Nous étions attablés au café des sports , mon père et moi . J'avais 14 ans . Sa chope
de bière était aux trois-quarts vide et je sifflais par une paille le reste de mon lait-grena-
dine . Entre lui et moi , sur la table , il y avait son porte-monnaie et la clé de la voiture .
Nous n'avions rien à nous dire . Je décryptais (je le faisais chaque fois que nous
venions ici) , plein d'ennui , l'enseigne inversée du café , peinte en arc de cercle sur la
vitrine où se découpait l'ombre de mon père et derrière laquelle , comme dans un théâtre
de mime , les passants dans leur rôle muet déambulaient . De temps à autre , lente et inso-
nore , une automobile traversait la scène . Mon père suivait d'un air attentif mêlé de dédain
les allées et venues et les conversations braillardes autour du comptoir , derrière moi .
Quand Zulma , une jeune fille du quartier , déesse locale , entra . Sa robe rouge frôla
notre table et je surpris le regard évaluateur de mon père et son imperceptible rictus
quand les hanches de Zulma s'éloignèrent vers le fond de la salle . Sans crier gare , ses
pupilles s'étrécirent et vrillèrent le milieu de mon front : "Qu'est-ce que c'est que ce 2 !?" .
Ma bouche s'assécha . J e pensais que cette note de chimie déplorable , il ne l'avait pas
vue en signant mon bulletin . Je bafouillai . Il me coupa : "Que ça ne se reproduise pas !" .
Je baissai les yeux … "Sinon …" . Le brouhaha du café se mua en un bourdonnement
d'insectes menaçant . Le regard de mon père se perdit dans le fond du café sur un certain
point rouge . "Que ça ne se reproduise pas !" , répéta-t-il et il poussa vers moi son porte-
monnaie : "Va payer !"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire