samedi 31 mars 2018

L'ÉTÉ I

Bientôt ,
Un été de fer
Bourdonnera dans l'air .

Ce sera un fil vermeil
Arrivé si tôt
Que les mouches s'enrouleront
Sur nos chapeaux de paille
En un fil étonné de lui-même .

TROIS MOUCHES 118 . FERRY

    Le capitaine fumait la pipe sur la passerelle de commandement . Hume s'était
roulé en boule sur mes genoux et Martial astiquait sa baïonnette . Trois mouches
vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de paille . Berthe
n'était pas du voyage : elle était restée à terre .

    Le capitaine était resté à terre et Hume bourdonnait sur ses genoux . Martial
fumait la pipe et j'astiquais sa baïonnette . Sur la passerelle , Berthe commanda à
trois mouches voyageuses de se rouler en boule sur la paille vermeille de nos
chapeaux .

    Merveilleux voyage : Berthe astiquait Hume , Martial à genoux sur la passerelle
de commandement fumait la paille de nos chapeaux et , le capitaine étant resté à
terre , je m'étais roulé en boule contre sa pipe à baïonnette .

jeudi 29 mars 2018

KRANT 124 . VINC

    Il arrivait que Vinc , en pleine mer , sortît son accordéon de sa housse .
C'était rare . Il y avait trop à faire sur le Kritik .

    Vinc s'asseyait sur un rouleau de cordages et les anches de l'instrument
d'abord tâtonnaient comme à la recherche de souvenirs , hésitaient , puis
retrouvaient les chemins de notre folklore . Les oies étaient de retour , le
vent de printemps ranimait la frondaison des bouleaux . Nous oubliions la
mer . Pourtant , elle était là - par les clous du Christ ! - tapie sous les milliers
de miles marins qui nous séparaient du pays , attentive si nous n'y prenions
garde , à nous envoyer par le fond .

    Nous ne faisions pas cercle autour de Vinc . Il chantait et nos corps ,
actionnés d'un bout à l'autre du Kritik de gestes mécaniques , assumaient
nos tâches . Chacun , sur le pont , dans la salle des machines ou la timonerie ,
les soutiers , les mousses , chacun fredonnait les refrains mais ce qui courait
entre les coursives n'étaient ni les oies sauvages ni le chant des bouleaux .
C'était le souffle de nos vies … c'était notre âme .

- Le timonier : "Ce crétin me donne la chair de poule"

mercredi 28 mars 2018

FUKAGAWA

    Il y a des villes qui - à défaut d'exister et même si elles existent - sont imaginables .
Telle est Fukagawa dans l'Île d'Hokkaïdo au nord du Japon . Quand le voyageur
vient par avion de Tokyo et que le pilote amorce la descente pour se poser sur le
tarmac d'Asahigawa , ce voyageur - est-ce moi ? … c'est peut-être moi - le front
collé au hublot , cherche en vain Fukagawa bien que cette ville d'une certaine im-
portance soit signalée sur les cartes à 25 kms à l'ouest de l'aéroport . Ce qu'il voit à
l'endroit qu'elle devrait occuper , c'est une large tache blanche étalée dans la steppe
qui couvre ce territoire . Une fois posé , débarqué et réuni à son bagage , le voyageur
se dirige vers des guichets où lui sont proposés des destinations touristiques et des
plans de ville . Celui de Fukagawa est édité en format A3 mais a ceci de particulier
que n'y sont imprimés en marge que des noms de rues , de places et d'hôtels ; en
pleine page : rien … ni rues , ni places , ni hôtels … aucun tracé ou situation correspon-
dants . Dieu merci , il ne manque pas de taxis pour emmener qui le désire à Fukagawa
moyennant une somme tout à fait abordable avec mission de le déposer devant l'hôtel
de son choix . Au bout d'une petite heure , il franchit la porte de la ville parce qu'en
effet une porte ouvre la ville , du moins l'ai-je imaginé . Puis j'entre à Fukagawa ,
précédant le taxi d'une longueur où crisse ma plume sur une page blanche ...

mardi 27 mars 2018

LE CORMORAN ET LE LÉZARD

Un cormoran sur un canapé-lit juché
Tenait en échec un roi-mage .
Un lézard , par la myrrhe éméché ,
Survint et lui dit sans ambages :
"Tenez bon , Monsieur Cormoran ,
Dans ce canapé-lit vous êtes sidérant
Et , sans mentir , ce roi-mage
Fait bien trop de tapage …
Vous êtes le ferry-boat du sous-bois"
A ces mots , le cormoran reste coi
Et , sans être pourtant aux abois ,
Sur le saurien , il défèque d'effroi .
Le lézard s'extasie et dit : "C'est tant mieux ,
J'ai là-bas mon scooter
Et Dieu sait s'il me coûte .
Trois fientes valent bien un roi-mage , sans doute".
Le cormoran , honteux stricto sensu ,
Se dit , mais un peu tard , qu'il avait la berlue .

