dimanche 30 avril 2017

COTE 137 . 84 . NOIR CAFÉ

- Moi : "Ainsi , selon toi , Martial , le temps n'existe pas …"
- Martial : "Ben … tu peux m'en apporter un morceau ? … m'en montrer un échantillon
sur un plateau ?"
- Moi : "… Non … non … bien entendu , c'est impossible …"
- Martial est assis sur une caisse de munitions . Il tourne dans son café , le délicat , une
petite cuiller en métal argenté ; ce café que Bertin vient de verser dans une tasse en por-
celaine - "du véritable Limoges , héritée de mon grand-oncle !" , affirme Martial qui
déteste se servir de son quart pour l'excellent café de Bertin : "Tu vois bien … c'est im-
possible …"
- Moi : "Enfin , Martial … il y a des tas de choses qu'on ne peut pas poser sur un plateau
et qui pourtant existent !"
- Martial , plus assis que jamais sur sa caisse , les molletières enfoncées dans la boue de
Craonne , protégeant d'une main son café de la pluie et de l'autre toujours tournant sa
petite cuiller , concentré sur la fine trace de mousse brune qu'elle entraîne sur la surface
noire : "Comme par exemple ?"
- Moi , sans réfléchir , pris à brûle-pourpoint : "Au hasard , Martial : la méchanceté …
ça existe la méchanceté … et je ne peux pas t'en apporter un morceau sur un plateau"
- Martial . Il s'arrête d'agiter sa petite cuiller puis tourne vers moi deux lourdes paupières :
"Tu te fous de moi !?"
- Moi : "………..?……….."
- Martial : "Tu es aveugle , vieux ? … tu as pris les gaz ?"
- Moi : "………………….."
- Martial . Il se penche à gauche comme si quelque chose lui avait échappé dans l'enfilade
de la tranchée , lentement , parcourant des yeux par-delà les sacs de sable la ligne cham-
boulée de la Cote 137 , revenant à ses bandes molletières enfoncées dans la boue , puis à
droite , fixant le pied d'un cadavre qui émerge d'un trou et qu'on n'a pu dégager : "Mon
vieux … peut-être ton exemple est mal choisi …"
- Moi : "Tu as raison , Martial … ce n'est pas un bon exemple …"

    Et Martial , sans un mot , boit son café à petits coups , le déguste avec une tristesse
infinie , au sens de ce qui n'a pas de bornes .

samedi 29 avril 2017

RASMUS NIELSEN

    La Nature , les ancêtres de Rasmus Nielsen l'avaient affrontée à coups de rames .
   
    En 1980 , ce citoyen danois de Skagen se mit en tête de la transcrire sur papier recyclé
au moyen de tampons encreurs . Ils (ses ancêtres) avaient colonisé l'Islande , échoué leurs
drakkars sur les plages désertes de l'Île de Baffin , descendu les grands fleuves russes
jusqu'à la Mer Noire , mis à sac Séville et Pise ; lui décrirait le monde sans quitter son
fauteuil de style Gustav II …

    Pas une partie de la Nature , mais toute la Nature aux heures changeantes , telle qu'elle
s'offrait , anamorphosée par le triple vitrage de sa maison du Jutland : dunes mouvantes
et bancs de sable bousculés par l'éclat de la mer , buse en vol stationnaire sur la lande ,
ramures penchées d'ormes bi-centenaires .

    Rasmus sculpta ses tampons de vent et de nuit … on considère comme son chef-d'oeuvre
l'interprétation encrée qu'il fit de la galaxie spirale NGC 1365 dans l'amas de Fornax .

    Le seul bout de Nature que Rasmus Nielsen ne put imprégner sur ses coussinets sont les
sculptures de son fauteuil en bois de Laponie , puisqu'il était assis dessus .

jeudi 27 avril 2017

ADALBERTO MARINO

    Ça fait dix ans que je fais le Tour d'Italie .

    Mon nom ne vous dira rien : Adalberto Marino , alias "Il truffatore" . Je suis né à
Isolabona , en Ligurie où , quand j'étais cadet , j'ai remporté quelques courses truquées .

    Sauf s'il vous arrivait d'éplucher les colonnes sportives de "La Voce Del Popolo" ,
mon nom vous est inconnu .

    Je n'ai jamais rien gagné chez les pros . Je suis un obscur des pelotons , un porteur
d'eau . Pourtant , je me dope à l'ACTH , un corticotrope qui augmente la sécrétion
d'hormones anabolisantes ; mes reins sont comme deux pompelmi !

    Mais je suis tranquille : les contrôleurs ne me feront pas faire pipi dans leurs flacons
vu qu'à l'heure où j'arrive à l'étape , ils sont au bar de l'hôtel et au dixième verre de grappa .

    Cette année , j'ai tenté un gros coup dans l'ascension de Gran Paradiso . J'ai bien étudié
le règlement . Rien n'interdit de couper par la montagne . Je me suis laissé décrocher par
le gruppetto dans cette région que je connais comme ma poche . J'ai basculé de la route
entre les mélèzes et j'ai grimpé jusqu'au refuge Victor Emmanuel .

    Après , j'ai piqué plein nord pour contourner l'éperon rocheux et c'est là que j'ai été
surpris par la neige ; il n'y en a jamais en juin .

    On m'a retrouvé grâce à mon maillot de lanterne rouge et on m'a amputé de deux orteils .
Ça n'est jamais arrivé dans une étape du Giro ni d'ailleurs dans aucune étape d'aucun tour .

mercredi 26 avril 2017

KRANT 92 . TOMS

    C'était quelques jours après l'ultime plongeon de Monsieur Lee . J'observais cette
nuit-là , merveilleuse nuit australe , le Grand Nuage de Magellan . J'étais assis au bout
du gaillard d'arrière , les jambes allongées sur le pont et le dos appuyé au bastingage .
L'hélice du Kritik battait sous moi son sillage blanc . Cet endroit extrême était le lieu
que j'avais élu pour réviser les cours du capitaine Krant . Au milieu de la barre lumi-
neuse du Grand Nuage , je distinguais son noyau , la Nébuleuse de la Tarentule , ses
amas globulaires et la structure de gaz et d'étoiles arrachés au Petit Nuage par les forces
de marée de la Voie Lactée .

    Toms , cette nuit , me rejoignit . C'est notre quartier-maître . Il vint s'asseoir à côté de
moi ; j'en conçu un peu d'irritation car , à coup sûr , la vision de l'infiniment grand pro-
duirait sur ce petit coeur d'agaçantes pleurnicheries .

- Toms tint cinq minutes avant de dire :

- "Que désirons-nous , chef ? … tu peux me le dire ?"
- Moi : "………….."
- Toms : "Monsieur Lee est mort lundi , et vendredi nous avons fini de pleurer … la vie a
repris son cours comme on dit …"
- Moi : "………….."
- Toms : "Quel cours , dis-moi ?"
- Moi : "Est-ce que je sais , Toms !"

     Toms se tourna vers moi , laissant là-haut les milliards d'étoiles :

- "Hume … Monsieur Lee … nous larguons nos morts dans la mer et ça ne nous gâte pas
l'appétit"
- Moi : "………….."
- Toms : "Qu'est-ce que tu regardes ?"
- Moi : "Le Grand Nuage de Magellan …"
- Toms : "Où çà ?"

    J'approchai ma tête de la sienne et je tendis le bras :

- "Tu vois … ce petit point lumineux … à 30° … le vois-tu ?"
- Toms : "Oui … je le vois"

    Toms est mon ami .

mardi 25 avril 2017

TROIS MOUCHES 87 . MER D'IROISE (JG ?)

    La mer , après la tempête , écume un reste de rage autour du phare des Pierres Noires
qui , toutes les cinq secondes , lance l'éclat de son feu rouge . Berthe , le gardien et moi
regardons fixement de là-haut le Rocher du Diamant où des cormorans sèchent leur plu-
mage au soleil revenu . Trois mouches vermeilles et merveilleuses , extravagantes en ce
lieu solitaire et hostile , bourdonnent coutre nos chapeaux de paille .


    Merveilleuses secondes : dans la tempête , le phare des Pierres Noires lance des feux
de diamant solitaire et d'hostiles cormorans aux plumes extravagantes fixent les rougeurs
d'un reste de soleil . Leur rage bourdonne : elle sèche l'écume de mer et l'éclat de nos
chapeaux de paille .


    Rouge , le soleil bourdonne . Il écume les secondes et l'éclat extravagant de la mer
revenue , merveilleuse et vermeille . Elle s'élance contre le rocher du Phare des Pierres ,
hostile , noir et solitaire . Le gardien et moi regardons les cormorans dans la tempête
enragée pendant que , là-haut , Berthe sèche ce qui reste du diamant .

COTE 137 . 83 . LA QUESTION DU TEMPS

- Martial : "Mon capitaine !"
- Le capitaine : "Martial ?"

    Notre artillerie et celle d'en-face s'acharnent sur les ruines de Montrepont , s'obstinent
à les réduire en poudre , peut-être à aérer la terre en vue des futures semailles et pour
quelle autre raison puisque ne subsistent à Montrepont ni fortins , ni défenseurs , ni ani-
maux , aucune vie à détruire , pas même un ver de terre et on se demande si un asticot
mangeur de poilus ou de pauvres paysans bavarois tombés là peut y survivre .

- Martial : "Mon capitaine … au fond , qu'est-ce que le temps ?"
- Le capitaine : "Le temps !? … de quel temps parlez-vous , Martial ? … du temps qu'il
fait ? … du temps qui passe ? …"
- Martial : "Ni de l'un , ni de l'autre , mon capitaine …"
- Le capitaine : "De quoi alors ?"
- Martial : "Je manque de mots , mon capitaine … comme il ne se passe rien depuis des
jours , je réfléchissais à cette chose qui passe quand rien ne se passe … qu'est-ce que le
temps ? …"
- Le capitaine : "………?……….."
- Martial : "On ne peut pas le toucher … on ne peut ni le voir , ni le parcourir , ni le sen-
tir … on ne peut pas se le représenter non plus … et pourtant ! …"
- Le capitaine : "Au moins , on peut le mesurer … les heures , les minutes … souvenez-
vous de l'aiguille de l'église …"

    Nous nous tournons vers Montrepont où , depuis belle lurette , ill n'y a plus d'horloge
et plus d'aiguille . Un tronçon malingre de nef dresse encore ses pierres , mais ça ne de-
vrait pas durer .

- Martial : "Non , mon capitaine … elle tournait sur un cadran … c'était un mouvement
circulaire … un mouvement , pas du temps !"
- Le capitaine : "Et que faites-vous des saisons ? … l'automne , l'hiver … l'un suivant
l'autre …"
- Martial : "Du mouvement , sauf votre respect ! … le mouvement de la terre autour du
soleil … pas de temps dans cette affaire ! …"
- Le capitaine : "Vous coupez les cheveux en quatre , Martial … vous ergotez …"
- Martial : "Je pense , mon capitaine , que le temps n'est rien … juste un mot … une idée .
Comme l'infini , le néant … Dieu …"
- Le capitaine : "Enfin , Martial ! … il y a bien un passé et un futur , non ? … on ne peut
pas revenir en arrière … avant la guerre , par exemple … et on ne peut pas aller plus vite
que la musique … dans cinq minutes , quand les boches auront fichu par terre ce qui reste
de l'église de Montrepont .

    Or , l'église de Montrepont n'attendit pas cinq minutes car , à la seconde même , le moi-
gnon de sa nef s'abattit dans un nuage de poussière .

- Martial , le regard tourné vers le champignon qui s'élevait vers le ciel : "Un gars nommé
Slipher … un américain , mon capitaine … astronome … il prétend que les étoiles s'éloi-
gnent les unes des autres à toute vitesse"
- Le capitaine : "Vous en savez des choses , Martial !"
- Martial , modeste : "J'ai lu ça dans un journal … avant la guerre … ça signifie que l'univers
grandit"
- Le capitaine : "Mais quel rapport avec le temps ?"
- Martial : "Je ne sais pas … une intuition … faut que j'y réfléchisse"
- Bertin , brandissant sa cafetière : "Bof ! … l'aiguille de ma montre a bougé de cinq milli-
mètres … c'est l'heure du jus !"









dimanche 23 avril 2017

ROCKER DU CRÉTINIER

    Longtemps , j'ai pensé qu'un jour je serai célèbre .

    Malheureusement , ma notoriété n'a jamais dépassé les bornes de mon quartier .
J'étais une vedette au Crétinier , mais au Laboureur on connaissait à peine mon nom .

    Je m'appelle Silve Yelserp , c'est d'origine yougoslave , et je me demande si ce
patronyme imprononçable n'a pas nuit à ma carrière .

