mercredi 2 octobre 2019

COTE 137 . 134 . LABAT

    Combien de gars avons-nous croisés , étoiles filantes , sitôt apparus , sitôt
disparus , innocents et confiants . Ce bleuet fort en gueule - Labat était son nom ,
apprenti-charcutier à Saint-Brieux - affecté à notre compagnie depuis trois jours à peine ,
fut touché à mort par un frelon , malheur hélas fréquent avec les jeunes recrues inatten-
tives à qui on était fatigué de répéter : "Nom de Dieu , baissez la tête !" . Martial et moi
avions plaisanté avec lui cinq minutes plus tôt et maintenant nous nous activions autour
de Labat effondré sur le caillebotis au fond de la tranchée avec l'espoir idiot de le faire
revenir à la vie . Martial lui avait ôté son casque , il lui tapotait les joues , il s'égosillait :
"Labat , crénom , qu'est-ce que tu nous fais !?" . Puis , comprenant qu'il n'y avait rien à
faire , que Labat nous avait quitté pour de bon , nous abandonnant sa dépouille , nous
l'avons poussé le long du parados . Il avait un petit trou à la tempe , chef-d'oeuvre d'un
tireur d'élite - Josef ou Werner ? - triomphant sur la Cote 137 , rigolard , fier de lui ,
congratulé par ses camarades et encochant sur la crosse de son Mauser la soustraction
du monde de Labat , apprenti-charcutier à Saint-Brieux et qui , jamais plus , n'enfilerait
une andouille dans une baudruche de boeuf … Martial lui a fermé les yeux , resserré sa
capote comme pour le protéger du froid , posé brièvement sa main sur sa poitrine en sorte
d'adieu et d'absurde encouragement . Puis , dans un silence accablé , nous nous sommes
assis , le dos appuyé contre le parapet , Labat à nos pieds . Nous n'en voulions même pas
à  Josef ; c'aurait été aussi inepte d'en vouloir au destin . Par le téléphone de campagne ,
le capitaine a demandé des brancardiers . Chaque fois qu'un tel drame se produisait , non
pas dans le tintamarre d'une attaque , mais dans ces calmes perfides , nous touchions au
plus près l'extravagance de la mort . Labat , joufflu et rosé comme sont par vocation les
charcutiers , faisant le fier à bras , parlant haut un quart d'heure plus tôt et dont le visage
cireux était à présent tourné vers le ciel , à nos pieds , mais c'était autre chose , pas Labat
mais le corps de Labat fait cependant de la même matière que nos corps et qu'une balle
pointue en acier pesant moins de 10 grammes avait relégué de l'autre côté d'un rideau
invisible . Nous étions fascinés par la désinvolture de cette traversée . Ça avait l'air si
facile - et si bête - de passer de vie à trépas !

- Martial : "Merde !"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire