KRANT 133 . OOSTENDE II (suite)

    L'équipage avait filé par l'échelle de coupée et avait disparu dans la confusion
du quai où se mêlaient les citoyens d'Oostende , les marins des quatre coins du
continent , des femmes honnêtes et d'autres débraillées . Krant , Monsieur Lee et
moi , peu enclins aux exaltations , restions sur le pont , en spectateurs . Hume
désertait les bras de Monsieur Lee et fuyait dans un repli inaccessible de la salle
des machines où le plus avisé et le plus souple flamand n'irait le chercher . Le
tambourinement montait et on s'attendait à voir déboucher au bout du quai la
première fanfare , mais elle était loin encore , emplissant de ses cuivres les moin-
dres embrasures . Ridant l'eau du port , elle faisait vibrer le pont du Kritik et , à
travers lui , les semelles de nos bottes et , à travers elles , nos genoux et nos esto-
macs . Elle poussait devant elle le coeur ressuscité de la ville dont enfin on voyait
l'ombre immense à l'angle de la capitainerie . D'innombrables bras l'avaient soulevé
et maintenant le poussaient sur le quai principal . Il touchait les façades des hautes
maisons et de l'autre côté débordait sur les cales . A ces bras qui le forçaient à rouler
sur lui-même étaient attachés des têtes de diables , d'autres de mort , des hurons pein-
turlurés , des pénitents cagoulés et , encadrant les fanfares , des pestiférés agitaient des
clochettes aux oreilles d'enfants terrorisés . Les grosses caisses déchaînaient leur ton-
nerre , les trombones étincelaient , des choristes beuglaient des chants de messe , des
faces rubicondes bavaient leur bière et c'était miracle que le coeur d'Oostende ne bas-
culât dans le Grand Bassin . Des sarabandes de marins , bourgeois , folles et moines
encapuchonnés traversaient cette coulée et on peut supposer qu'elles la tenaient sur le
chemin . La Grande Parade s'éloignait vers l'avant-port , terminus de l'affaire en forme
de Grande Beuverie .

- "Hi , hi , hi" faisait Monsieur Lee .
- "Allons nous coucher" disait Krant .

KRANT 132 . OOSTENDE I

    Oostende . Nous avions amarré le Kritik au quai principal de cette ville
flamande . Tous les deux ans ou peu s'en faut , c'est aux bollards d'Oostende
que nous enroulions nos aussières avant de plonger vers le sud . Si - par chance
ou les hasards des ordres de mission - c'était le 6 décembre , nous assistions à la
Grande Parade . De raides façades , austères comme des paupières de femmes
pieuses , dominaient notre pont mais , le 6 décembre , les édiles ranimaient le
coeur éteint de la ville et l'exhibaient par les quartiers . Chaque 6 décembre , cette
ville frigide faisait craquer son corset . Au moment où le jour s'effondrait dans la
mer derrière les jetées , une nuit sibérienne poussait devant elle ses myriades de
constellations et la Guilde des Marchands , celle des Armateurs et peut-être
même celle des Chocolatiers ordonnaient qu'on allumât dans les rues assez de
torches pour les embraser et réchauffer le coeur congelé de la Cité . Le grincement
des grues , le brouhaha des transactions commerciales , le râclement des plumes
sur les livres de compte , le chuchotement des conciliabules et le ahanement des
dockers se tassaient dans le recoin d'une darse lugubre et lointaine pendant qu'à
l'autre bout de la ville les grosses caisses et les trombones à coulisse testaient leurs
cacophonies . Les escarbilles mettaient le feu à la voûte céleste , elles animaient les
vitres des façades comme excitées par un nerf unique .

                                                                                          (à suivre …)

LA DORONIC DU CAUCASE

    "N'y touchez pas !" . Il y avait dans une jardinière à côté de notre table
de hautes fleurs jaunes sans pédoncule , mystérieusement posées sur un rang
de bractées involucrées . Elles oscillaient dans le courant d'air d'un ventilateur .
"N'y touchez pas !" répétai-je . Je voyais à travers la vitre notre voiture garée
en épi : une Ford rouge que nous avions louée à l'agence Hertz de Bakou 64/18
rue Vzeir Hasjbekow . Elle trépignait , Madame Delplanque ; je le devinais à la
jointure de ses doigts qui , de rose pâle , avait viré à l'azur , un bleu situé au centre
des couleurs froides . "Vous n'y toucherez pas !" et cette injonction je la fis à
voix basse car nos voisins , un couple arménien , tendaient l'oreille . Autour de
notre voiture - je ne l'avais pas remarqué avant de consulter le menu - une foule
allait et venait : la ville semblait enfin vivre . "Doronicum Orientale" murmura
Madame Delplanque en se penchant en avant et nos fronts presque se touchèrent .