    En réalité , ça n'a rien à voir . C'est à cause de mon répertoire . Les reprises de
Jean Sablon , "Clopin-clopant" , "Vous qui passez sans me voir" , ou celles de Georges
Guétary "Chic a chiquito" s'adressent à un public averti mais de plus en plus clairsemé .

    Dimanche dernier , à la salle des fêtes de Wattrelos , j'ai tenté quelque chose …

    J'ai sorti de mes tiroirs des vieilles compositions à moi (j'en ai des tonnes !) que je n'ai
jamais osé interpréter sur scène . C'est des trucs en anglais : "Don't be cruel" , "Love me
tonight" , "Blue River" , "Devil in disguise" , "Memphis Tennessee" … and so on …
des bluettes sans prétention !

    J'ai fait un tabac ! . A 16 heures , les vieilles dames ont quitté la salle et un tas de jeunes
sont arrivés .

    Ça leur plaisait tellement qu'ils ont cassé la moitié des fauteuils ! . Je me suis fait
engueulé par le directeur …

    Tout compte fait (ça m'a coûté un max) , je me demande si je suis sur la bonne voie ...

samedi 22 avril 2017

MAURICE DELETTE

    Les tranchées sont une horreur . Des rats , des poux , la mort ; et ça pue l'homme ,
ça pue des milliers d'hommes . Dans les tranchées , pas de femmes . Pas de tendresse ,
pas de roses …

    T'imagines des roses à Verdun ?

    Ainsi aurait parlé Maurice Delette du 11e régiment d'artillerie de Tournai, mon
grand-oncle , amateur de femmes .

    Le 21 février 1916 , premier jour de la bataille de Verdun , à 6 heures du matin ,
Maurice fut écrabouillé par un obus de 400 . L'obus creusa un trou assez profond pour
enfouir ses morceaux et ceux de ses trois camarades servants , ceux aussi de son canon
De Bange sans recul et des deux chevaux de trait . De cette batterie on ne retrouva rien
et quand les boches ont attaqué une heure plus tard , ils ont traversé mon oncle sans s'en
rendre compte .

    Le caporal Delette s'est évaporé au champ d'honneur . Cet amateur de femmes passa
de l'être au néant en un milliardième de seconde , avec sa tendresse et son réservoir de
sperme .

vendredi 21 avril 2017

KRANT 91 . RÊVE OU RÉALITÉ ?

    Un jour , après mon quart , je divaguais sur le pont , accoudé au bastingage . J'étais
(pour quelle raison ?)  d'humeur chagrine .

- Krant : "A quoi pensez-vous , chef ?"
- Moi : "… Euh , capitaine … je ne le sais pas moi-même … à rien ..."
- Krant . Il s'accouda près de moi : "Pourtant , vous pensiez bien à quelque chose … peut-
on s'arrêter de penser ?"
- Moi , maussade : "… Non , certes , capitaine … c'est comme respirer"

    Nous longions une côte basse et rectiligne . Je ne me souviens pas en bordure de quel
océan et sous quelle latitude . Nous restâmes silencieux .

- Puis Krant : "Peut-être rêviez-vous …"
- Moi , avec une once d'agressivité : "Capitaine , je ne rêve jamais !"
- Krant : "Allons , chef ! … nous rêvons éveillés … et quand elle n'est pas un rêve , notre
vie est une construction de l'esprit"
- Moi : "………………….."
- Krant : "Je vais vous dire où vous étiez il y a cinq minutes … vous étiez dans votre pota-
ger , à Koenigsberg … vous étiez où vous n'êtes pas … êtes-vous à Koenigsberg , chef ?"
- Moi , bougon : "… Non sacrebleu … je suis sur le Kritik , à des milliers de miles de chez
moi … j'étais peut-être dans mon potager , en pensée"
- Krant : "C'est ce que je disais … vous étiez à Koenigsberg en pensée… c'était une
fiction … la fiction est une forme de rêve , non ?"

    Un goéland se posa sur un cabestan .

- Krant : "Ce goéland est sur ce cabestan et ne se sent nulle part ailleurs"
- Moi . Les arguties du capitaine m'irritaient . Je n'avais pas la tête à les commenter et
voulus y mettre fin : "Rêver est le propre de l'homme … penser aussi … ça n'est pas une
découverte !"
- Krant : "…………………."
- Moi , maniant si rarement l'ironie : "Mais , dites-moi capitaine … il y a bien un goéland
sur ce cabestan , ou ai-je la berlue ?"
- Krant se redressa et , fixant l'oiseau qui dépliait ses ailes pour s'envoler : "Non , chef ,
vous n'avez pas la berlue . Il me semble qu'il y a sur ce cabestan un goéland et que , dans
un instant , il n'y sera plus"

TROIS MOUCHES 86 . LA CHUTE

    Mon nom est Adam . Elle , c'est Ève . Nous sommes assis sous un pommier .
Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnent contre nos chapeaux de
paille . "Je mangerai bien une pomme " et Ève me tend celle-ci . "N'est-ce pas
un fruit défendu ?" … "si" dit-elle , câline .

    Une pomme vermeille bourdonne dans un merveilleux pommier . Ève est
assise sous ce fruit . Elle me dit , câline : "Mange-le ! … c'est défendu" … elle
me le tend … je le mange …

    Ève bourdonne . Elle est contre Adam et mange une pomme merveilleuse .
"C'est un fruit défendu !" dit-il et elle , câline , lui en tend trois dans son chapeau .

jeudi 20 avril 2017

COTE 137 . 82 . ÉVANGILE SELON MARTIAL

    Dimanche . Messe de tranchée . Les pratiquants de la compagnie (en enfer , toute la
compagnie pratique) sont entassés dans la boue . Le capitaine et l'aumônier leur font
face . A un kilomètre , dans la brume de ce matin de novembre , la dernière ferme de
Montrepont rougeoie dans ses flammes . Hier , une offensive sur la cote 137 , inutile ,
a enrichi le sol d'une nouvelle couche de terreau : celle de nos camarades morts pour
la France . Deus fantassins d'un régiment proche , le 62e d'infanterie , ont été fusillés
pour désertion .

