Après son travail , mon père allait en ville - à X , la station balnéaire près de chez
nous - pour acheter des cigarillos ou un journal . Ma mère , quelquefois , me poussait
vers lui et disait : "Emmène-le" . Et lui , bougonnant , m'entraînait vers sa voiture ,
une Oldsmobile Cutlass F-85 . Je sentais sa main sèche sur ma nuque . Il m'attachait
sur la banquette arrière (j'avais 6 ans) , claquait la lourde portière et je me trouvais un
instant suspendu , avant qu'il ouvre celle du chauffeur et prenne sa place derrière le
volant en faisant grincer l'armature de son siège , dans un cocon feutré et qui sentait le
tabac froid , un interstice du monde , fugitif , que j'essayais de faire durer en arrêtant
de respirer . Mon père démarrait . Au bout du chemin qui donnait accès à la maison ,
nous passions sous la voie rapide et nous rejoignions assez vite la route qui longe
l'Atlantique . Mon père conduisait d'une main . Quand il jetait un coup d'oeil à l'océan ,
je voyais son profil d'oiseau atténué par la fumée du cigarillo . Jamais il ne parlait .
Je me souviens de cette fin d'après-midi en juillet pendant les vacances . Comme
d'habitude , mon père avait garé l'auto à l'entrée de la petite ville et nous remontions à
pieds la rue commerçante parallèle à la mer , à l'ombre à cette heure du jour , vers le
débit de tabac . Au bout des impasses perpendiculaires qui donnaient sur la digue ,
les voiliers aux ailes blanches éclatantes étaient posés sur l'Atlantique comme des
jouets . Mon père ne me donnait pas la main . Je le suivais en trottinant car il marchait
vite . Il avait toujours l'air pensif , mon père . A quoi pensait-il ? . A son travail à la
banque ? . A ses poètes grecs ? . A Sophocle , son préféré ? . Il m'avait fait apprendre
par-coeur ce vers : "C'était la nuit ; les feux s'étaient évanouis" qu'aujourd'hui encore
je me répète cent fois pour m'endormir . Toujours est-il (peu importe à quoi il pensait
ce jour-là) qu'il a heurté du pied la timbale d'un monsieur mal rasé , assis par-terre .
Des pièces de monnaie ont roulé sur le trottoir . Mon père s'est baissé pour les ramasser
et s'excuser avec son air d'oiseau maléfique . "Enculé !" , a dit le monsieur . Le menton
de mon père a tremblé et ses yeux pâles sont devenus plus pâles encore . Il a maugréé
quelque chose que je n'ai pas compris et a repris sa marche rapide tandis que la timbale
roulait sur la chaussée . J'ai dit : "Enculé , qu'est-ce que ça veut dire ?" . "Rien" , a dit
mon père . A la porte du débit de tabac , j'ai insisté . "J'ai bien entendu : il a dit "enculé".
Mon père (je crois que s'il avait pu m'étrangler , il l'aurait fait) a frémi : "Tu veux bien te
taire !" et il est entré dans la boutique pour acheter ses cigarillos . Le soir , dans la biblio-
thèque , j'ai ouvert le gros dictionnaire sur la moquette . J'ai cherché le mot . Je l'ai pas
trouvé .
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