LE SUMAC

    Elle riait . Son rire ressemblait à une bulle . "Pourquoi riez-vous ?" .
Elle n'en savait rien . Elle riait pour rire , dit-elle entre deux hoquets et
la bulle maintenant avait atteint le plafond où elle roulait . Nous la sui-
vions des yeux : elle sortit par la baie grande ouverte et rebondit sur le
capot de la voiture que j'avais louée la veille chez Hertz . "Dieu du ciel !"
s'esclaffa Madame Delplanque pendant que , là-bas , dans la mi-ombre
d'un rond-point , un sumac balançait ses pourpres panicules . "Je sais
pourquoi vous riez !" … "Red Spirit , je vais faire un bouquet !" cracha
cette folle en contractant le diaphragme .

TROIS MOUCHES 125 . TORTILLA FLAT

    Berthe enveloppa la bouteille dans de grandes feuilles et la déguisa si bien
que tout passant serait mort de curiosité avant de déceler ce qui se cachait sous
cet emballage . Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre
nos chapeaux de paille .

    Berthe enveloppa trois mouches mortes dans une feuille et les cacha dans une
bouteille . Moi , sous mon chapeau de paille , je n'étais pas contre , mais un passant
curieux décela qu'elles bourdonnaient dans ce merveilleux emballage .

    Trois grandes feuilles mortes , vermeilles et merveilleuses , enveloppaient Berthe
quand un passant déguisé en mouche vint bourdonner contre elle . Elle emballa si
bien ce curieux qu'elle décela qu'il cachait une bouteille sous son chapeau de paille .

KRANT 131 . DE LA RELATIVITÉ DES CHOSES

    10 octobre , sur le pont du Kritik .

    Une nuit de tropiques , étendu sur mon pliant , entre une mer immense et un ciel
infiniment grand .

    Hume s'est roulé sur mon ventre . L'ourlet de ses oreilles borne ce monde petit
où je suis amarré . Pendant que l'Être se dilue et disparaît là-bas , sous mes paumes
et sous le pelage de notre chat un coeur battant diffuse sa chaleur . Ce coeur minus-
cule au centre du vide , croisant un méridien et une latitude , quelque part et nulle
part , inutile .

    Mais de quelle importance sont la Grande Ourse et les courants marins , les forêts
sans fin de la taïga , combien futiles nos cargaisons de riz et nos voyages au long
cours , quelle nullité qu'un officier mécanicien caressant son chat entre Alpha et Omega ?

    Quels mystères ?

- Le timonier par-dessus la rambarde du haut : "Chef , chargerons-nous du charbon
à Manahoro ?"

DESMOND 84 . LA MORT A DE L'AVENIR

- "Ah , Desmond !" . Le Président est assis à son bureau . Je viens d'entrer dans le
Bureau Ovale .
- Moi : "Bonjour , Monsieur le Président"
- Lui : "Hullo , Desmond ! … je viens de recevoir des savants … des biologistes …
they're raving mad !*"
- Moi : "………?………"
- Lui : "Savez-vous ce qu'ils me disent ?" . Il me regarde et ménage son effet .
"I couldn't believe my ears !*"
- Moi : "………?………"
- Lui : "Hold tight *, Desmond ! … selon ces gars , en 2020 , on aura vaincu la mort !"
- Moi : "………!?………"
- Lui , enchanté de l'effet produit : "It leaves you speechless *!"
- Moi : "It's a joke* , Mister President ?"
- Lui : "Imaginez , Desmond ! … immortels ! … nous serons immortels !"
- Moi : "…………………"
- Lui : "It's all bunkum *! … ces savants sont raving mad *!"
- Moi : "…………………"
- Lui . Il lève les yeux vers le sceau présidentiel gravé dans le médaillon en plâtre au
centre du plafond . Il tapote avec son stylo le plateau en acajou du Wilson Desk . Il
semble méditer . Dix secondes , puis : "Desmond … la mort vaincue ! … moi , im-
mortel Président des États-Unis !" . Ses yeux reviennent sur moi et , tendant le bras
vers l'une des trois grandes fenêtres ouvrant sur la Pelouse Sud : "A moins qu'un
Lee Harvey Oswald me flingue à travers cette fenêtre ! …"
- Moi : "…………………"
- Lui : "Faudra penser à les blinder ces fenêtres ! … ça m'embêterait de mourir
avant 2020"

Traduction pour les lecteurs français , inaptes aux langues étrangères :
* "Ils sont fous à lier !"
* "Je ne pouvais en croire mes oreilles !"
* "Tenez-vous bien !"
* "Ça vous laisse sans voix"
* Là , non , je ne traduis pas ! .
* "Tout ça , c'est de la blague !"