- Martial : "Si vous le permettez , l'abbé , j'aimerais dire l'Évangile"
- L'aumônier au capitaine : "mon capitaine … puis-je accéder à la demande de ce soldat ?"
- Le capitaine : "… hum … vous le pouvez … à vos risques et périls …"
- L'aumônier : "….?…." . Il tend à Martial son Nouveau Testament .
- Martial . Il le repousse de la main avec douceur : "Inutile , l'abbé … l'Évangile , je l'ai
dans la tête …"
- Le capitaine , méfiant : "C'est l'Évangile , Martial ? … pas une de vos … de vos pro-
vocations !?"
- Martial : "Provocations !? … la Parole du Seigneur est provocante , mon capitaine !"
- Le capitaine : "Bien , bien , Martial … ne vous énervez pas … nous vous écoutons"

    Le silence se fait sur fond d'artillerie , lointain mais indélébile .

- Martial , d'une voix forte , celle d'un prédicateur : "En ce temps-là , les juifs se révol-
tèrent contre l'envahisseur romain …"
- L'aumônier : "… Mon fils ! … quel est ce … je ne …"
- Martial , poursuivant : "Un juif de Nazareth , du nom de Jésus , fut mobilisé . On
l'envoya en camion à Jérusalem , en première ligne ..;"
- L'aumônier : "… Mais … mon fils ! …"
- Martial : "Comme il disait beaucoup de choses en paraboles , ses camarades l'écoutaient
et ils devinrent ses disciples … et comme il faisait des miracles , le Haut État-Major lui
donna du grade"
- L'aumônier : "Capitaine ! … ce n'est pas …"
- Le capitaine , posant la main sur le bras de l'aumônier : "Mon père ! … écoutez ! …"
- Martial : "Le matin de l'offensive contre la cote 137 , au lieu-dit Golgotha , Jésus clama :
"Vous avez appris ce qui a été dit aux Anciens : tu ne tueras point ; mais qui tuera sera
justiciable du Tribunal"
- Le capitaine : "Martial ! … stop ! …"
- Martial : "Des gendarmes se saisirent de lui et le conduisirent devant le commandant du
secteur , commandant Pilate"
- Le capitaine : "Martial !"
- Martial : "Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans un régiment"
- Le capitaine : "Martial …"
- Martial : "Une Cour Martiale le jugea"
- Le capitaine : "Martial , je vous ordonne de …"
- Martial : "Il fut condamné à être fusillé pour l'exemple"
- L'aumônier : "Mon capitaine ! … que raconte ce soldat ?"
- Le capitaine : "L'Évangile , à ce qu'il semble … Martial ! … arrêtez-çà ! …"
- Martial : "Mais à Pilate les gendarmes criaient : "Crucifie-le , crucifie-le ! …"
- Le capitaine : "Martial ! … non ! …"
- Martial : "Après s'en être lavé les mains Pilate livra Jésus à leur volonté"
- Le capitaine : "Martial ! … pour l'amour de Dieu ! … ça suffit !"
- Martial : "Ils le crucifièrent et lui adjoignirent deux fantassins du 62e régiment
d'infanterie"
- Le capitaine , se voilant la face : "Nom de Dieu !"
- Martial : "Amen !"

mardi 18 avril 2017

HISTOIRE DE MOSHE SHACHNA (2ème partie)

    J'ai passé cinq ans 3 rue de la Renaudière (Nancy) , à promouvoir l'amitié franco-
soviétique . J'occupais un bureau insonorisé à l'entresol d'où je sortais la nuit pour
calibrer nos antennes sur la terrasse . Je n'étais pas autorisé à sortir ; les Français , je
ne les voyais pas mais je les écoutais en toute illégalité . J'étais branché de jour comme
de nuit sur mon récepteur et je codais sur des feuilles-types les renseignements obtenus .
Ma cible , c'était les sympathisants de gauche et , sans vouloir me vanter , je recueillis
des tuyaux de première bourre : Solange Dutapin , secrétaire du Parti Socialiste local ,
avait des règles douloureuses et Joseph Keller , trésorier , utilisait la caisse noire pour
les soins dentaires de sa maîtresse .

    C'était une époque formidable ! . L'Union Soviétique massait sur la frontière
d'Allemagne de l'Est des milliers de chars d'assaut à l'état d'épave , en vue d'une invasion
future . Grâce aux leçons de Fedora , le KGB me fit sortir de mon bocal : je parlais un
excellent français . Mes chefs m'affublèrent d'un camouflage si étincelant qu'il aveugla
le contre-espionnage ennemi . Je m'appelais Konica Rox-Xeranx , ressortissant polonais
émigré aux États-Unis où j'avais fait fortune dans la reproduction de documents ! . Par
amour de la Meurthe-et-Moselle , je sollicitais la nationalité française . Je l'obtins sans
difficultés .

    Lors de la campagne des municipales en 1989 , je rencontrai Roland Clement
"par hasard" dans un cocktail branché . Nous sympathisâmes . Le 12 mars , Roland
était élu maire de Nancy . Il fit de moi son premier adjoint . Le 13 mars , j'envoyai à mon
officier traitant ma première photocopie : un plan détaillé de la Place Stanislas . Mais le
9 novembre de la même année , le mur de Berlin tombait et on m'exfiltra dans ce qui
restait de l'Union Soviétique . J'eus droit à une balle dans la nuque . On me coula dans
un sarcophage de béton en Mer de Barents , entre la Presqu'île de Kola et celle de Kanin .

HISTOIRE DE MOSHE SHACHNA (1ère partie)

    Mon existence , je l'ai vécue sous le sceau du secret et - indécise frontière -
du mensonge .

    Je m'appelle Moshe Shachna . Je suis né le 10 novembre 1921 à Bydgoszcz ,
bourgade polonaise de la Voïvodie de Poméranie . Quand les nazis ont attaqué mon pays
en septembre 1939 , je suis entré dans la résistance chez les partisans juifs . J'avais 18 ans .
J'ai combattu 4 ans dans la grande forêt primaire de Bialowieza . Le 10 novembre 1943 ,
jour de mon anniversaire , mon groupe a accroché un convoi de la Wermacht qui s'était
égaré dans nos parages . J'ai pris une balle dans le bras gauche et , comme nous n'avions
ni médecins ni médicaments , la blessure a mal tourné . Deux camarades m'ont amputé
au-dessus du coude avec une scie de bûcheron et un litre de vodka . J'ai survécu …
A la bataille de Seelow , le 16 avril 1945 , nous avons fait la jonction avec l'Armée Rouge .
Mal nous en prit : le capitaine à qui j'ouvris mon bras unique détestait les polonais et les
juifs encore plus . On nous coffra et on nous tabassa pour la forme . Comme j'étais le chef ,
j'eus droit à un régime de faveur : trois moujiks prélevèrent la moitié de mes orteils à la
tenaille et je perdis dans mes protestations mon testicule droit . Puis on m'expédia au
camp de Vorkouta en Oural septentrional . Pendant le terrible hiver 1947 , je laissai
dans cette toundra mes derniers doigts de pieds .

