jeudi 30 avril 2020

LE SOLDAT FERRARI 6

    Si un jour , lecteurs , vous empruntez avec votre automobile la N 272 (celle qui
coupe l'antique merveille de Canzano en deux portions navrantes) , vous toucherez
des yeux la cruauté des hommes . La vitesse est illimitée sur cette voie ; on traverse
Canzano et ce qui reste de sa forêt pied au plancher , passant d'une vallée à l'autre en
le millième de temps qu'il fallait jadis par les chemins muletiers .

    C'est la faune locale qui paie tribut à ce progrès de communication . Le lieu que les
ingénieurs de la voierie appellent B.A.U est le séjour des bêtes mortes . Je ne parle pas
ici des chats fugueurs et des chiens égarés , pas non plus des hérissons ou des rats des
champs qui forment sous toutes les latitudes des bataillons d'écrabouillés . Vous verrez
de vos yeux les pics à dos blanc , les bondrées et autours disloqués , les boyaux sanglants
des sonneurs à ventre jaune et ceux des salamandres , les fouines et belettes réduites à
l'état de carpettes . Vous verrez que le campagnol des neiges , si prude de nature , montre
au ciel ses viscères . A trente centimètres de vos visages , l'Italopodisma Lucianae
s'écrasera en taches rouges sur votre pare-brise .

 

mercredi 29 avril 2020

LES LOUPS-GAROUS 2

    Résumé de l'épisode précédent : trois touristes allemands et leur guide ont signalé
à Luis la présence près de la ville d'un ou plusieurs loups-garous . A bord de son 4x4 ,
Luis inspecte le secteur . Il fait nuit . Dans ses phares : un couple étrange .

    De leurs brodequins , l'escogriffe saturnien et sa femelle à tête viteline bouchonnaient
les cépées . Ce craquètement rendit à Luis la chose obvie : ces quidams n'étaient peut-être
pas des loups-garous mais il les subsuma comme cette sorte de sycophantes à propos
desquels le chef de district avait fait de compendieux rapports ; il n'avait rien à tirer de
ces deux myrmidons ! . Embrayant , il les laissa à la nitescence cyprine du sombre faux-
fuyant . Les touristes allemands avaient-ils rêvé ? . Et le cicérone ? , se dit encore Luis en
frôlant à toute vitesse un échalier passementé de clisses où s'égouttaient des fromages .
Les loups-garous , ce devait être vélanie ou fuligineuses spéculations ! . Il arrêta le 4x4
sur le bas-côté déperlant (la pluie de l'orage avait coulé entre ses herbes crêpelées) .
Quand il ouvrit la portière , le parfum mellifluent du sous-bois et le son trémulant d'un
cours d'eau alentirent ses lugubres pensées . Une martre gravide à l'acmé de sa gestation
traversa la piste embrasée par les phares et tourna vers lui un oeil adamantin . Luis se
pencha , ouvrit la boîte à gants où il saisit un carnet broui de soleil et rempli de ses
miscellanées qu'en cas d'humeur languide il relisait avec profit .

    Oui , sauvons les mots anciens !

                                                                                                     (à suivre …)

mardi 28 avril 2020

L'ABBÉ TONIÈRES 23 . LE CALICE JUSQU'À LA LIE

    Super U d'Antibes . L'abbé Tonières fait ses courses avec Jeanne-Marie . Elle pousse
le caddie et , aux ordres de l'abbé , picore deci delà dans les rayons .

 - L'abbé : "Qu'est-ce que je vois là , Jeanne-Marie ? … vous êtes folle ?"

    Sur les strates accumulées de Mini Pastillas au poulet , Piccolinis Buitoni surgelés ,
choux de Bruxelles , Mélange carottes , Potiron pour potage , Colin d'Alaska à la pari-
sienne , Navarin de la mer , papier toilette doux blanc , Pâte à tartiner aux noisettes ,
Bananes Cavendish , oranges , pommes , poireaux , etc … etc … une bouteille trapue ,
corps court large d'épaule , cul plat épais et le col étreint par un bouchon antivol acousto-
magnétique dans la panse de laquelle l'ambre fossile d'un bourbon Woodford Reserve
Distiller's Select (39€99) dodeline capiteusement .

- Jeanne-Marie , les bras serrant sur sa poitine juvénile un paquet de pâtes Lustucru :
"Mais , mon père , c'est celui que vous préférez : le Woudforde …"
- L'abbé : "L'eusses-tu cru ? … elle est folle ! … dans le caddie ! … mon Woodford
offert à la concupiscence des mécréants !" . Agrippant Jeanne-Marie par son écharpe
et le chariot y attaché : "Par ici , je connais un endroit"
- J-M suffoque : "Vous m'étranglez ! … mon écharpe ! … où allons-nous ?"
- L'abbé : "Là où le Seigneur ne peut nous voir … le Seigneur et ses caméras de sur-
veillance" . Dans le clair-obscur (un néon défaillant) du rayon "Aliments pour nos amis
les bêtes" s'opère la magie : passe-passe du caddie à l'abyssale poche droite de la soutane
sacerdotale . "Jeanne-Marie ! , vous n'y pensez pas : 39€99 ! … ô combien de quêtes ,
combien de troncs (Oceano Nox) … allez !" , conclut-il en tapotant le popotin juvénile
de Jeanne-Marie "poussez-moi ce truc-là vers les Portes de l'Enfer" (dites aussi :
Portiques Antivol)
- J-M : "Mais , mon Père … l'alarme … le bouchon …" . Elle se signe .
- L'abbé : "Vous occupez pas de ça"

    Aux caisses : attente . Queue . Barre "Client Suivant" . Abbé Tonières sifflotant .
Jeanne-Marie livide , le contenu du caddie sur le tapis-bascule de la guillotine . Caissière
charmante . Sourire : "mon Père" . "Je te bénis ma fille" , dit l'autre "combien te dois-je ?" .
Sourire encore : "87€50 … par carte ?" . "Foutre Dieu , non … en bon dollars que Celui
qui est là-haut créa le 6 juillet 1785 ou quelque chose comme ça … 88€ , garde la monnaie
… Jeanne-Marie , go ! …" . Sonnerie du portique : ding-ding !
- La caissière : "Mon Père , vos clefs peut-être ?"
- L'abbé sort de la non moins abyssale poche gauche de sa soutane un calice cabossé :
"Non , ma chérie , il n'y a d'autres clefs que celles du Paradis … c'est ce foutu calice
cabossé et déclencheur d'alarme que je vais de ce pas confier au talent stupéfiant d'un
chaudonnier-débosseleur"

lundi 27 avril 2020

TROIS MOUCHES 187 . FEU PÂLE AU BORD DE MER

    Berthe reconnut le restaurant de bord de mer où elle avait déjeuné incognito
plusieurs années auparavant avec deux marins très très amusants . Trois mouches
vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre son chapeau de paille . Plusieurs
extrémistes lourdement armés buvaient de la bière sur la galerie bordée de géraniums ,
parmi d'inévitables vacanciers dont quelques-uns étaient occupés à écrire à de lointains
amis .

    Trois amis en vacances déjeunaient au bord de la mer . Berthe buvait incognito une
bière vermeille à l'extrémité d'une galerie occupée par une armée de mouches qui bour-
donnaient lourdement contre d'inévitables géraniums , mais ils la reconnurent sous son
chapeau de paille car , plusieurs années auparavant , elle les avait amusés dans ce
restaurant où elle écrivait à deux très très lointains et merveilleux marins en bordée .

    A l'extrême bord d'une mer de géraniums vermeils qui , plusieurs années auparavant ,
était occupée par un restaurant où d'inévitables mouches bourdonnaient parmi les cha-
peaux de paille de vacanciers lourdement armés de bière , Berthe écrivait deux ou trois
merveilles très très amusantes à une galerie d'amis lointains dont plusieurs déjeunaient
et quelques-uns , en bordée - reconnaissons-le - buvaient incogito comme des marins .

dimanche 26 avril 2020

KRANT 211 . CE QUE NOUS CACHONS

    Hommes et femmes , ils étaient nus … Le Kritik longeait une berge montagneuse
du Selat Alas où , entre d'énormes noeuds de lianes et d'arbres immenses dont les
écorces grinçaient comme les portes d'un temple , apparaissaient dans un éclair de
lumière des villages peuplés d'hommes , de femmes et d'enfants complètement nus .

- Le timonier à sa barre jetait sur cela un oeil offusqué : "Les sauvages ! … regardez
si vous l'osez … nus … nus comme des vers !"
- Monsieur Lee : "Hi , hi , hi !"
- Le timonier : "Faut-il qu'ils montrent tout !?"
- Monsieur Lee : "Monsieur le timonier , ces gens ne montrent rien !"
- Le timonier : "Ah ! … et qu'est-ce que je vois ? … pouvez-vous le dire ?"
- Monsieur Lee : "Vous voyez ce que nous cachons"
- Le timonier : "Avons-nous tort ?"
- Monsieur Lee : "Hi , hi , hi … avons-nous raison ?"
- Le timonier : "Nous ne sommes pas des animaux !"
- Monsieur Lee : "Ne le sommes-nous pas ?"

    Sur la rive , une jeune fille , gracieuse et nue , regardait passer notre navire .
Elle tenait dans la main un poisson qu'elle venait de pêcher , étincelant , vif encore
et nous , de la timonerie , la regardions filer par l'arrière , immobile , comme l'image
et la preuve de l'innocence . Actionnée par cette vision de la Beauté , la pomme
d'Adam du timonier se mit à voyager dans son énorme cou .

- Monsieur Lee : "Monsieur le timonier , la pudeur est un feu qui vous brûle !"
- Le timonier : "………"
- Monsieur Lee : "Hi , hi , hi !"

samedi 25 avril 2020

KRANT 210 . CHEZ MOI

    Les lumières de Tambak venaient de sombrer sous l'Île de Java quand le capitaine
m'aborda avec une question fortuite , bien dans sa manière :

- "Où est votre maison , chef ?"
- Moi : "Là-bas …" (geste vague évoquant un lieu si éloigné qu'oublié) … "près de
Koenigsberg … à la campagne …"
- Krant , après un silence , en bourrant sa pipe : "Y êtes-vous né ?"
- Moi : "J'y suis né , capitaine"
- Krant . Il s'accoude au bastingage : "Comment est-elle votre maison ?"
- Moi : "Je ne saurais la décrire , capitaine … c'est une pauvre maison … la lumière
d'été entre par une porte , celle du potager … il y a des coins sombres … un buffet en
chêne blond … sculpté de coquilles … une odeur de cire … des jonquilles coupées ,
dans un vase … une soupe sur le feu … je pense que c'est une soupe de poireaux …
une tenture épaisse cache l'escalier et ses marches craquantes … il y a un chat , capi-
taine , un énorme chat gris sur la table où ma petite mère a coupé un oignon … la voix
de mon père … il travaille dans le potager … l'ombre d'un nuage cérémonieux et lent ,
chargé de mer … il vient de la Baltique et frôle mes tilleuls … et le feu , bien entendu ,
le foyer en fonte en hiver , quand les volets tremblent sous le vent … la chaleur de
l'édredon , l'odeur des plumes et les battements de mon coeur …"
- Krant : "Je vois , chef …"

vendredi 24 avril 2020

DESMOND 132 . BIRTHDAY WISH

    J'entre dans le bureau privé du Président . Il est de profil dans son fauteuil pivotant ,
les lunettes suspendues par une branche aux doigts de sa main gauche brandillent dans
l'air enfumé de la pièce (illustrant la présence du Secrétaire d'État dans un passé immé-
diat) le combiné du téléphone qui le relie directement à Maryline dans la main droite
collée à l'oreille . Il me fait signe d'avancer . Je reste debout derrière l'une des deux
chaises dédiées aux visiteurs .

- "Oui … a-u … pas o … et un C majuscule … surtout , hein … chère oui , comme
chère … non , Maryline , pas chérie … chère , ça veut dire qu'on tient à elle … chérie ,
c'est … non … c'est plus … oui , relisez à partir de là … hmm-hmm … oui … virgule
… non … je crois qu'il y a 2 n … un y ? … non … non-non … c'est un i … vérifiez …
c'est aujourd'hui … par télégramme , s'il vous plaît … une cédille ? … what is that ? …
oui … si vous êtes sûre … ouais … do as you wish … non , reprenons , où en étais-je ?
… votre … est-ce que "ta" ne serait pas mieux ? … osé ? … ta , t-a … mon-ton-ta …
trop quoi ? … euh … je crois qu'il y a un accord … oui … past participle … be careful ,
Maryline ! … ton magnifique grâce , c'est très bien … n'oubliez pas le circumflex accent
… I'm sure … (il fait tournoyer sa paire de lunettes) … absolutely sure … beauté ? …
non … non … a birthday wish is different from a love letter , is it not ? … virgule …
n'oubliez pas la virgule , sinon it does not make sense … what do you say ? … yes …
oui … non … euh … à Desmond ? … oui , devant moi … non , ça va … c'est bien
comme ça … relisez , je vous prie … oui … hmm-hmm-hmm … Georges ? … non …
ah ? … pourquoi pas … ah-ah-ah ! … je lui demanderai (il me regarde) … oui … Sucre
d'Orge … oui , je sais , Maryline (il se rembrunit) … ces Mirage à la Lybie ! … oui-oui
… never mind ! … euh … bisous … ton Richard … euh , non , Maryline , barrez ton" .
Il raccroche .

- A moi , ouverture en grand du clavier de sa denture : "C'est l'anniversaire de Claude
aujourd'hui … je lui envoie un compliment … en français !"
- Moi : "Claude ?"
- Lui : "Claude Pompomgirl , Desmond ! … évidemment ! … la Grande Claude ,
la femme de Georges !"

jeudi 23 avril 2020

ALBERTE

    Je me souviens vaguement d'Alberte . Elle fut une de mes premières . Alberte ! ,
prénom hilarant … et c'est à ce prénom que je dois d'avoir encore quelques souvenirs
de cette fille . Alberte était la rejetonne d'un physicien et d'une physicienne , il et elle ,
le père et la mère . Et si vous avez compris pourquoi "Alberte" , vous avez tout faux ! :
Albert Einstein , le père de la Relativité , le contributeur de la Physique Quantique ,
l'interprétateur de l'effet photoélectrique , l'inventeur de la notion d'émission stimulée ,
le bonhomme formidable qui a établi une équivalence entre la masse et l'énergie d'un
système , ce gars-là n'est pour rien dans le prénom d'Alberte ! . Alberte (pourquoi n'ont-
ils pas choisi Albertine , c'est bien plus gracieux !) doit son prénom à un autre Albert
moins connu , doté lui aussi d'un cerveau considérable bien qu'inférieur à celui du prix
Nobel (1921) , fort éloigné des cosmogonies , plutôt tourné vers les problèmes pratiques
pour leur trouver des solutions astucieuses . Par exemple , comment s'y retrouver dans
les égouts de Nice en partant du Palais des Expositions , suivre leur cours nauséabond
sur deux kilomètres jusqu'à l'angle de la rue Gustave-Deloye et de la rue Hôtel-des-Postes
et là , creuser un tunnel pour accéder à la salle des coffres de la Société Générale .
Comment les parents d'Alberte , chercheurs au CNRS (Physique théorique) mal payés
et payés avec un élastique , auraient résisté au charme d'Albert Spaggiari , le "Cerveau"
du "Casse du Siècle " ?

mercredi 22 avril 2020

PRINTEMPS 2

Cabrioles
D'insectes bombillants …

Dans des tourbillons d'air ,
Rêve de meeting
En bordure de mes draps .

7 heures .
Loopings de rideaux ,
Vertige du printemps .

mardi 21 avril 2020

JULES 15 . LA GRANDE ILLUSION

    Jules a de la fièvre : 38°2 . Soeur Marie de la Sainte Croix est à son chevet .

- Jules : "Ma soeur , j'ai une révélation à vous faire"
- Smdlsc s'assoit à sa place habituelle , sur le bord du lit . Elle tapote la main fébrile
de Jules : "J'adore les révélations !"
- Jules hésite : "… c'est que … c'est que c'est assez stupéfiant ! … plus renversant
que la physique quantique …"
- Smdlsc , affectueusement , se rétracte : "Oh ! … est-ce possible ?"
- Jules : "J'en ai bien peur"
- Smdlsc . Elle regarde Jules dans les yeux : "Allez , dites-moi"
- Jules tergiverse : "… euh … comment dire ? …"
- Smdlsc rajuste sa robe puis appuie le menton sur ses mains croisées , toute attention .
- Jules se lance : "Le réel n'existe pas !"
- Smdlsc : "Doux Jésus !"
- Jules : "Les choses que nous voyons n'existent pas … mirages , hallucinations ! …
le monde est un fantasme !"
- Smdlsc se tape sur les cuisses : "D'où sortez-vous cette sottise ?"
- Jules : "Nous rêvons …"
- Smdlsc éclate de rire : "Ah-ah-ah ! …" . Son rire argentin rebondit sur les murs
immaculés de la chambre , ô parallélépipédisme hospitalier !
- Jules : "Le monde , ma soeur , est un spectacle coloré , mais c'est une illusion …"
- Smdlsc s'esclaffe : "Ah-ah-ah !" … se retape les gigues .
- Jules : "Il est donc inutile de se demander comment ça marche"
- Smdlsc essuie dans son voile les larmes qui lui sont venues aux yeux .
- Jules : "Seule l'illusion est réelle"
- Smdlsc , bridant son rire avec peine : "C'est déjà pas mal !"
- Jules : "……..?…….. vous trouvez ?"
- Smdlsc , soudain pensive , dévisage son malade .
- Jules , levant un index péremptoire : "Seule existe la conscience de l'illusion …"
- Smdlsc : "Vous avez raison , Monsieur Jules … la Grande Illusion … l'Illusion
Primordiale : Dieu … la terre était vide st vague … Genèse . chapitre 1 . verset 2 …
et bien , qu'attendons-nous ? … créons !"
- Jules : "…….?………"
- Smdlsc enserre les poignets de Jules : "Mais avant de nous mettre au travail , nous
prendrons bien un cachet d'aspirine ?"

LE SOLDAT FERRARI 5

    L'autre jour , je vous ai menti . On peut , en 2009 , rejoindre Canzano par autre chose
qu'un mauvais chemin . Il suffit de mettre les roues de son automobile sur la quatre voies
que les Ponts et Chaussées ont enfoncée dans la forêt . C'est beaucoup plus pratique .
Bien sûr , la forêt de mélèzes et de pins sembros a morflé et même on peut dire qu'à cause
du trafic elle a aujourd'hui disparu .

    La nationale 272 coupe le village en deux . Elle emprunte l'ancienne Via Principale et ,
vu sa largeur , on a exproprié les trois-quarts des indigènes et rasé les maisons insalubres
(elles étaient sous le minimum sanitaire admis par l'Administration) qui se trouvaient malencontreusement placées sur le nouveau tracé . Les ingénieurs ont d'autre part retenu
ce site de toute beauté (on y a vue sur les deux vallées) pour aménager deux stations-
service - une de chaque côté de la voie rapide - une aire de repos pour automobilistes
épuisés et un parking pour vingt mille bagnoles . L'ensemble brille joliment d'enseignes
multicolores plastifiées .

    Les Pouvoirs Publics ont relogé les villageois sur les hauteurs de Canzano dans une cité
en béton dont les avenues , tirées à la perpendiculaire , sont numérotées de 1 à 50 et ornées
de lampadaires au sodium . C'est ce quartier qu'on a d'abord appelé Canzano 2000 , puis
Super-Canzano .

    Quand on y vient en hiver pour le ski , c'est vrai que c'est super !

lundi 20 avril 2020

JULES 14 . QUESTION D'ESPACE

    Jules est en forme . Il a pu quitter son lit médicalisé et s'asseoir dans son fauteuil
roulant . Le soleil matinal se déverse joyeusement dans sa chambre opportunément
orientée à l'est . Oui , Jules est en super-forme … caoutchouctement suiksuiksuik
de roulettes : Soeur Marie de la Sainte Croix pousse sur le linoléum le chariot du
petit déjeuner . Café fumant , croissant beurré , tranche de pain grillé , coupe de
confiture de framboise (maison , car il y a des framboisiers dans le jardin de la
maison de retraite et Smdlsc est experte en marmelade et bassines de cuivre)

- Smdlsc accotant le chariot au fauteuil de Monsieur Jules : "Vous m'avez l'air en
pleine forme !" . Puis elle s'assoit au bord du lit .
- Jules , les bras à demi-levés sur son festin , hésitant entre le croissant tout de suite
et la biscotte juste après : "Aujourd'hui , ma soeur , forme olympique ! … je ferais
un marathon ! … je suis à l'étroit … j'ai besoin d'espace !"
- Smdlsc : "De quel espace parlez-vous ?" , dit-elle en se tortillant pour caler son
derrière d'intellectuelle dans le matelas .
- Jules : "De quel espace ? … mais (geste grandiose du bras gauche , énonciation
emphatique) … de l'espace !"
- Smdlsc : "Physique ou mathématique ?"
- Jules qui , finalement , a gardé le croissant pour la fin , suspend un temps la trajectoire
de la biscotte : "Il y a un espace mathématique ?"
- Smdlsc : "Oui , doux Jésus ! … et un espace physique"
- Jules s'active autour de la coupe de confiture : "C'est à celui-là , certainement ,
que je faisais allusion"
- Smdlsc : "Celui-là est le produit direct de nos perceptions … il n'est pas constitué de
points … c'est un continu subjectif"
- Jules , entre deux craquements de biscotte : "Ah ? … je n'avais pas remarqué"
- Smdlsc : "Attention , Monsieur Jules , vous aller tacher votre pyjama … alors que
l'espace mathématique est véritablement constitué de points … d'objets idéaux dont …"
- Jules , la bouche pleine : "Je vous coupe , ma soeur … veuillez m'excuser mais je n'ai
que faire de cet espace-là"
- Smdlsc : "Vous avez tort … vous devriez lire ce que dit Wehl à ce propos"
- Jules s'attaque au croissant , le coupe en deux et le fourre de l'excellente confiture :
"Ah , ma soeur , sans vous commander , pouvez-vous me prendre ce livre à la biblio-
thèque ?"
- Smdlsc : "Espace , Temps , Matière" , par Hermann Wehl !? … je doute que nous
l'ayons dans les rayons de la bibliothèque !"
- Jules s'essuie la bouche : "Non-non , ma soeur , vous n'y êtes pas … je ne lirai pas
la théorie de ce Monsieur Ouel … si vous pouviez m'apporter "Tintin en Amérique"
- Smdlsc groupe les jambes , bascule sur le dos (demi-roulade arrière) et , claquant
haut les mains , exulte : "Tintin en Amérique" ! … les grands espaces ! ... le Far West !"

COTE 137 . 150 . VIVE LES PATROUILLES !

- Martial : "Guillou a son compte !"

    Guillou bredouille , à genoux , le visage collé au parados .