LE LAURIER-CERISE

    Je n'ai pas toujours voyagé avec Madame Delplanque .
A une époque - c'était avant - elle n'existait pas . Les fleurs ,
elles , si . Depuis toujours . Et Trébizonde , sur la rive sud
de la Mer Noire , depuis 1204 . "Connaissez-vous Trébizonde ?" .
"Oui , je connais" … Elle connaît … "Le laurier-cerise …
des petites fleurs blanches à un seul style" … "Style ?" .
Elle fait un croquis et se lance dans une explanation botanique
bien anglaise . Je ne l'écoute pas . Je la regarde : elle dévide une
phrase-fil , elle débobine des fibres que je pourrais , à l'infini ,
rembobiner . Sa bouche a la forme d'un mot : Trébizonde ,
où jamais nous n'irons ensemble .

LA DIAPENSIE DE LAPONIE

    Madame Delplanque était assise sur le tansad . "Stop !" cria-t-elle .
Je me retournai . La chaude exclamation avait formé sur la laine de
son passe-montagne un petit ovale de glace si divertissant que je ne
vis pas la fondrière perfide et comblée où je plantai le nez de la moto-
neige . Je - et Madame Delplanque avec moi dans un arc synchronisé -
passâmes par-dessus le guidon et nous trouvâmes une fois le moteur
calé dans le silence blanc de la toundra . "La piste ! … ne jamais la
quitter des yeux !" m'avait prévenu la fille de chez Hertz à Tjäktja en
me tendant les clés . "Pourquoi avez-vous crié ?" . Cette question , je
la posai à brûle-pourpoint en cherchant mes lunettes qui , quelque part ,
devaient être piquées dans la neige . "Pourquoi ?" … et j'observai à ras
de mon nez l'empreinte caractéristique - doigts de pattes écartés - d'un
lapin arctique . "Là !" . Madame Delplanque indiquait de la moufle une
fleur minuscule . Elle était blanche et radiée . Cinq sépales et cinq pétales .
Trois carpelles soudés . Cinq étamines . Elle mesurait à peine deux centi-
mètres . "Diapensia Lapponica … je vais faire un bouquet" … "Un bou-
quet !?" répliquai-je … "avec une fleur si seule et si petite !? … . Il y en
a certainement d'autres" dit Madame Delplanque en se relevant . Et , ce
faisant , elle se débarrassa de la neige qui collait à sa combinaison .

TROIS MOUCHES 124 . MONNAIE DE SINGE

    Je m'assis . "Je veux te parler , Berthe" . J'avais changé de ton .
Quand elle se coucha au pied du lit , repliant ses jambes sous elle
et m'examinant d'un air hostile , trois mouches vermeilles et mer-
veilleuses se mirent à bourdonner contre nos chapeaux de paille .

    Trois mouches repliaient sous elles leur ton vermeil quand Berthe ,
assise à mes pieds , examina mon lit où bourdonnait un air hostile .
"Je veux te parler" et elle coucha ses jambes merveilleuses sur mon
chapeau de paille . "Tu as changé" , dit-elle …

    Quand Berthe se coucha , ses pieds merveilleux me parlèrent .
Ils bourdonnaient contre mes jambes repliées . Mais , comme dans
l'air hostile trois mouches examinaient sous elle la paille de notre lit ,
elle s'assit et changea de ton : "Mets ton chapeau !"

KRANT 130 . NAPLES

    Il faisait nuit . Une belle nuit de terre .

    J'étais attablé sur une terrasse , devant une auberge de Naples . Toms était assis en
face de moi . Nous buvions de l'alcool de ce pays . Autour de nous , des équipages
saoûlés braillaient des chants de mer de toutes les langues et tripotaient des filles faciles .

- Toms : "Comment ces gens peuvent-ils être heureux ?"
- Moi : "Le sont-ils ?"
- Toms : "Bien sûr qu'ils le sont !"
- Moi : "Et toi , Toms , n'es-tu pas heureux ? … cet alcool n'est-il pas un pur délice ?"
- Toms : "Il est amer …"
- Moi , en connaisseur de l'âme humaine : "L'amertume est peut-être ton genre de bonheur"
- Toms : "Ah , toi alors ! … l'amertume , mon genre de bonheur !? … l'univers tourne
autour de moi comme une catastrophe … peux-tu m'expliquer cela ? … ces étoiles scin-
tillent pour les autres et , à moi , elles donnent le cafard ..;"
- Moi : "………………"
- Toms : "Tu sais ? … j'ai envie de dormir ..."

    La bouteille que nous partagions était aux trois-quarts passée par le gosier du quartier-
maître .

- Moi : "Viens , Toms … appuie-toi sur mon épaule … tu es saoûl vieux frère ..."

    Nous regagnâmes le Kritik . La silhouette du capitaine découpait ses bords sur un ciel
bleu profond .