    J'étais à la fois prisonnier et bénéficiaire d'une formation accélérée . C'est au camp de
Vorkouta qu'on m'enseigna les rudiments de la double vie : comment être un autre ,
comment s'oublier soi-même et s'identifier à la Cause . C'est aussi à Vorkouta que des
ergonomes trotskystes orthodoxes exclus du Parti Communiste équipèrent mon moignon
d'une prothèse en titane et mes pieds de chaussures orthopédiques . Et c'est encore à
Vorkouta qu'une garde-chiourme poilue , Fedora Krasnopolskaïa , m'apprit le français et
devint ma femme . Fedora , parallèlement à son enseignement , suivait avec brio un
entraînement de cosmonaute . Un an après Youri Gagarine , en 1962 , elle fut mise sur
orbite à Baïkonour mais , à la suite d'une erreur de manipulation sur le pas de tir ,
elle y est encore .

    Comme j'étais veuf , donc libre , je fus pris en mains par les Services Secrets .
En 1975 , j'entrai au consulat de Nancy (France) par la petite porte en qualité de
fonctionnaire de troisième catégorie affecté à l'amitié franco-soviétique .

                                                                                                 (à suivre)

lundi 17 avril 2017

QUI MÈNE LE MONDE ?

    "L'homme a dominé la femme"

    La forme verbale "a dominé" est une construction transitive avec une femme-objet
direct . L'auxiliaire avoir marque , en composition avec le participe passé "dominé" ,
que l'action est achevée : l'homme ne domine plus la femme .

    Dans la proposition : "L'homme est dominé par la femme" , l'homme reste le sujet
mais le statut de la femme se métamorphose : d'objet , elle devient agent ; elle est celle
qui fait . Qui plus est , dans cette forme verbale composée , le participe passé associé
à l'auxiliaire être traduit une action présente . L'homme est dominé par la femme ; c'est
aujourd'hui …

    On n'a pas été assez attentif à l'idée de sujet . Depuis la nuit de la grammaire , on l'a
attachée à celle de commandement . Le sujet c'est celui par qui vient l'action .

    Affligeant contresens ! . Le sujet n'initie pas l'action , il la supporte . Et dans la forme
passive , c'est bien pire : le sujet , loin de la conduire , la subit ! . Le sujet est soumis à
l'autorité , voire à l'oppression . On aurait dû le savoir : on parle bien d'assujettissement ,
de sujétion , non ?

    L'homme s'abuse . Il est aveugle . Il est imbu de lui-même . C'est la femme qui conduit
le monde .

    Elle se garde d'être le sujet d'une forme passive .

samedi 15 avril 2017

KRANT 90 . L'AMIRAL

    Il se présenta un jour à notre échelle de coupée un homme borgne et manchot .
C'était dans un port anglais . J'étais avec le capitaine dans la chambre à cartes quand
le timonier encadra sa tête hirsute dans le hublot entrouvert :

- "Capitaine ! … il y a là un fou qui prétend être l'Amiral Nelson ! … tudieu , cet
amiral n'est-il pas mort à Trafalgar ?"

    Nous sortîmes sur le pont . Un homme surchargé de médailles était sur le quai .
Une troupe d'enfants criards lui tenaient lieu d'équipage .

- Krant : "A qui ai-je l'honneur ?"
- L'homme : "…… Nelson ….."

    Krant inclina le buste et l'homme s'éloigna suivi à distance mi-ironique mi-respectueuse
par la marmaille .

- Moi : "Cet homme , capitaine , se prend pour un autre …"
- Krant : "Croyez-vous , chef ?"
- Moi : "…….?……. Voulez-vous dire , capitaine , que cet homme est l'Amiral Nelson ?"
- Krant . Il mâchonna sa pipe et rétorqua : "Cet homme se prend pour lui-même … et ce
lui-même se prend pour un autre …"
- Moi : "…….?……."
- Krant : "Comprenez-vous ?"

    L'homme était loin maintenant , devant l'échelle de coupée d'un autre navire et sollicitait
d'autres officiers qu'ils le reconnussent .

- Moi : "Capitaine , cet homme n'est-il pas fou ?"
- Krant : "Ne portons-nous pas un déguisement ?"

    A ce moment , Hume posa ses coussinets sur la passerelle de commandement .

- Krant : "Les animaux sont transparents . Hume ne se prend pour personne … Hume est
Hume …"
- Moi : "……..?……."
- Krant : "Nous portons des masques , chef … la folie en est un …"

TROIS MOUCHES 85 . DOUVRES

    Douvres et ses falaises blanches … Berthe exulte : "L'Angleterre !" . Elle saute
sur le pont sonore du ferry puis , comme si c'était la première fois , elle m'embrasse .
Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnent contre nos chapeaux de paille .
"Nous y allons dix fois par an !" dis-je .

    Du pont d'un ferry blanc comme une falaise , Berthe sauta . Elle exultait : "C'est
la terre des Angles !" et , comme si c'était la première fois (ou le premier de l'an ) ,
elle embrassait mon chapeau et la merveilleuse paille vermeille de Douvres .

    Les dix angles de cette terre sonore bourdonnaient et ses falaises blanches comme
le pont d'un ferry exultaient . Pour la première fois en un an , Berthe embrassa la
paille de mon chapeau .

vendredi 14 avril 2017

COTE 137 . 81 . LE DORMEUR

    Patrouille de nuit … ciel chargé … dernier quartier de lune … nous sommes six
et progressons à l'ouest de la tranchée dans un secteur déserté par l'ennemi … soudain ,
une sorte de val , un trou de verdure où luit du cresson bleu … Martial s'accroupit et
nous fait signe de l'imiter .

- Martial . A moi , en chuchotant : "Vois comme la lune accroche aux herbes ses haillons
d'argent …"
- Moi : "…….?…… C'est beau … c'est de toi ?"
- Martial : "… non …"
- Moi : "…………."
- Martial : "Il faut traverser … je passe le premier"

    Un des gars derrière me souffle quelque chose à l'oreille .