- Martial : "Il a son compte …"
- Moi . Je ramasse la gourde de Guillou : elle est vide . Je la retourne : "Plus une goutte !"
- La tête du capitaine par la porte de la cagna : "Qu'est-ce qui se passe ?"
- Martial : "C'est rien mon capitaine … c'est Guillou"
- Le capitaine : "Qu'est-ce qu'il a ?"
- "Il est pas bien" . Bourrade de Martial sur l'épaule de Guillou : "Dis Guillou , t'es saoul ?"
- Guillou , les yeux à demi-fermés , tourne vers nous sa tronche aux lèvres molles : "Hein ?"
- Martial : "Pour la patrouille , mon capitaine , Guillou faut pas y compter"
- Le capitaine : "Qui vous parle de patrouille ?"
- Martial : "Guillou , y'était pas de patrouille ?"
- Le capitaine : "Euh … si … il me semble" . Consultant son carnet : "Oui … Guillou …
patrouille" . Notre camarade vomit sur le caillebotis . "Pfff ! … il me faut un remplaçant"
- Martial avance d'un pas vers le capitaine .
- Le capitaine : "Pas vous , Martial … pas tous les jours !"
- Martial : "Pourtant …"
- Le capitaine , suspicieux : "Dites donc , Martial … qu'est-ce qui s'est passé avec Guillou ?
… c'est pas son habitude de …"
- Martial : "… de se saouler la gueule ? … non …"
- Le capitaine : "Alors ?"
- Martial : "Un défi … vous savez comment il est Guillou , mon capitaine … un fier à bras
… pas du genre à se dégonfler … ta gourde cul sec , je lui ai dit"
- Le capitaine : "…….?……."
- Martial : "Euh … pour la patrouille ?"
- Le capitaine pointe Martial du doigt : "Martial ! … consigné ! … privé de patrouille
pendant trois jours !"

dimanche 19 avril 2020

L'ABBÉ TONIÈRES 22 . CAP D'AGDE

    Le V8 ronronne devant l'immeuble où Marie-Madeleine et Jeanne-Marie partagent
un F2 en colocation . L'abbé Tonières klaxonne . Le week-end est prometteur : soleil
sur la Côte . L'abbé , Ray-Ban Aviator sur le nez , re-klaxonne . Ça vient ? … enfin
paraissent les deux filles ; elles arborent leur belle tenue bleu marine de cheftaine :
jupe plissée , gilet à petit col rond , foulard , socquettes blanches , chaussures de marche .

- L'abbé : "Qu'est-ce que c'est que ça !?"
- Marie-Madeleine : "Quoi ?"
- L'abbé : "Ces tenues ?"
- Jeanne-Marie : "Ben , mon Père …" , elle écarte les bras en déployant sa jupe en
éventail : "… c'est nos tenues de Guides de France !"
- L'abbé (en soutane) : "C'est grotesque !"
- Marie-Madeleine : "Grotesque ?" … A Jeanne-Matie qui commence à pleurnicher :
"Jeanne-Marie , commence pas à braire !"
- L'abbé : "Vous ne pensez quand même pas que je vais m'exhiber avec deux gonzesses
accoutrées comme des … comme des …"
- Marie-Madeleine : "Comme des quoi ?"
- L'abbé  , main gauche négligemment posée sur le volant de la Ferrari , le bras droit passé
au-dessus du siège passager : "C'est … c'est indécent ! … nous allons au Cap d'Agde ! …
non mais je rêve les filles ! … au Cap d'Agde !"
- Jeanne-Marie : "Mon Père , j'ai mon maillot en-dessous"
- L'abbé : "Un maillot de bain !? … au Cap d'Agde , Jeanne-Marie ! … comment vous
expliquer ? … dites-lui , Marie-Madeleine" . Il consulte sa Rolex : "Mais grouillez-vous !
… on perd du temps" . Tapant sur le volant du monstre : "Ces bêtes-là , même au point
mort , ça consomme !"

samedi 18 avril 2020

AUDIENCE PONTIFICALE 12

    JP II est tassé sur son trône . Un oeil fermé , l'autre mi-clos sous un sourcil
buissonnant .

- Moi : "Je ne poserai pas de question , Très-Saint-Père … je te le promets"
- JP II : "J'aime mieux ça , mon fils … tu progresses"
- Moi . Je cite : "Au temps de Pâques , les onze disciples s'en allèrent en Galilée …"
- JP II : "Mathieu , 28 . 16-20"
- Moi : "Chapeau ! … ah , Saint-Père , vous m'épatez !"
- JP II lève de son accoudoir une modeste main droite : "Normal … c'est mon
boulot"
- Moi , reprenant ma lecture : "… à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se
rendre …"
- JP II prolonge : "… quand ils le virent , ils se prosternèrent"
- Moi : "Incroyable ! … c'est exactement ce que dit Mathieu"
- JP II , pris au jeu : "Tu veux que je continue ?"
- Moi : "Oui … allez-y , pour voir"
- JP II : "… mais certains eurent un doute"
- Moi . Je consulte le texte : "Ah , non … c'est pas ça ! … il est écrit : "mais certains
eurent DES doutes"
- JP II : "Oh , tu chipotes , mon fils … UN ou DES doutes , c'est la même chose"
- Moi : "Pas d'accord ! … dans le premier cas , ils eurent tous le MÊME doute , dans
le second , ils eurent tous des doutes mais peut-être pas les MÊMES … et , à propos ,
de quel(s) doute(s) s'agissait-il ?"
- JP II : "Qu'est-ce que j'en sais ? … va , mon fils" . Il me bénit .

vendredi 17 avril 2020

TROIS MOUCHES 186 . FÊTE FORAINE À PORT-SOUDAN

    Il y avait tout de même , à parler franchement , une chose dont Berthe se réappro-
visionnait régulièrement , c'était les bouteilles de whisky . Deux , trois par semaine ,
souvent plus , dont les cadavres étaient alignés , en rangs serrés , le long du treillage
séparant la cuisine de l'entrée , comme pour un tir de fête foraine . Trois mouches
vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre son chapeau de paille .

    Des cadavres de mouches vermeilles étaient alignés en longs rangs contre le treillage
qui séparait de ses pailles serrées la cuisine de l'entrée . Au tir bourdonnant de la fête ,
on parlait franchement de Berthe qui , chaque semaine , réapprovisionnait deux ou
trois forains en chapeau , souvent plus , en bouteilles de whisky . C'était tout de même
une chose régulière !

    Au tir de la fête foraine , Berthe me parla franchement de cette chose merveilleuse :
il y avait tout de même trois cadavres par semaine régulièrement alignés dans l'entrée
de la cuisine . Des mouches vermeilles bourdonnaient contre leurs chapeaux de paille
le long du treillage où , en rangs serrés , ils se réapprovisionnaient séparément en bou-
teilles de whisky , deux , trois , souvent plus !

JULES 13 . VIDE ET ÉNERGIE

    Chambre de Jules . Soeur Marie de la Sainte Croix est debout sur le seuil .
Elle tient dans la main droite un verre d'eau où pétille un cachet d'aspirine .

- Smdlsc : "Savez-vous , Monsieur Jules , que vous êtes de la poussière d'étoiles ?"
- Jules , de son lit médicalisé : "Moi ?"
- Smdlsc : "Oui , vous … Monsieur Jules …" . Elle s'approche et pose le verre sur
la table de chevet . "… et vous êtes aussi du vide"
- Jules : "Du vide !? … comme vous y allez ! … comment dois-je le prendre ?"
- Smdlsc s'assoit sur le bord du lit : "Si nous disposions d'un microscope très-très-très
puissant …"
- Jules : "Si puissant que ça !"
- Smdlsc : "Ne faites pas l'idiot , Monsieur Jules … imaginons … un microscope pour
observer les atomes … qu'est-ce que nous verrions ? … à votre avis ?"
- Jules : "Euh … je ne sais pas … une petite boule ?"
- Smdlsc : "Que nenni ! … nous ne verrions rien du tout !"
- Jules : "…?… alors , à quoi bon dépenser des sous pour une telle machine ?"
- Smdlsc pose sa main sur l'avant-bras de Jules où goutte à goutte une perfusion :
"Les atomes n'ont pas de structure physique ! … ils sont faits d'énergie …"
- Jules : "Je suis du vide ?"
- Smdlsc : "Vous êtes de l'énergie ! … comme les étoiles !"
- Jules : "Je ne peux pas dire que ça me bouleverse"
- Smdlsc : "Ah ?"
- Jules : "Ma soeur , j'ai une sacrée envie de pisser !"