CORNOUILLER DE FLORIDE

    Bizarre qu'elle soit encore là , collée à mon bras . Ç'aurait pu être au bras
d'un autre mais il y avait les fleurs . Le Docteur Gordon était en retard - une
urgence peut-être ou une partie de pêche dans le Newnans Lake - et c'est
dans sa salle d'attente que je me suis fait cette réflexion . Pourquoi moi ? .
Rien ne nous prédisposait . Vraiment rien ! . "Vous avez vu dans le vase ?" .
"Quel vase ?" . "Là , sur la cheminée !" . "Elles sont en papier !" . "Mais non !"
 dit Madame Delplanque en se levant de sa chaise en plastique pour aller ,
impétueuse , tripoter les grands pétales roses . Nous étions seuls . Non ,
vraiment , rien ne nous prédisposait . Nous nous étions rencontré pour la
première fois dans une agence Hertz … à Singapour , je pense … qu'allais-je
faire à Singapour ? … et qu'est-ce qu'elle y faisait , elle ? … non , cette femme
est une étrangère . "Elles sont tout ce qu'il y a de vrai ! … fleurs de cornouiller …
je vais faire un bouquet" . "Vous n'y pensez pas !?" . Après tout , nous étions là
pour mon allergie pollinique .

LES NÉNUPHARS DE L'ADÉLAÏDE RIVER

    Nous avons loué une voiture . Au comptoir , la fille nous a prévenus :
"l'endroit est dangereux" . Mais Madame Delplanque tenait mordicus à
visiter l'embouchure marécageuse de l'Adélaïde River . Nous devions
pousser au nord , jusqu'à la mer . Sur la route , nous avons appris par la
radio qu'un tigre avait attaqué un paysan philippin et dévoré ses deux
enfants . On avait abattu l'animal . "En restera-t-il de ces merveilleux
animaux ?" dit Madame Delplanque . Aussi , quand j'eus garé l'auto à
l'ombre de fougères géantes , je laissai cette amie des bêtes patauger
dans le marigot en quête du Nymphea Alba dont elle me vantait les
propriétés aphrodisiaques depuis que par obligation et à cause d'un
afflux imprévu de touristes nous avions partagé la même chambre .
J'inclinai le dossier du siège conducteur et me mis à écouter le triste
et majestueux opus de Nick Cave : "Push the sky away" . Au dernier
accord , par la vitre baissée , je jetai un coup d'oeil à la protectrice des
grands félins . Madame Delplanque avait disposé sur ses genoux un
nénuphar dont le calice à quatre sépales éclatait de blancheur . Elle
était assise sur un tronc échoué de sept mètres de long à l'écorce cuirassée
où clignait une paupière vitreuse .

    "Attention ! il y a là-bas des crocodiles de mer" , avait dit la fille de Hertz .

TROIS MOUCHES 123 . DALVA

    Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de
paille . Comme nous avions toute la nuit devant nous pour regarder les étoiles , Berthe
s'est levée du lit de camp afin d'allumer un feu . Un scorpion a détalé pour échapper
aux flammes .

    Un scorpion s'est levé sous notre lit de camp ; il a détalé pour échapper aux étoiles .
Merveilleuse nuit ! . J'avais allumé un feu et Berthe regardait les mouches . Les flammes
vermeilles bourdonnaient comme des pailles .

    Feu de camp . Comme des flammes vermeilles , les étoiles détalent sur nos chapeaux .
Nous avons toute la nuit ! . Les mouches se sont levées . Elles regardent Berthe qui ,
dans son lit , pour échapper aux scorpions , allume trois pailles .

KRANT 129 . LE MOI NE DORT JAMAIS

    La nuit , si nous naviguions dans quelque coin tranquille d'un paisible
océan , j'ouvrais le hublot au-dessus de ma couchette . Comme Hume ,
je me roulais en boule , exercice de faux abandon , aussi vrai qu'on n'est
jamais aussi éveillé à soi qu'endormi . Je débarquais pieds nus et solitaire
sur une plage qui n'était autre que moi-même . Je reconnaissais dans cette
pente de sable fin bordée d'oyats , non un lieu familier , mais la forme de
mon âme . Les oies sauvages jaillissaient des roseaux de Baltijsk . Le pays
qu'elles touchaient du bout des ailes n'était pas le cordon dunaire , c'était
moi . C'était le centre inatteignable autour de quoi gravitent ces morceaux
éparpillés sur d'inconciliables orbites et que mes contemporains ont arrangé
en un ensemble ayant apparence de chef mécanicien sur ce steamer coureur
des mers , connu sous le nom de "Kritik" .

    Je fis part un jour au timonier de cette expérience . Il me dit en haussant
les épaules : "Moi , je dors à poings fermés …"