Ce que j'ai vu - les entrepôts de Zonguldak , les pauvres hères de Liverpool ,
les palmiers de Broken Bay - j'aurais pu l'imaginer . Je me serais épargné ces milliers
de miles marins , ces mers sans fin et ces escales puantes . Mais je devais gagner ma
vie et il y a fort à parier que j'aurais , binant mon potager , imaginé autre chose et
j'aurais fait un autre voyage .
Voilà ce que je disais ce soir-là au capitaine , comme nous dominions la foule
criarde de Manakara , accoudés au bastingage du Kritik .
- Krant : "Vous êtes un rêveur , chef !"
A la porte d'un baraquement , deux indigènes étaient au bord d'en venir aux mains .
L'un , à demi-nu , découvrait une dentition féroce et disproportionnée ; l'autre agitait
au-dessus de son maigre corps des bras si mobiles qu'on aurait dit les pattes d'une
araignée . Leurs paroles étaient noyées dans le flot des milliers d'autres proférées par
des centaines de langues roulant les R contre leurs dents , crachées par d'innombrables
gosiers , articulées par le claquement des lèvres de cette humanité affairée et qui frap-
paient la coque du Kritik comme un clapot .
- Moi : "Ces deux-là se disputent une femme"
- Krant , sourcils arqués : "Qu'en savez-vous ?"
- Moi : "Je n'en sais rien , capitaine … peut-être s'agit-il d'une dette … un conflit com-
mercial … ou une histoire de famille … mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a
une femme là-dessous …"
Un attroupement s'était formé . Les deux gesticulaient . Autour on riait ou on cherchait
à comprendre . Soudain , l'un des protagonistes plongea le bras derrière la cloison du
baraquement et en extirpa une jeune fille voilée qu'il jeta aux pieds de l'autre avant de
quitter la place en invoquant les cieux et la malédiction .
- Krant : "Vous aviez raison , chef … c'est une femme … vous rêvez juste …
les voyages que vous auriez imaginés en binant votre potager sont ceux que vous avez
faits … croyez-moi …"
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