- Moi . Je tire la manche de Martial : "Martial … notre patrouille … on est bien six ?"
- Martial . Il hausse les épaules : "Ben oui … six ! …"
- Moi . Je le secoue : "Martial !"
- Martial , agacé : "Quoi ? … qu'est-ce que tu veux ?"
- Moi : "Il y a quelque chose qui cloche"
- Martial : "Quoi ? … qu'est-ce qui cloche ?"
- Moi : "Six ? … tu es sûr ?"
- Martial . Il me regarde , effaré : "Oui , vieux … six … comme d'habitude !"
- Moi : "Martial !"
- Martial : "Quoi à la fin !?"
- Moi : "On est sept …"
- Martial : "…..??….."

    Nous nous retournons . Les quatre camarades et nous , ça fait six et , quelques mètres
derrière la patrouille , une silhouette se découpe sur fond de ciel chahuté et brièvement
dégagé . Un type est tranquillement assis , le dos appuyé contre le moignon d'un arbre ,
comme s'il faisait un somme .

- Martial : "Qu'est-ce qu'il fout là !?"
- Martial sort son couteau : "J'y vais … ne bouge pas …"

    Martial rampe vers la forme . Le type reste immobile . Nous entendons Martial lui
parler à voix basse puis pouffer en revenant vers nous .

- Martial . A moi : "C'est un boche … les parfums ne font pas frissonner sa narine …
il a froid … il dort , la main sur la poitrine … il a deux trous rouges dans la caboche …"

mercredi 12 avril 2017

PLEINE LUNE

    Ce qui est arrivé à Andres Demaya le 30 mai 2008 est à peine croyable .

    Andres Demaya , fonctionnaire de l'Educacion Nacional , vit seul à Caceres en
Estramadure . Il loge dans un petit hôtel de la rue des Tiendas , pas loin de la tour
Almohades del Bujaco .

    Le 30 mai 2008 vers 22 heures , il s'est mis au lit comme d'habitude après une
journée de travail identique en tous points à celle de la veille . Depuis qu'il a passé
le concours et a été admis dans la fonction publique , sa vie se décalque sur elle-
même par tranches de sept heures . Chaque jour reporte sa transparence sur la suivante
de manière presque parfaite …

    Presque parfaite , c'est-à-dire pas parfaite et c'est dans ce minuscule décalage avec la
perfection que se faufila cette étrange histoire .

    Andres avait allumé la lampe de chevet , celle de gauche , la seule qu'il eut jamais
utilisée , or c'était inutile car la lune se trouvait à l'opposé du soleil par rapport à la
terre et elle illuminait de toute sa force les remparts de la vieille ville et l'intérieur de
sa chambre . Ce phénomène cyclique , Andres n'y prêta aucune attention parce qu'il
était dans l'ordre des choses .

    Qui d'ailleurs , à Caceres , remarqua ce soir-là quoique ce fut dans le ciel d'Estramadure ?

    A 22 heures 30 , Andres fut aspiré par son matelas .

LA GRANDE DIGUE

    2020 . On érige les premières digues , au moins les nations qui en ont les moyens .

    2030 . La Grande Débâcle . Ça fond partout . De la calotte glaciale arctique ne subsistent
que des glaçons épars pendant qu'au sud les tiédeurs de printemps assiègent la Terre Adélie .

    Les russes introduisent les premières vaches sur la base de Druzhnaya , le premier champ
de coton , tirent le premier pipe-line et planifient avec un maximum de précautions la pro-
chaine catastrophe écologique . A Vostok , ils bâtissent les premières HLM . Les américains
assemblent des tire-fesses sur les pentes du Mont Erebus , à 3000 mètres , où survit à coups
de canons à neige le dernier domaine skiable de la planète . Sur l'ice-Shelf de Ronne , Toto
Piletti ouvre une pizzeria authentique italienne .

    2035 . A la Grande Débâcle succède l'Exode Noir . Il fait plus de victimes que la Peste
du même nom . Les pauvres des littoraux fuient vers les hauts-plateaux où d'autres pauvres
les accueillent à coups de pierres .

    Chez nous , les actions des sociétés de travaux publics battent des records boursiers . En
Bretagne , on s'acharne sur les Monts d'Arrée . On les débite en blocs parallélépipédiques
de mille tonnes qu'on transporte par trains et barges exceptionnels pour les couler sur les
hauts-fonds sur 1 km d'épaisseur et les lever jusqu'à 80 mètres de hauteur …

    Là où s'élevait l'ancien massif , la Terre des Korrigans , s'ouvre aujourd'hui un trou de
100 mètres de profondeur , de Huelgoat à Tourgelennec et de Plonévez au Roc Trevezel
inclus , utilisable comme trop-plein en cas de débordement des digues et , accessoirement ,
pour l'enfouissement des déchets nucléaires .

    2040 . J'ai 93 ans . Je vis dans ma maison de Kerarden-sous-Digue (56 Morbihan)
avec Simone . L'infirmière de Senior-Assistance a poussé nos fauteuils roulants sur la
terrasse . Il fait beau . Nous nous tenons par la main . Nous sommes hémiplégiques mais ,
par chance , pas du même côté .

    A l'horizon , il y a La Digue .

    Notre bonheur conjugal est au top ; néanmoins , nous avons hâte d'en finir .

mardi 11 avril 2017

KRANT 89 . RÉCITAL À PORTH

    Vinc donnait un récital sur la cale de Porth au Pays de Galles . C'était le soir . Les soutes
étaient pleines jusqu'aux sabords et nous larguions les amarres le lendemain . Au final , il in-
terpréta l'Ogu Balss , "La Voix des Baies" , que l'on chante chez nous pendant la cueillette
des myrtilles ou des framboises sauvages . Ce chant joyeux portait ici à une compréhensible
mélancolie . Assistaient à ce concert improvisé l'équipage du Kritik , ses officiers , Monsieur
Lee , le capitaine Krant du haut de la passerelle et Hume , assoupi sur le toit de la timone-
rie. S'étaient joints à eux la dizaine de dockers crasseux qui avaient remplis nos cales du
charbon de la Rhondda Valley . Tous , lettons et gallois , immobiles ou dansant d'un pied
sur l'autre , avaient déserté ce triste quai pour le solfège de Vinc . L'accordéon expira une
dernière note ; elle sembla contourner les grands pieux qui soutiennent la jetée et glissa sur
l'eau noire du port entre les bateaux amarrés comme si elle cherchait où se dissoudre . Les
doigts de Vinc étaient décollés des claviers , la laissant libre de mourir en un recoin choisi .
Nous , marins lettons , égarés dans ces ports lointains , étions à ce moment chez nous ,
dans notre forêt où soufflait sur les ramures un vent placide . Eux , dockers hâves et bla-
fards , bien qu'en leur pays , mais ignorants de nos futaies et ne sachant pas qu'il existe
quelque part une Lettonie , comme exilés dans leur propre ville de Porth , cependant
communiaient . Quand nous fûmes revenus sur la cale où nous avions nos corps , nous
fîmes à Vinc le triomphe habituel avec applaudissements , cris , sifflets et tambourinage
de pieds sur les planches de la jetée .