jeudi 16 avril 2020

KRANT 209 . DEUX VIES

    Moments de béatitude … je dors … je ne dors pas tout à fait car des souvenirs
anciens , comme la frange d'une lune , encerclent mes paupières . Maman chante …
sa voix est une caresse ; elle assiège mon berceau de bois léger … quelque chose
fume dans l'ombre devant la forme d'un chat … sur les volets claque un vent confus
de bouleaux … j'ouvre les yeux . Je suis assis dans un fauteuil de toile . Sur mes
jambes allongées , Hume dort . Le fourneau de Monsieur Lee ronronne . L'Océan
Pacifique me berce ...

mercredi 15 avril 2020

KRANT 208 . HOPETOWN

    Aborder à Hopetown n'était pas chose aisée . La manoeuvre était complexe et
requérait toute ma science et celle de l'équipage . Quand enfin le Kritik était lié à
son quai , le capitaine conviait dans sa cabine ses trois officiers , sortait de son coffre
une bouteille de kvas et quatre gobelets d'argent . Monsieur Lee , en tenue de céré-
monie et portant sur l'avant-bras une impeccable serviette blanche , versait l'alcool à
ras-bord des petits récipients puis , nous quatre les tenant sans en perdre une goutte
écoutions le toast que Krant marmonnait à la gloire et en l'honneur de la marine
lettonne . A un imperceptible mouvement de son sourcil droit , nous faisions cul-sec .

    Quand les hommes avaient quitté le navire pour boire toute la nuit et mettre sur
leurs genoux les dames de l'endroit , je regardais du pont le quai mélangé de marins
et d'autochtones . Alors , Monsieur Lee s'approchait de moi , perplexe , et lui qui
connaissait les us les plus étranges des plus étranges peuplades , celles de Guinée ,
celles du cercle polaire et comme je l'ai déjà écrit celles des Okakis , et les plus bur-
lesques traditions de tribus pratiquement inconnues , murmurait : "Quelles drôles de
coutumes vous avez ! … hi , hi , hi …"

mardi 14 avril 2020

NID DE PIE

    Ma chambre était une tour d'observation . Tôt ce matin de mai : j'avais 8 ans ,
déjà il faisait chaud . Vue sur la terrasse mouillée de lumière , le jardin s'ébouriffe et ,
au-delà d'un bosquet , la campagne se gorge de soleil jusqu'à l'autostrade au bourdon-
nement feutré , puis une autre frange de boqueteaux et l'océan enfoui dans une brume
nitescente . Mon père s'assoit sur une chaise de fer au dossier festonné d'un feuillage
blanc taché de rousses corrosions , croise en compas une jambe au-dessus de l'autre et
pose sur sa cuisse un livre . D'ici , de mon nid de pie , je ne puis lire son titre : un de
ses poètes grecs ou une histoire de science-fiction - Asimov , John Wyndham ? - ou
un roman de Chandler ? . Mon père noue ses doigts derrière la nuque , tire ses coudes
en arrière et cambre les reins , comme traversé par une onde libératrice puis , relâché ,
porte sa main droite en visière pour scruter - quoi ? - le lointain radieux où , cet après-
midi , il pourrait sortir son petit voilier , ou la procession poussive des camions sur la
route … il se met à lire . Immobile et soulevant juste ce qu'il faut du store , je regarde
mon père . Les tendons de son cou nerveux , le t-shirt aubergine usé sur ses épaules
sèches , le jean des jours chômés , les sandales dont l'une - celle de la jambe pliée -
est tombée sur le dallage . Vient ma mère , portée par un courant d'air silencieux . Elle
glisse en-dessous de moi , pose sa main aux ongles vermeils contre la joue de mon père
et sur son avant-bras accote sa hanche . Ramages fluides de sa robe . Elle dit quelque
chose . Sans lâcher des yeux sa lecture , il répond . Murmures . J'entends leurs voix
- sourde , celle de ma mère , rêche celle de mon père . Je ne discerne pas les mots .
De là-haut , de mon promontoire , je les vois tous les deux . Ils ont oublié que j'existe
mais c'est moi qui mène la danse .

DESMOND 131 . EARTHRISE

    Le Président est grincheux . Il est ratatiné dans son fauteuil , les épaulettes de son
veston lui font un oreiller bouchonné sur lequel sa tête est posée comme si un garde
d'Hérode venait de la décoller de son corps . Je suis assis en face de lui .

- "Desmond , vous voyez ce tableau" , dit-il en donnant de la tempe , sur sa droite .

    Car , à sa droite , un tableau est accroché près d'une applique de grand style :
"Earthrise" ("Lever de Terre") , photo de la NASA AS-14-2888HR , prise avec
son Hasselblad par Willians Anders , l'un des trois astronautes d'Apollo 8 . Magni-
fique photo dans un cadre en bois .

- Moi : "Oui , Monsieur le Président … magnifique !"
- Lui : "Vous trouvez ?"

    Le Président s'extirpe de la profondeur de son fauteuil , se penche et appuie sur
la touche d'appel d'un de ses téléphones . Sonnerie distante . On décroche : "Stacey ?"
(Stacey Anderson est la secrétaire particulière du Secrétaire d'État) … "Ma chère
Stacey , priez Henry de nous retrouver au Bureau Ovale … je suis avec Desmond"

- Le Président , en attendant le Secrétaire d'État , me regarde d'un oeil funèbre .
Il tripote sa cravate : "On va lui demander ce qu'il en pense"
- Kissinger entre : "Bonjour Monsieur le Président … Desmond …"
- Le Président : "Asseyez-vous , Henry" … Kissinger s'assoit à ma gauche .
- "Earthrise" , dit le Président .
- Kissinger , ses deux mains poussant sur les accoudoirs , fait pivoter son buste
vers le tableau : "Earthrise ! … quelle magnifique photographie ! … symbole de
notre  savoir-faire … elle illustre aussi que la lune a des libations pendant sa dévo-
lution et que …"
- Le Président : "Henry-Henry ! … épargnez-moi ces considérations astronomiques ,
je n'y comprends rien !"

    A ce moment entre Maryline ensachée dans une robe clair-de-lune à couper le souffle .

- Le Président , rasséréné par cette sélénite apparition  : Maryline , vous tombez à pic !" .
Tendant le bras vers le lever de terre : "Ce lever de terre , comment le trouvez-vous ?"
- Maryline , toute en courbes sidérantes (sidérales ?) , s'approche de "Earthrise" et ,
comme une comète libérant ses particules neutres : "C'est magnifique !"
- Le Président lisse sa cravate entre l'index et le majeur de sa dextre , puis l'agite :
"Magnifique-splendide-somptueuse photographie !"
- Kissinger et moi nous attendons à une implosion .
- Le Président : "… somptueuse-somptuaire-dispendieuse-onéreuse …"
- Nous : "……………"
- Lui : "… hors de prix !"
- Nous : "……………"
- Lui : "Vous savez ce qu'elle me coûte cette photo ? : 20 millions de dollars !"
- Nous : "……………"
- Lui : "Maryline , vous allez me décrocher ce machin … à sa place , je propose une
aquarelle de Pat . C'est nul et ça ne coûte rien : "Voiliers à Key Biscayne"

lundi 13 avril 2020

KAROLINA

    Dans ma vie j'ai eu 3000 femmes .

    Mille de moins que Mick Jagger , mais quand même 3000 !

