … ils vont … ils vont vraiment passer très près l'un de
l'autre …" . C'est alors que l'"Imo" a stoppé ses machines et qu'il a actionné sa sirène .
"Il n'a pas l'air content" a dit Papa en se soulevant légèrement du banc . Le "Mont-
Blanc" est arrivé à la hauteur de l'"Imo" . Il y a eu un grand bruit et une gerbe d'étin-
celles . Papa a jailli du banc : "Dieu du ciel , ils se sont touchés !" . Je suis resté assis .
Des flammes se sont élevées . Les gens sur le rivage se sont arrêtés . Des marins
couraient sur le pont des deux navires . Une colonne de fumée noire montait du pont
du "Mont-Blanc" . L'"Imo" essayait de s'écarter . Les habitants de Dartmouth sortaient
de chez eux et s'attroupaient sur le rivage . Les marins du "Mont-Blanc" ont mis deux
canots à l'eau et ils se sont mis à ramer à toute vitesse vers la côte . Le "Mont-Blanc"
a dérivé pendant vingt minutes . On l'a vu s'éloigner sous son énorme panache vers
Richmond où il a percuté un quai . Je me suis enfin levé de mon banc . Quelqu'un a
dit : "Il a touché le quai n° 6" . J'ai rejoint mon père qui discutait avec d'autres hommes
et , au moment où j'allais prendre sa main , l'air est devenu transparent , il s'est enflammé ,
mes tympans ont éclaté …
Quand je suis revenu à moi , l'air brûlait . J'étais tout nu et couvert de suie . Dartmouth
et Richmond se consumaient . Le ciel rougeoyait . Papa était à côté de moi , coupé en
deux et j'avais dans le corps cent esquilles d'acier et de verre . A 9h , 4mn et 35s ,
le 6 décembre 1917 , le "Mont-Blanc" chargé de 2400 tonnes de TNT , fulmicoton et
acide picrique venait d'exploser . Il s'était vaporisé . L'une de ses ancres pesant plus
d'une tonne fut retrouvée à quatre kilomètres du port .
3000 morts . 9000 blessés . 160 hectares de ville détruits .
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