Ouanary est de ces escales où Krant ne rechigne pas à quitter son cher Kritik .
Il retrouve là un ami d'enfance : Maré Zalanskas , producteur de rhum . Nous y reve-
nons comme à une fête à peu près tous les cinq ans . Alors que nous approchons des
côtes , l'équipage est émoustillé et c'est la bonne humeur qui occupe la longueur des
ponts , de l'étrave à la poupe . Nous contournons le bagne de la Montagne d'Argent ,
île couverte de bois canon , pour aborder sur la rive droite du fleuve un maigre ponton .
Il n'y a pas de port à Ouanary . Le village - mais peut-on appeler village cet éparpille-
ment de baraques en rondins et tôles récupérées sur les épaves pourrissantes au fond de
l'estuaire d'Oyapack ? - est sur la hauteur et on y accède par un chemin pentu . Maré a
acheté cette plantation aux anciens propriétaires portugais pour une bouchée de pain
avec ses esclaves nègres affranchis . Quelque soit l'heure du jour ou de la nuit , il est
flanqué de deux acolytes , ex-bagnards français dont les corps poreux et consumés de
fièvres absorbent le rhum par capillarité . Lui , Maré , grande carcasse , buveur d'eau ,
homme de magnifique santé, viking volubile , agite les bras du promontoire à la pointe
de Ouanary . Embrassades , tournée générale . Mais le meilleur et ce que nous atten-
dons tous est la veillée . Les bariques de rhum sont chargées dans les soutes du Kritik
par les ouvriers nègres et , pour la surveillance de la cargaison , Krant consigne notre
chat Hume . Maré convie l'équipage dans son bungalow autour d'une flambée et d'un
chaudron de grand tumulte (c'est le rhum) . Nous faisons cercle autour de lui . Il est
assis à califourchon sur une chaise . Assistent à la performance Krant , Monsieur Lee ,
le quartier-maître , le timonier , l'équipage du Kritik , les deux acolytes , les quinze ou-
vriers nègres et une dizaine d'indiens oyampis venus en voisins et avec qui Maré entre-
tient des relations affectueuses . Maré raconte , mime , chante , danse , pleure , éructe ,
lance en l'air son chapeau , grimpe sur sa chaise , invective l'assemblée , montre les
dents , s'agenouille … et c'est une vie d'aventurier qu'il incarne et joue pour nous spec-
tateurs saoulés par son rhum et son étourdissante faconde . Tout ceci en argot letton ,
mais les indiens rient de nous voir rire . Et Maré traduit ses histoires dans toutes les lan-
gues de son auditoire cosmopolite , par délicatesse , en un drôle de portugais créolisé ,
en titi parisien (c'est ce que me chuchote Monsieur Lee qui semble s'y entendre dans
toutes les langues du monde) et dans le parler étrange des Oyampis . Au bout d'une
heure , épuisé , il se traîne aux pieds de Vinc et lui lèche les bottes l'implorant dans
l'hilarité alcoolisée de jouer un air du pays :
"Les ponts retentissent , les brides tintent
depuis les forêts derrière Uzana …"
Lettons , français , nègres , oyampis chantent . Le lendemain , nous regagnons le bord
par le raidillon . Krant fredonne :
"Vite , ma soeur , dans la maison ,
le prétendant arrive"
- Krant : "Ce Maré , quel homme !"
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