    Dans l'ordre numérique , Karolina était au milieu du peloton , vers les 1500 .
J'étais encore à Niort . Mais pour ce qui est de la brièveté de la relation , elle est
largement en tête . En termes de cyclisme, on dirait qu'elle s'est échappée . Notre
liaison a été si brève que je me demande si - par honnêteté comptable - je ne devrais
pas l'exclure de ma liste . J'hésite . Comment était-elle ? . Une blonde , ça j'en suis à
peu près sûr . Allemande . De Dassel en Basse-Saxe (notes sur mon carnet "Femmes") .
Elle ne parlait pas un mot de français . Moi , j'avais fait allemand deuxième langue et
j'avais tout oublié sauf "auf wiedersehen" , ce qui signifie - pour ceux qui l'ignore-
raient (?) - "au revoir" . C'est quand j'ai ouvert la porte de l'appartement que ça s'est
passé . Je précédais Karolina , j'ai jeté mes clés sur le guéridon et j'ai dit "auf wieder-
sehen" . Elle était sur le pas de la porte avec son imperméable sur le dos . Elle m'a pris
au mot . Elle a tourné les talons  , la porte de l'ascenseur n'avait pas eu le temps de se
refermer (la fermeture était hyper-lente parce qu'il y avait beaucoup de personnes âgées
dans l'immeuble) et quand je me suis précipité sur le palier , Karolina avait disparu et
j'entendais le sifflement des câbles de la cabine . Non , il faut que je la gomme du
catalogue de mes conquêtes . Je ne me souviens même pas de la couleur de ses yeux !

samedi 11 avril 2020

LES LOUPS-GAROUS 1

    Ressuscitons les mots anciens !

    Des lycanthropes !? … Luis cartayait son 4x4 Toyota entre deux murs déhiscents
de colchiques qu'embaumait un subtil petrichor car l'orage s'était éloigné . Il mâchouil-
lait un cigare au goût umami . Des lycanthropes , on n'en avait jamais vus ici , pas plus
que  des chevaux zains . Or , selon trois touristes tudesques vêtus d'opulentes simarres
zinzolines (ils conféraient avec une gaupe locale et un cicérone sous les palmes d'un
désopilant tallipot) , un lycanthrope smaragdin au sinciput crénelé - peut-être deux ,
peut-être même une horde , allez savoir ! - rôdaillaient à la périphérie de la ville en
tortorant nos rarescents aucubas . Le cicérone corroborait ces potins au vu d'indices
ubérants et mettait sur le compte de coutumélies et vengeances ignées le comportement
obsidional de ces loups-garous . Mais sans doute s'agissait-il d'impavides tamanoirs du
genre tridactyle tâtant de leurs pattes haptiques quelque amusante fourmilière , animaux
placides donc , que cependant d'aucuns chassent pour leurs griffes et la moire de leur
peau . Ainsi pensait Luis quand une coruscation du soleil perça le caligineux entrelacs
de la jungle et la muraille de ses fruits marcescents . La nuit tomba et le ciel céruléen
s'effondra dans les phares de l'auto en irridescentes diaprures . Luis freina : un homme
à la figure vituline et pellucide paupière , portant sur l'épaule une veste contadine aux
franges indiscutablement squalides , se tenait au milieu du chemin . Il s'accota à la por-
tière et parla , mais son raisonnement , tout empreint de cavillations , était bourré de
termes hypocoristiques . Luis s'impatienta de ses prolégomènes d'autant que l'ilote de
femme que chaperonnait ce sylphe , en robe baptismale , anhélait et son haleine
méphitique , par la vitre baissée , créait dans l'habitacle un vortex fétide .

                                                                                                    (à suivre …)

vendredi 10 avril 2020

PRINTEMPS !

Sur ton épaule ,
Ô Vénus laiteuse ,
Virevoltent
Sous des nuages de soufre
Les écailles alaires
D'un paon-du-jour .

Les femmes-papillons
Tournicotent
Dans le parfum des fleurs …

C'est le printemps !

jeudi 9 avril 2020

KUMA

    A Kuma , on a la passion de l'écriture . Qu'un japonais ait la passion de l'écriture
et d'aucuns infèrent qu'il s'exprime dans cette forme poétique strictement codifiée :
le haïku . Or , à Kuma , on ne s'adonne pas à la poésie bien qu'on se plaise à calligra-
phier dans l'art de la tradition , en idéogrammes et , autant qu'il est possible , au pinceau
et à l'encre sur le papier en fibres de mûrier qu'on appelle "washi" . Ce qu'on pratique
ici , c'est la lettre d'amour . Les missives sentimentales que les habitant(e)s de Kuma
adressent à jet continu à leurs bienheureu(ses)x correspondant(e)s ont la forme de leur
ville , de leurs maisons et de leur campagne . Les émois qu'elles transportent - car il s'agit
de transports et de transports amoureux - ont la limpidité du Kuma-Gawa qui traverse la
cité dont les rizières gravées en camaïeu géométrique de vert- émeraude , jade et olive -
de jaune safran ou jaune paille , démêlent les subtiles passions . Pour les démonstrations
fougueuses , à ces légèretés pastel , l'épistolier de Kuma préférera sans nul doute épreindre
sa concupiscence avec les mots du Pin-Matsu ou du Cèdre-Sugi ! . Écrire , écrire , écrire
encore l'amour ! . Hommes et femmes , vieillards et enfants , s'adonnent au courrier du
coeur entre les cloisons opalescentes de leurs chambres , aussi - modernité oblige - dans
les cages en béton des nouveaux quartiers , mais qu'importe , chaque jour , du bureau de
poste , par train , par avion , des lettres timbrées imprégnées du miel de Kuma essaiment
alentours et plus loin encore ...

mercredi 8 avril 2020

LE SOLDAT FERRARI 4

    Quand on va de Sulmona à Campo di Giove par un sentier tordu , on arrive
obligatoirement à Canzano . C'est le seul passage entre les deux vallées . Le village ,
situé au confluent de l'Orfeuto dans l'Orta , s'élève sur un éperon rocheux . Au XIVe
siècle , les barons Baglioni érigèrent l'église du Santissimo Salvatore sur le site de
l'antique Corfinium . Je suppose , chère lectrice et cher lecteur , que ces considérations
historico-géographiques , malgré l'affection que vous me portez , ont rejoint votre
corbeille à papier . Vous avez tort . On ne comprendra pas l'extraordinaire personnalité
du Soldat Ferrari - Fortunato Ferrari ! - si on ne sait rien de son environnement et
- chers lecteurs - heureusement que vous m'avez !

    Dans quel paradis infernal naquit Fortunato , je le découvre quelques heures avant
vous , au hasard d'un voyage fantasmatique , comme si j'allais d'un neurone à l'autre ou
d'une île déserte à un continent oublié , tandis que je monte à Canzano à l'heure la plus
chaude entre les épilobes et le lys martagon .

    Lecteurs , nous avons de la chance : l'orchidée nigritelle ne pousse plus sur ces
pentes et nous épargne ses nauséabondes senteurs ...

mardi 7 avril 2020

COTE 137 . 149 . PARENTHÈSES

    Ça fait bien une demi-heure qu'on n'a pas entendu la voix de Martial !

- Le capitaine : "Martial , on ne vous entend plus ..."
- Martial : "……….."
- Moi : "Qu'est-ce qui te prend ? … tu es malade ? … et qu'est-ce que tu fous là , assis
comme ça ?"
- Martial : "……….."

    Martial est assis en tailleur sur le caillebotis , à côté de sa chaise bancale , la pipe entre
les dents . Il ne regarde rien . Il cligne peu des yeux .

- Bertin : "Tu veux un café ?"
- Moi : "Tu boudes ?"
- Le capitaine : "Ah , mon bon Martial , j'ai compris : je vous ai privé de patrouille …
et vous avez des fourmis dans les jambes"
- Moi : "Martial , ça suffit ! … parle !"
- Prigent : "Dis quelque chose , n'importe quoi !"
- Moi : "Ce silence , c'est insupportable !"
- Le capitaine : "Vous voulez que j'appelle le Major ?"
- Moi , rigolard : "… ou l'aumônier ?"

    Quelques gars nous rejoignent . Nous faisons cercle autour de notre camarade inerte .

