mardi 14 avril 2020

NID DE PIE

    Ma chambre était une tour d'observation . Tôt ce matin de mai : j'avais 8 ans ,
déjà il faisait chaud . Vue sur la terrasse mouillée de lumière , le jardin s'ébouriffe et ,
au-delà d'un bosquet , la campagne se gorge de soleil jusqu'à l'autostrade au bourdon-
nement feutré , puis une autre frange de boqueteaux et l'océan enfoui dans une brume
nitescente . Mon père s'assoit sur une chaise de fer au dossier festonné d'un feuillage
blanc taché de rousses corrosions , croise en compas une jambe au-dessus de l'autre et
pose sur sa cuisse un livre . D'ici , de mon nid de pie , je ne puis lire son titre : un de
ses poètes grecs ou une histoire de science-fiction - Asimov , John Wyndham ? - ou
un roman de Chandler ? . Mon père noue ses doigts derrière la nuque , tire ses coudes
en arrière et cambre les reins , comme traversé par une onde libératrice puis , relâché ,
porte sa main droite en visière pour scruter - quoi ? - le lointain radieux où , cet après-
midi , il pourrait sortir son petit voilier , ou la procession poussive des camions sur la
route … il se met à lire . Immobile et soulevant juste ce qu'il faut du store , je regarde
mon père . Les tendons de son cou nerveux , le t-shirt aubergine usé sur ses épaules
sèches , le jean des jours chômés , les sandales dont l'une - celle de la jambe pliée -
est tombée sur le dallage . Vient ma mère , portée par un courant d'air silencieux . Elle
glisse en-dessous de moi , pose sa main aux ongles vermeils contre la joue de mon père
et sur son avant-bras accote sa hanche . Ramages fluides de sa robe . Elle dit quelque
chose . Sans lâcher des yeux sa lecture , il répond . Murmures . J'entends leurs voix
- sourde , celle de ma mère , rêche celle de mon père . Je ne discerne pas les mots .
De là-haut , de mon promontoire , je les vois tous les deux . Ils ont oublié que j'existe
mais c'est moi qui mène la danse .

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