Je trouvai ce soir-là un Toms morose accoudé au bastingage tribord . Combien de
pensées grandes et petites , sombres ou lumineuses , le bastingage avait-il soutenu ,
de sentiments et de ressentiments et à quoi pouvaient mener nos accoudements sur ce
bout de ferraille qui bordait nos vies et dont la peinture écaillée témoignait ? . C'était
comme sortir de soi pour rentrer aussitôt dans nos peaux étriquées . Qu'allions-nous
regarder au-dessus du bordage où il n'y a à voir qu'une surface grise qui , sur les
mappemondes , a noms de mers et d'océans ? . Nul dans notre équipage - et cela vaut
pour tout équipage - ne fait autre chose , son travail accompli et si le temps le permet ,
que jeter son corps et son oeil grand ouvert mais aveugle contre ce garde-fou , d'y
appuyer son coude et d'offrir aux éléments de l'espace sans bornes son être insignifiant ;
conduite de foncière ironie car un marin ne peut croire sérieusement à son importance .
C'est à peu près en ces mots que Toms me le laissa entendre ce soir-là quand , ma main
posée sur son épaule , je lui demandai si cet atlantique il n'en connaissait pas par-coeur
le visage .
- Lui : "Penses-tu vraiment que je le regarde ?"
- Moi : "…………."
- Lui , jetant son mégot par-dessus bord : "Il n'y a rien à voir"
- Moi : "…………."
- Lui : "Ce que je regarde , le croiras-tu ? … c'est moi"
- Moi : "….. toi ? …"
- Lui : "Ma petite vie … dans ce machin immense …"
- Moi : "…………."
- Lui : "Elle me paraît encore plus petite …"
- Moi : "…………."
- Lui : "Elle est minuscule … elle est ridicule …"
- Moi , tentant de barrer son insidieuse mélancolie : "Tu exagères , Toms !"
- Lui : "… comment , j'exagère !?"
- Moi : "…………."
- Lui : "Remarque bien : cet atlantique est dérisoire … le capitaine le dit : c'est une
goutte d'eau dans l'univers !"
- Moi : "…………."
- Lui : "A quoi tout cela rime-t-il ? … peux-tu me le dire ?"
- Moi : "…………."
- Lui : "Nous nous agitons …"
- Moi : "…………."
- Lui : "C'est idiot …"
- Moi : "Écoute-moi , Toms"
- Lui : "Tu as quelque chose d'intelligent à dire ?"
- Moi : "… non … rentrons … j'ai une petite gnôle réconfortante …"
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