- Prigent : "Si tu nous racontais une histoire "
- Riou agite une main devant le visage de Martial : "Tu n'es pas mort au moins ?"
- Prigent , de son index plié , frappe le casque du Bouddha crasseux et mal rasé :
"Toc-toc … il y a quelqu'un là-dedans ?"
- Le capitaine : "Martial , nom de Dieu ! … répondez !"
- Guégen , notre nouveau téléphoniste : "Peut-être qu'il dort …"
- Moi : "Les yeux ouverts ?"
- Mahé s'approche et fend notre cercle : "Si on le chatouillait ?"

    A ces derniers mots , les yeux de Martial s'affolent . Sa pipe se met à trembler entre
ses lèvres . Nous sommes atterrés . Puis il se maîtrise et revient à sa contenance initiale :
passive , inexpressive . De guerre lasse , chacun retourne à son inoccupation . Nous
abandonnons Martial sur son caillebotis . Une demi-heure plus tard , Martial d'une voix
forte :

- "Une heure ! … j'ai tenu une heure ! … je n'existais plus , mon capitaine ! … pendant
une heure , j'ai mis entre parenthèses mon désir des sens et mon désir d'existence …
kâmâ-tanhâ et bhava-tanhâ"
- Le capitaine : "…..?….. qu'est-ce que c'est que ce charabia ?"

lundi 6 avril 2020

DENDROPHYLAX FAWCETTII

    Grand Cayman . 389 West Bay Road . George Town . Nous sommes assis
dans une Opel Corsa devant l'agence Hertz . Madame Delplanque  a décidé de
conduire . Je tripote les boutons du GPS .

- "Où allons-nous ? … qu'est-ce que nous venons chercher ici ?"
- Madame Delplanque met le contact : 'Une orchidée … Dendrophylax Fawcettii ,
mais avant …"
- Moi : "Mais avant ?"
- Elle : "Stahvale House . North Church Street" . Elle met ses lunettes de soleil et
déboîte sans actionner le clignotant .
- Moi : "C'est une adresse ?"
- Elle : "Oui" . Elle me tend un papier : "C'est écrit là-dessus … programmez le GPS ,
s'il vous plaît"
- Moi : "C'est l'adresse d'un guide ? … nous avons besoin d'un guide sur cette petite
île ? … on pouvait s'en passer , non ?"
- Elle : "On n'a pas besoin de guide" . Elle se fait mystérieuse et ajoute : "Bank of
Bermuda Limited"
- Moi : "Une banque ?"
- Elle : "Dendrophylax Fawcettii est une espèce menacée … une orchidée"
- Moi : "Et la banque ?"
- Elle , de sa voix grave : "C'est une autre affaire"
- Nous prenons de la vitesse dans West Bay Road . Je programme l'adresse :
S-T-A-H-V … etc
- Moi : "Une banque ?"
- Elle : "Une banque … nous nous occuperons de Dendrophylax Fawcettii sitôt
après"
- Moi : "Bon sang , expliquez-moi ! … qu'est-ce que nous allons faire dans cette
banque ?"
- Elle soupire : "Dans cette banque , les fleurs sont protégées"

    A cette minute , je supputai que Madame Delplanque avait de très-très gros avoirs .






dimanche 5 avril 2020

AUDIENCE PONTIFICALE 11

    Je me présente devant le Saint-Père , le visage tuméfié .

- JP II : "Que t'arrive-t-il , mon fils ?"
- Moi : "Tes hallebardiers , très Saint-Père …"
- JP II : "Mes hallebardiers !? … ils t'ont frappé ?"
- Moi : "Pas qu'un peu ! … ça fait onze fois que je viens … c'est ça qui ne leur
a pas plu … j'ai résisté comme vous le voyez … ils voulaient me virer manu militari"
- JP II : "C'est normal , ce sont des militaires"
- Moi : "Oui , mais quand même ! … j'ai pourtant dit que je venais vous poser des
questions !"
- JP II : "C'est ça qui leur a déplu … moi-même , je déteste les questions"
- Moi : "Pourquoi ?"
- JP II : "Parce que c'est indiscret"
- Moi : "Une question sur la Sainte-Trinité , par exemple ?"
- JP II , levant les bras vers le plafond de la Salle Paul VI (auparavant Salle Nervi) :
"Ben , justement ! … celle-là , c'est la pire !"

samedi 4 avril 2020

TROIS MOUCHES 185 . D'APRÈS ADA

    Si nous tournons maintenant notre appareil vers un autre groupe un peu à l'écart
sous les festons violets de l'arcade du patio , nous pourrons prendre un plan américain
de Berthe enceinte du jeune maestro , qui porte un chapeau de paille où trois mouches
vermeilles et merveilleuses bourdonnent .

    Maintenant , à l'écart du groupe et de Berthe , sous les arcades du patio , un jeune
maestro américain portant un chapeau plan aux pailles festonnées , prenait son appareil
et le tournait vers l'enceinte où trois mouches violettes et une autre vermeille bourdon-
naient un peu .

    L'américain avait un plan : porter Berthe un peu enceinte sous les arcades où des
mouches bourdonnaient et la prendre avec son appareil à l'écart du groupe des trois
jeunes maestros qui tournaient maintenant leur chapeau de paille en s'émerveillant des
festons violets et vermeils du patio .

vendredi 3 avril 2020

KRANT 207 . PARTIR

    Je traversais le potager puis , après avoir serré dans mes bras mon père et ma petite
mère , je gagnais la forêt où ce qui restait des nuages de la nuit s'effilochait sur les arbres
en rougeoiements infinis . J'étais encore chez moi . Sur l'échine de nos vaches s'élevaient
avec lenteur des voiles de vapeur et le sac de marin pesait sur mon épaule de destinations
exotiques . Nous irions m'avait dit Toms la veille , à Nantes , à Cadix , et nous longerions
la côte d'Afrique . Je passais par-dessus des fossés où grouillaient la vie de la terre et mes
souvenirs d'enfant ; à chaque bon , la bandoulière me coupait le souffle . Derrière un
dernier rideau de verdure , mon ciel morcelé se révélait immense , bordé par l'ultime
cordon dunaire où des mouettes étincelaient comme la crénelure d'une couronne , celle
de l'océan-roi .

jeudi 2 avril 2020

PARADIS 139 . LOURDES 9

    Le lecteur attentif (et un tant soit peu instruit) aura compris que s'annonce ici
(Annonciation de l'Ange Gabriel) un très ennuyeux sermon sur la théorie écono-
mique de la Valeur .

- L'Ange Gabriel reboute ses Ray Ban sur son nez , occultant derechef sa céleste
pupille . Il froufroute des ailes comme font les économistes en préambule de leurs
assommantes conférences : "La haute valeur du miracle . Y tiens-tu ?"
- Dieu : "Bien entendu que j'y tiens ! … c'est avec elle que je subjugue l'humaine
candeur"
- L'AG : "Point trop n'en faut … changer l'eau en vin à Cana (Jean 2.12) , c'est top ,
multiplier les pains (Mt 16.9-11) , c'est pas mal non plus , booster un figuier stérile
(Marc 11.12-14) , marcher sur les eaux du Tibériade , bravo ! … ça suffit pour
impressionner … mais je le répète : point trop n'en faut ! . Limiter l'offre , c'est l'astuce
… limiter l'offre excite la demande et augmente la valeur du bien : le miracle …
c'est biblique !"
- Dieu : "………?……."
- L'AG : "Ça t'en bouche un coin !"
- Dieu : "Euh … quel coin ?"
- L'AG développe : "La médecine moderne a banalisé la guérison . Les salles d'attente
sont pleines à craquer , on fait la queue dans les pharmacies , on se bourre de drogues
… et on guérit à tout va ! .  La guérison est désormais un bien anodin … tout le monde
s'en fout !"
- Dieu : "………"
- L'AG enfonce le clou : "Vive la guérison miraculeuse … et vive sa rareté !"
- Dieu : "………"
- L'AG : "… et ça fait marcher le commerce … c'est win-win"
- Dieu : "Win-win ?"

