samedi 18 juin 2016

KRANT 63 . UNE DÉESSE

    Nos armateurs avaient loué le Kritik à un trust minier . Nous cabotions entre
Talcahuano et le nord du 35e parallèle , les soutes bourrées de cuivre . Nous quittions
ce jour-là cette annexe portuaire de Conception et les brumes que levaient les eaux
profondes et froides du Pacifique gommaient par places les plans côtiers et les terrasses
marines , leurs pacages ; derrière eux , la ligne neigeuse des Andes semblait détachée
de la terre et son ourlet flottait autour du soleil comme ne pesant rien pendant que la
ville , au sud , découvrait son visage ouvrier . Je regardais d'un oeil indifférent cette
mise bas quotidienne et Toms , le quartier-maître , était à côté de moi , la mine grise .

- Moi : "Alors Toms , quelle tête tu nous fais !"
- Lui : "Tudieu !" … et d'un geste sec il balança par-dessus bord son mégot dont nous
suivîmes le lent naufrage .
- Moi : "Une fille ?" . J'avais aperçu Toms en ville , seul et renfrogné ou agité comme
une morue au bout d'une ligne .
- Lui , étranglé : "Ouais !" et il se tassa sur le bastingage car ses épaules étaient pesantes
de la brume ambiante et d'une autre , symptomatique de la tristesse .
- Moi , ironique : "Ah , l'amour !"
- Lui : "La connais-tu ?"
- Moi : "Comment la connaîtrais-je mon vieux Toms ?"
- Lui . Il me la décrivit et le portrait qu'il m'en fit avait des contours à la fois précis et
indéterminés et il en sortait une magie dont je voyais qu'elle avait ensorcelé notre
quartier-maître .
- Lui encore : 'La connais-tu ?"
- Moi : "J'ai entendu parler d'elle … dans une autre vie , c'est probable … ou en rêve ? …
l'ai-je jamais vue ? … ses épaules , ses hanches … cette robe ? … mais son visage ? …
pauvre Toms , c'est une déesse ! … quel est son nom ?"
- Lui quittant le bastingage et renâclant à lâcher un secret cependant trop pesant pour sa
petite âme : "Zulma …"

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