dimanche 25 mars 2018

TROIS MOUCHES 117 . NUITS CÂLINES

    Certaines nuits , il arrive qu'un ciel bleu pâle porte son ombre sur les fenêtres
ouvertes . Berthe et moi étions couchés et trois mouches vermeilles et merveilleuses
bourdonnaient contre nos chapeaux de paille ou peut-être était-ce l'orage ?

    L'orage bourdonne , vermeil et merveilleux . Il arrive sur nos chapeaux de paille
ou peut-être est-ce la nuit ou l'ombre des mouches contre le ciel ouvert et le bleu pâle
des fenêtres . Berthe et moi sommes couchés …

    Trois mouches bleu pâle bourdonnent à l'ombre des fenêtres ou peut-être qu'un
orage ouvre le ciel ou que nos chapeaux de paille sont couchés sur la nuit vermeille
… Berthe arrive , merveilleuse .

vendredi 23 mars 2018

KRANT 123 . SOUVENT , QUAND JE N'ÉTAIS PAS DE QUART

    J'étais alors appuyé sur le bastingage et mon esprit filait contre le bordage .
Paisible enfin , le temps calait son déroulement sur la vitesse égale du Kritik :
20 noeuds …

    Ce mol écoulement m'incitait à d'extravagantes transfigurations : d'écume
banale , le sillage du Kritik se muait en bave de dragon ou le nuage noir qui
- à coup sûr - allait croiser notre route , était un cavalier de l'apocalypse et les
éclairs qu'il ne portait pas encore illumineraient le tranchant de son épée .

    Je parais les choses d'ornements que - dans la vie éveillée - elles ne porte-
raient jamais : des couronnes aux îles lointaines , aperçues au ras de l'horizon
au lever du soleil ; à un tourbillon furieux de mouettes , je prêtais les spirales
d'une galaxie et , si nous quittions Porthmouth , les grues portuaires marchaient
à contre-sens sur les quais , chaussées d'immenses bottes .

    Moi-même , officier mécanicien crasseux , je me voyais en mirifique habit .

- "Vous rêvez , chef ?"

    C'était Krant . Sur la passerelle supérieure :

- "Le monde des songes est un abîme … le rêve , un poison …"

DESMOND 85 . BORBORYGMES

    Je suis avec le Président , dans le President's Secretary . Nous sommes seuls .

- Le Président : "Bob et Edgar déjeunent ensemble à la cantine de la Maison Blanche
ce midi"
- Moi : "Bob ?"
- Lui : "Bob Haldeman" (Note pour ceux qui ne sont pas au fait de la politique américaine
des années 1970/1973 . Bob Haldeman est le chef de cabinet du Président . Edgar , c'est
Edgar Hoover , le patron du FBI . Heureusement que je suis là !)
- Moi : "……………."
- Lui : "Je vais vous confier une mission , Desmond"
- Moi : "……………."
- Lui : "Top secret"
- Moi : "……..?……."
- Lui : "Vous vous arrangez ce midi pour poser votre plateau pas loin d'eux"
- Moi : "……..?……."
- Lui : "Vous aurez un micro"
- Moi : "Un micro !?"
- Lui : "Desmond ! … un micro caché sous votre veste … Garey va vous équiper"
- Moi : "Garey ?"
- Lui : "Garey Lee … un as du Secret Service"
- Moi : "Mais pour quoi faire , Monsieur le président !?"
- Lui : "Pour enregistrer , bonté divine !"
- Moi : "Enregistrer ? … enregistrer quoi ? … euh … Monsieur le Président … je ne …"
- Lui : "Ne vous énervez pas , Desmond … tout ça n'est pas méchant … je veux seule-
ment savoir de quoi parlent mes deux lascars …"
- Moi : "Mais , Monsieur le Président … Monsieur Haldeman est votre chef de cabinet !"
- Lui : "Et alors ?"
- Moi : "Mais … euh … vous n'avez pas …"
- Lui : "Confiance ? … il ne s'agit pas de ça … je veux seulement savoir … c'est de la
curiosité"

    Donc , Garey Lee agrafa sous ma cravate un microphone de dernière génération , sous
ma ceinture un mini-enregistreur"capable", dit-il , "de détecter un murmure à plus de dix
mètres" . A midi , je posai mon plateau à trois tables d'Haldeman et de Hoover , la gorge
sèche et les jambes tremblantes . Je fus incapable d'avaler mon hamburger .