    Marcello et Catherine sortent de la Basilique Saint-Marc , l'air sanctifié . Leurs pas
(Catherine sur talons hauts) les mènent à n'en pas douter sous le Pont des Soupirs .

                                                                FIN

KRANT 206 . UNE PETITE GNÔLE

    Je trouvai ce soir-là un Toms morose accoudé au bastingage tribord . Combien de
pensées grandes et petites , sombres ou lumineuses , le bastingage avait-il soutenu ,
de sentiments et de ressentiments et à quoi pouvaient mener nos accoudements sur ce
bout de ferraille qui bordait nos vies et dont la peinture écaillée témoignait ? . C'était
comme sortir de soi pour rentrer aussitôt dans nos peaux étriquées . Qu'allions-nous
regarder au-dessus du bordage où il n'y a à voir qu'une surface grise qui , sur les
mappemondes , a noms de mers et d'océans ? . Nul dans notre équipage - et cela vaut
pour tout équipage - ne fait autre chose , son travail accompli et si le temps le permet ,
que jeter son corps et son oeil grand ouvert mais aveugle contre ce garde-fou , d'y
appuyer son coude et d'offrir  aux éléments de l'espace sans bornes son être insignifiant ;
conduite de foncière ironie  car un marin ne peut croire sérieusement à son importance .
C'est à peu près en ces mots  que Toms me le laissa entendre ce soir-là quand , ma main
posée sur son épaule , je lui demandai si cet atlantique il n'en connaissait pas par-coeur
le visage .

- Lui : "Penses-tu vraiment que je le regarde ?"
- Moi : "…………."
- Lui , jetant son mégot par-dessus bord : "Il n'y a rien à voir"
- Moi : "…………."
- Lui : "Ce que je regarde , le croiras-tu ? … c'est moi"
- Moi : "….. toi ? …"
- Lui : "Ma petite vie … dans ce machin immense …"
- Moi : "…………."
- Lui : "Elle me paraît encore plus petite …"
- Moi : "…………."
- Lui : "Elle est minuscule … elle est ridicule …"
- Moi , tentant de barrer son insidieuse mélancolie : "Tu exagères , Toms !"
- Lui : "… comment , j'exagère !?"
- Moi : "…………."
- Lui : "Remarque bien : cet atlantique est dérisoire … le capitaine le dit : c'est une
goutte d'eau dans l'univers !"
- Moi : "…………."
- Lui : "A quoi tout cela rime-t-il ? … peux-tu me le dire ?"
- Moi : "…………."
- Lui : "Nous nous agitons …"
- Moi : "…………."
- Lui : "C'est idiot …"
- Moi : "Écoute-moi , Toms"
- Lui : "Tu as quelque chose d'intelligent à dire ?"
- Moi : "… non … rentrons … j'ai une petite gnôle réconfortante …"

PARADIS 138 . LOURDES 8

    Résumé : l'Ange Gabriel révèle à Dieu le programme philanthropique d'Ève
(certes obombré par les brumes de l'alcool) : production de guérisons miraculeuses
à l'échelle industrielle , choix d'une arme thérapeutique : l'eau et repérage d'un site
approprié : la grotte de Lourdes et sa source . "Venez boire à la fontaine et vous y
laver" , telle sera la prescription de Marie apparaissant à l'innocente Bernadette .
14 ans .

- Dieu : "As-tu lu les oeuvres du Docteur Zigfreud ?"
- L'Ange Gabriel : "Non"
- Dieu : 'La chouette Tengmalm , ça te dit quelque chose ?"
- L'AG : "Rien du tout"
- Dieu : "C'est une sorte de hibou boréal"
- L'AG : "Je l'ignorais"
- Dieu : "Revenons à notre trio de moutons : Ève , Marie , Bernadette"
- L'AG : "Dans cette affaire , il y a un hic"
- Dieu : "Quel hic ? … moi je trouve l'idée d'Ève ad hoc"
- L'AG , saisissant l'une des branches de ses Aviator entre les serres griffues de sa
patte droite et les faisant tournoyer (souvenons-nous de Sean Connery dans "Bons
baisers de Russie") dans l'air de la Sérénissime que humèrent jadis (était-ce au
Moyen-Âge ?) tant et tant de conseillers du Doge : "Je n'ai peut-être pas lu "Tintin
au Congo" , pas lu la Bible (même pas un petit bout !) , pas lu les oeuvres de ton
Docteur Zigtruc , je n'ai jamais entendu parler du hibou boréal …"
- Dieu : "La chouette Tengmalm"
- L'AG : " … mais j'ai lu Smith , Ricardo et Karl Marx"
- Dieu : "……?………"

                                                                  (à suivre …)

mercredi 1 avril 2020

LE CHAMP D'AMOUR

    L'amour de ma mère était un champ clos : pas facile d'y entrer . La barrière était
rarement ouverte et , quand elle l'était , il fallait être là . Alors , elle s'agenouillait
devant cette chose de 5 ans et l'entourait de ses bras . Son parfum exhalait le manque-
ment . Elle soupirait , la joue appuyée contre ma poitrine et moi , j'avais le nez dans
son inaccessible chevelure . Puis , très vite , elle m'écartait d'elle et , toujours me
tenant les épaules à bout de bras , elle me secouait doucement . Vérifiait-elle que
j'existais réellement , que le corps qu'elle venait d'étreindre avait , il y a si peu de
temps , logé dans le sien ? . Elle posait sa main à plat sur mon coeur . Moi , raide
comme un piquet et pressé d'en finir avec ce tête à tête incongru que cependant
j'avais éperdument désiré , au-delà de ma mère et de son champ d'amour , au-delà
de la clôture , je lorgnais la plaine semée de fleurs sauvages où , dès le terme de
cette embrassade absurde , j'irais me vautrer et compter , tout au loin , dans la brume
atlantique , les porte-containers .

DESMOND 130 . INTERROGATOIRE

- "Asseyez-vous , Desmond !"

    Convocation du Président dans son bureau privé . Le ton est froid . Je m'assois .

- Le Président me regarde dans les yeux : "Parlons !"
- Moi , comme un imbécile : "Euh , Monsieur le Président … de quoi ?"
- Lui : "De vous"
- Moi : "De moi !?"
- Lui avance le buste et tape du plat de la main sur un dossier posé sur son bureau :
"J'ai là un dossier"
- Moi : "……………."
- Lui : "Votre dossier"
- Mon rythme cardiaque s'accélère : "Mon dossier ?"
- Lui , plaqué à nouveau contre le dossier de son fauteuil , la tête légèrement penchée ,
enfoncée entre ses épaulettes . Il ne me quitte pas des yeux : "Edgar me l'a remis"
- Je rougis : "Monsieur Hoover ?"
- Lui : "Je l'ai lu … je sais tout … vous êtes limpide comme l'onde sauf qu'il y traîne
quelques vilains cailloux …"
- J'ai l'impression que mes cheveux se dressent sur ma tête .
- Les yeux du Président auscultent le sommet de mon crâne : "Je me trompe ? …
il me semble que vos cheveux se dressent sur votre tête … allons , Desmond … parlez !
… déchargez votre conscience"
- Moi : "Mais , Monsieur le Président … de quoi ..."
- Lui avance à nouveau le torse en travers du bureau , pose ses coudes sur le cuir du
plateau  et croise les doigts . Son regard me cloue sur mon siège : "Je sais tout , Desmond
… mais avouez !"
- Moi . La sueur coule entre mes omoplates . Je ne sais pas quoi dire .
- Lui , soudain , se rejette en arrière et , des deux mains , il frappe ses accoudoirs .
Contrastant avec ses sourcils patibulaires , un grandiose sourire distend son visage :
"C'est bien , Desmond ! … vous n'avez pas parlé !" . Il se lève , saisit le dossier et me
le tend : "Tenez , Desmond … c'est pour votre incinérateur … si ça vous amuse , vous
pouvez le lire mais c'est très ennuyeux !"