jeudi 21 mars 2019

L'OISEAU DE FEU

    En Union Soviétique , on tenait Nadejda Kireïev et Kirill Balakine pour l'un des plus
beaux couples de danse sur glace . Ailleurs aussi , où se pratique un patinage artistique de
haut niveau . S'ils n'accédèrent jamais à la plus haute marche des podiums - elle était , à
cause des figures imposées millimétrées , la propriété jalouse et exclusive d'Irina Rodnina
et d'Aleksandr Zaïtsev - les juges de la nouvelle génération et les téléspectateurs qui privi-
légiaient la grâce sur le mérite technique tenaient , eux , Nadejna et Kirill pour la plus
authentique incarnation de l'amour . Jugement si clairvoyant que Nadejna Kireïev devint
Nadejna Balakina quand Kirill l'épousa . Leur entraîneur , Stasya Andronikova , femme
inflexible et cinglante , et les instances sportives du Parti virent cette union d'un mauvais
oeil . Mais après tout , elles ne pouvaient pas aller contre l'opinion des peuples et les chro-
niques mondaines que cette conclusion passionnelle avait enchantées . Elles l'autorisèrent
à contre-coeur , à la condition que Nadejna et Kirill s'abstiennent de faire un enfant avant
les Jeux Olympiques de Sarajevo - on ne peut pas courir deux lièvres à la fois - faute de
quoi les avantages attachés à leur statut de stars : carte d'alimentation , studio chauffé ,
visas , mise à disposition d'un véhicule Volga , etc … - leurs seraient confisqués . Nadejna
et Kirill acceptèrent le deal .

    Mais au printemps de 1988 , sans prévenir personne et surtout pas Stasya Andronikova ,
la veille d'une exhibition à la patinoire de Ledovyi Mir de Leningrad , ils prirent le ferry
pour l'archipel lacustre de Valram au nord-ouest du lac Ladoga . En vitesse , comme s'ils
fuyaient la Grande Armée de Napoléon , ils avaient fourré dans leurs sacs de sport leurs
patins et les tenues de compétition qui avaient ensorcelé le monde : justaucorps et collant
strictement noirs pour lui , contrastant par leur sobriété avec sa robe à elle , aux plumes
rutilantes d'oiseau de feu . Cette fusion de l'ombre et de la lumière , du jour et de la nuit ,
de l'évidence et du mystère avait embrasé la glace des plus prestigieuses patinoires .

    Or , c'était la débâcle sur le lac Ladoga où subsistaient néanmoins quelques surfaces
praticables bien que peu sûres . Les locaux les mirent en garde : il arrivait que les glaces
tardives se fracturent là où on ne l'attendait pas ; on se souvenait ici de pas mal de drames ,
de ces patineurs imprudents qui , tout à leur passion , avaient bravé le danger et qu'on
n'avait jamais retrouvés .

    Eux non plus , on ne les revit pas ...

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