    Nous remontions à bord du Kritik par l'échelle de coupée quand le quartier- maître me
dit : "Ce Vinc , il me réjouit les oreilles !"
- Le timonier : "Les oreilles ? … tu entends la musique avec les oreilles !?"
- Le quartier-maître , rigolard : "Timonier ! … avec quoi veux-tu que je l'entende , tudieu !"
- Le timonier : "Moi , je n'entends pas cette musique avec les oreilles … ce que j'entends
avec les oreilles , c'est le bruit du Stirling , ce satané vent et les grincements de ce foutu ba-
teau … la musique de Vinc , je l'entends par la plante des pieds , les poils de mes bras , mes
boyaux , mes poumons et mes amygdales ! …"
- Le quartier-maître : "Ah , ah , ah !"
- Monsieur Lee : "Hi , hi , hi !"
- Le timonier : "Sacrebleu ! … ce sacripant de Vinc me saisit à la gorge , il me presse le
coeur et il me fait venir les larmes aux yeux …"
- Moi : "Mais tes oreilles , timonier ?"
- Le timonier : "Mes oreilles ne me servent à rien quand j'écoute Vinc … tu comprends ,
chef ? … je ne suis plus là où je suis … je suis sourd … je suis dans la musique … dans les
soufflets de Vinc … je cueille des myrtilles dans le Bois des Sorcières … je les cueille dans
le son de la musique … tu pourrais faire beugler toutes les sirènes d'ici … Porth n'est même
pas un souvenir ..;"

    Comme je croisais Krant sur la passerelle : "Quelle drôle de brute que ce timonier !"

dimanche 9 avril 2017

TROIS MOUCHES 84 . LES MOUCHES DE CADIX

    C'est vers 9 heures du matin que nous avons aperçu la terre pour la première fois
depuis notre départ de Cadix . Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient
contre nos chapeaux de paille , mais le vent debout qui s'était levé pendant la nuit nous
empêcha d'aborder .

    Neuf nuits après notre départ , un vent de terre nous empêcha d'aborder . Mais trois
fois j'aperçus Cadix , vermeille et merveilleuse comme une mouche levée dans les
premières pailles du matin .

    Dès le matin , je les avais aperçues : Cadix bourdonnait . Trois fois j'abordai sans
qu'elles m'en empêchassent . C'était pendant la nuit car , aux premières heures du matin ,
les mouches se levaient .

vendredi 7 avril 2017

COTE 137 . 80 . UNE PATROUILLE ?

    Depuis quinze jours , la pluie mais pas d'attaques . Les fridolins restent chez eux
et nous chez nous . Les artilleurs jouent entre eux , plus loin sur Montrepont , les uns
et les autres s'acharnant à remuer le fantôme de ce village .

- Martial : "Mon capitaine ! … on s'emmerde ! …"
- Le capitaine . Il sort la tête de sa casemate : "Vous voulez dire , en bon français ,
que vous vous ennuyez , Martial ?"
- Martial : "Tout juste , mon capitaine … je m'ennuie … nous nous ennuyons … en
langue châtiée"

    La pluie tombe , rare , lente , droite , interminable .

- Martial : "Je ferais bien une petite patrouille"
- Le capitaine : "Où çà , Martial ?"
- Martial : "En face"
- Le capitaine : "Chez l'ennemi ?"
- Martial : "Quel ennemi ? … nous avons un ennemi ?"
- Le capitaine : "……….?……….."
- Martial : "Les pauvres !"
- Le capitaine : "Je vous rappelle , Martial , que nous sommes en guerre"
- Martial , remuant la boue qui monte à mi-bottes : "… oui … nous sommes en guerre …
j'avais oublié ..;"
- Le capitaine : "…………."
- Martial : "Ça n'empêche , mon capitaine … on pourrait leur rendre visite … par politesse …"

jeudi 6 avril 2017

BOB MORANE

    Bob passe une main tremblante sur son crâne . Cette partie de son corps est comme
le reste : un naufrage … Sa chevelure d'antan , noire jais et drue , a blanchi au fil aven-
tureux de ses exploits puis - la retraite venue - elle a chuté par plaques et les buissons
résiduels agitent leurs branches filasses entre ses doigts écartés , comme les bras déchar-
nés de rescapés qui ont mangé leurs compagnons d'infortune et signifient , par leur véhé-
mence , qu'ils sont encore en vie .

    Ses yeux bleu acier , opacifiés par une cataracte débutante , sont posés sans aménité
sur celui qui partage son existence depuis plus de cinquante ans . Bill a rapetissé ; il s'est
tassé et les taches de rousseur qui faisaient son sex-appeal se sont rassemblées en flaques
brunes . Bill mange et c'est son unique occupation . A part : "Qui c'est qui sort le chien ?" ,
ils n'ont plus rien à se dire ; leur couple homosexuel est en dérive lente . Bob se souvient
du jour où , Oasis K. ne répondant plus , on les avait parachutés en pleine nuit , Bill et lui ,
sur le bunker de l'Ombre Jaune .

    C'était il y a très longtemps . Aujourd'hui , la prostate de Bob a quadruplé de volume et
les muscles puissants de Bill ont coulé sous une banquise de graisse . Bob tâte la poche de
sa chemise où jadis il logeait un Beretta . L'étui de ses lunettes s'y trouve , et son pilulier
et sa carte vermeil . Ces trois objets l'autorisent à survivre dans ce monde de brutes et il ne
se passe pas un quart d'heure sans qu'il fasse à travers l'étoffe de sa chemise cette doulou-
reuse check-list .

