Une vingtaine de spectateurs . Oui , nous étions à peu près vingt , en tailleur à
même le caillebotis ou assis sur des caisses , sur des sacs de sable ou sur la banquette
de tir ou , debout , appuyés contre le parados . Le capitaine trônait sur la seule chaise
de la tranchée - propriété de Martial - et semblait occuper une loge de balcon . Les trois
coups retentirent , clairs et nets , sur le fond lointain du pilonnement de Montrepont en
ruines . Martial , invisible derrière le castelet , présenta son spectacle , drame - c'est de
drame qu'il qualifiait sa création - à deux personnages bien connus : Guignol et Gnafron .
Gnafron d'abord parut . L'auteur l'avait confectionné sur une douille de 75 mm , articulée
par une ingénieuse tringlerie de fil de fer et affublée d'un assez fidèle uniforme bleu
horizon d'officier français où les plus subtils d'entre nous pressentirent l'image affable de
notre capitaine . Puis Guignol gicla du cadre de scène dans un violent soulevé de rideau .
Le marionnettiste agitait avec frénésie ce pantin fait d'une même douille de 75 , les yeux
percés d'éclats de verre , le front biaisé d'une mèche brune , la lèvre supérieure hérissée
d'une moustache , des flamboiements de laiton criblaient ses noirs oripeaux .
- Voix grondante du dramaturge : "Tremblez , poilus ! … voici le pire des Guignols ,
le nouvel Empereur de Barbarie , bouture de Guillaume , graine de Kronprinz : le cruel
Adolph Fritzler ! … Guignol de l'espèce démoniaque ! "
L'histoire était assez confuse , obscurcie par les vociférations d'Adolph Fritzler qui
faisait tournoyer son bâton au-dessus de nos casques . L'aimable Gnafron tentait sans
succès d'endiguer l'effroyable logorrhée de son comparse qui éructait des ach , des
schnütz , des raus , des schnell , postillonnait sa haine , hoquetait de fureur , sa main
droite se tendait au-dessus de nos têtes - heil ! - puis il croisait les bras , se retirait au
fond de la scène , enflé de fulminations captives , ses yeux de verre exorbités , avant de
se jeter en avant et débonder sur nos capotes ses imprécations teutonnes : acht , grosse
schnütz , schwein , plikch , verdammt !! …
Le spectacle dura dix minutes et le rideau tomba . Quand l'artiste parut , s'extirpant
en nage de l'étroit castelet , les mains gantées de ses deux figurines inertes (mais Guignol-
Fritzlzer tremblait encore de soubresauts nerveux) , nous avons applaudi , nous avons
sifflé , nous nous tordions de rire , et nous avons jeté en l'air nos calots . Martial , lessivé ,
s'inclina .
- Le capitaine : "Bravo , Martial ! … formidable ! … votre Adolph Fritzler est très amusant !"
- Martial : "Ah !? … vous trouvez ?"
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