    Les seules montées d'adrénaline , désormais , c'est la mardi soir au club de belote …

    Le serveur s'approche :
"Monsieur Ballantine … omelette norvégienne , comme d'habitude ? …"

mercredi 5 avril 2017

KRANT 88 . MON FOR INTÉRIEUR

- Un jour , je dis à Krant : "Capitaine , j'ai pensé ceci en mon for intérieur …" . J'étais
très fier de cette formulation .
- Krant haussa les sourcils : "Votre for intérieur !? … qu'est-ce donc que cela ?"
- Moi : "C'est en moi , capitaine !"
- Krant : "Chef ! … en vous il y a des boyaux et une cervelle … rien d'autre … ce que
vous pensez n'est pas en vous …"
- Moi : "Capitaine ! … par l'éponge de fiel ! … où sont mes pensées si ce n'est pasen moi !?"
- Krant : "Les pensées n'ont pas de lieu … elles ne sont nulle part … certes , elles voyagent
par la parole mais les ondes sonores ne sont ni la pensée ni le lieu de la pensée …"
- Moi : "Qu'est-ce alors que la pensée , capitaine ?"
- Krant mâchonna sa pipe : "Penser , c'est connaître par concepts … et les concepts sont
les prédicats d'un jugement possible" … Krant regardait par-dessus mon épaule ou plutôt ,
par-dessus mon épaule , il ne regardait rien . "Comprenez-vous ?" ajouta-t-il à voix très basse
et il se fichait bien que j'y comprisse quelque chose . Puis ses yeux bleus entrèrent dans les
miens : "Et que pensiez-vous donc en votre for intérieur ?"
- Moi : "Capitaine , les latrines sont bouchées et j'en devine la cause"

mardi 4 avril 2017

TROIS MOUCHES 83 . ÉPILOGUE

    "Épilogue … quel joli mot !" . Berthe termine la lecture d'un livre de mille pages .
Elle répète comme pour mieux en jouir : "Une épilogue … une épilogue …" . Je
corrige : 'Un épilogue" . "Comment !? … n'est-ce pas féminin ? . "Non" . Indiffé-
rentes à la déception de Berthe , trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnent
contre nos chapeaux de paille car , quoiqu'il en soit du sexe d'un épilogue , c'est l'été .

    Trois mouches épiloguent . Elles terminent mille bourdonnements comme si nos
chapeaux de paille étaient les pages d'un livre d'été . Berthe : "Le sexe féminin , est-ce
décevant ?" . Moi : "Non" . Berthe : "C'est donc merveilleux !" . Je corrige : "C'est
indifférent" . Berthe : "Comment ? … répète ça ! … tu ne jouis pas ?" . Moi : "Quoiqu'il
en soit , pas d'épilogue !" . Berthe : "Épilogue !? … joli mot !"

    Épilogue : joli mot pour terminer dans l'indifférence les mille pages d'un été ou la lecture
du sexe féminin et ses déceptions merveilleuses … ou , quoiqu'il en soit , corriger la paille
vermeille de nos chapeaux . Répétons : épilogue , épilogue ...

lundi 3 avril 2017

COTE 137 . 79 . A L'ÉTAT-MAJOR

    En ce qui concerne l'État-Major , Martial était de toute la compagnie le meilleur
conteur ; c'était à vrai dire le seul . Dans les moments d'accalmie , on s'asseyait autour
de lui et il nous narrait les derniers potins du Quartier Général . Le capitaine , d'abord
réticent , devint lui-même un auditeur enthousiaste quoique circonspect .

- Martial : "Ce soir , ça barde au Quartier-Général"
- Nous : "Quoi ? … qu'est-ce qui se passe là-bas ?"
- Martial : "De Langle de Cary …"
- Nous : "Qui ?"
- Martial . Il répète : "De Langle de Cary"
- Nous : "Qui c'est ?"
- Martial : "Avec un nom pareil , les gars !? … un général , pardi ! … général de division …
commandant d'armée … la quatrième … Grand Officier de la Légion d'Honneur … et
dans les mois qui viennent : la Croix de Guerre …"
- Nous : "Mazette ! … et alors ? … qu'est-ce qu'il a fait ce général ?"
- Martial : "Il est pas content !"
- Nous : "………..?……….."
- Martial : "Il se plaint au généralissime"
- Nous : "………………….."
- Martial : "Il dit que si on lui avait donné plus de canons … des canons de 240 et les obus
qui vont avec … plus de mitrailleuses … des mortiers …"
- Nous : "………………….."
- Martial : "… des aéroplanes … des Nieuport et des Voisin … des ballons dirigeables …"
- Nous : "………………….."
- Martial : "… et des poilus avec quelque chose dans la culotte …"
- Nous : "………………….."
- Martial : "… il y a belle lurette qu'il aurait emporté cette foutue cote 137 ! …"
- Nous : "Le salaud !! … et qu'est-ce qu'il a dit le généralissime ?"
- Martial : "Il dit que des poilus avec quelque chose dans la culotte , il n'en a pas …"
- Le capitaine : "Martial ! … fermez-la !"

samedi 1 avril 2017

RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

    Je suis né le 42 cataclysmus 2125 .

    A un ancêtre de l'année 2017 , cette entrée en matière relèverait du canular .

    Or , le 15 août 2017 , les signaux émis par Mercure ont tout à coup faibli ,
jusqu'à laisser place au silence . Le radiotélescope de Parkes en Australie et
l'interféromètre néerlandais Skai captèrent ses dernières ondes tandis que , dans
le désert d'Atacama , la concierge du Very Large Telescop assistait en quasi-
direct (avec un différé de 7mn et 4s) à la fusion de cette petite planète dans la
chromosphère de son énorme voisin .

    Quelle fut la cause de ce cataclysme et pourquoi Mercure avait-elle plongé
brusquement vers le soleil ? … c'est un mystère .

    Dans les quinze jours qui suivirent l'évènement , le système gravitationnel
chercha son nouvel équilibre et les orbites furent perturbées . La nôtre , celle de
la terre , allongea son ellipse et le jour sidéral passa de 365 jours 6h 9mn 9s à
559 jours 2h 3mn 5s , de sorte que nos mois comptèrent 43 jours et qu'on en
ajouta un entre août et septembre : cataclysmus .

    L'inclination de l'axe de rotation de la terre par rapport au plan de l'écliptique
fut l'autre bouleversement . L'angle immémorial de 27°27' se ferma doucement
pour de stabiliser à 12°15' . Aujourd'hui 2 mars , c'est la fin de l'hiver tropical ;
je sirote sur ma terrasse de Sailly lez Lannoy (Nord 59390) le jus de mes orangers .