    Ce soir-là , dans le President's Secretary avec le Président et Garey Lee . L'as du ren-
seignement appuya sur le bouton du magnéto : "Tsss … gargouillis … tsss … gargouillis"
- Le Président : "Qu'est-ce que c'est ?"
- Le magnéto : "Tsss … pprqqq … prrr … stss …"
- Garey Lee : "Monsieur le Président … je ne sais pas … ?? …"
- Le Président : "On dirait des … des … oui , on dirait des borborygmes"
- Garey Lee : "Oui , monsieur le Président , vous avez raison … je ne comprends pas …
ce sont des borborygmes … des bruits d'estomac dirait-on"
- Le magnéto : "Tss … beukrr … krrr … pssich …tss"
- Le Président , hilare , se tourne vers moi : "Vous êtes trop nerveux , Desmond ! … ah , ah ,
ah ! … vous faites un piètre espion !!"

mercredi 21 mars 2018

PARADIS 85 . PAUVRES DE NOUS !

- Dieu : "Je dois l'avouer , Ève , tes descendants grignotent du savoir"
- Ève : "……………."
- Dieu : "Un tout petit bout"
- Ève : "……………."
- Dieu : "L'amorce d'un début"
- Ève : "……………."
- Dieu : "S'ils savaient , les pauvres !"
- Ève : "……………."
- Dieu : "Mais il faut leur reconnaître une certaine ingéniosité"
- Ève : "……………."
- Dieu pouffe . Dieu se gondole : "Les pauvres ! … s'ils savaient ! …"

    Ève , curieuse , tripote les créations en cours . Elle écoute son Créateur d'une oreille si
distraite qu'à défaut de sens , elle n'en perçoit que la lointaine résonance .

- Dieu pivote sur son tabouret d'atelier et se tourne vers Ève : "Note que leurs théories ne
sont pas idiotes"
- Ève désigne des grandes ailes blanches et ce qui semble un énorme bec en deux parties :
"C'est quoi ?"
- Dieu : "Pelecanus Onocrotalus … Pélican Blanc … il n'est pas fini"
- Ève : "Ça se voit qu'il est pas fini : y a pas les pattes et il est en pièces détachées"
- Dieu : "J'hésite pour les pattes … et une poche de stockage sous le bec … une nouveauté
… tu verras , ce sera un grand oiseau … plus grand qu'une oie !"
- Ève : "Super !"
- Dieu : "Je disais , Ève … tu m'écoutes ?"
- Ève . Elle caresse les grandes plumes : "Oui-oui"
- Dieu : "Je disais que tes descendants (re-pouffe) … ils sont loin du compte ! … s'ils
savaient , les pauvres !"
- Ève . Elle s'est parée des plumes du futur pélican : "Tu l'as déjà dit"
- Dieu : "J'ai déjà dit quoi ?"
- Ève : "S'ils savaient les pauvres !"
- Dieu , vexé , se remet à l'ouvrage . Narcissus Jonquilla . Ça sera prêt juste à temps .
Mars . "Dis que je radote !"
- Ève . Elle entame une danse du ventre .
- Dieu : "Les pauvres ! … ils ne savent rien du tout …"
- Ève . Elle chantonne en tournant sur elle-même : "Ils ne savent rien du tout …
tou-tou-tou …"

mardi 20 mars 2018

LINGSTRÖM . VERSION VI

    J'étais sonné … je n'aurais pas dû dormir … le soleil de mars était haut dans le ciel ,
pâle et suspendu dans une brume légère … je bâillai et roulai sur la hanche . Par-delà
la rangée d'oyats s'étendait l'immense plage qui longe d'un bout à l'autre la Wadden Zee .
Elle est déserte à cette époque de l'année . Pas de promeneurs , pas de véliplanchistes ,
pas un vététiste sur l'étroit sentier de la dune … 15h30 … je m'agenouillai et , les fesses
calées sur les talons , j'ouvris mon havresac . Inventaire : une petite nappe blanche avec
un liseré rouge , deux sandwiches au salami , deux canettes de Fanta citron , une boîte
de Petits Filous Yoplait , deux danettes de crème au chocolat , deux cuillers en plastique ,
la clé de contact de ma voiture , mon téléphone portable … 15h40 … contact : Lingström
… 07. 57. 37. 43. 45 … sonnerie … "suis momentanément indisponible … laissez un
message" … "Salut , Lingström … je suis arrivé … je t'attends" . Je m'assois en tailleur ,
le havresac collé sur le ventre . Son contenu est étalé devant moi , sur la nappe … 15h50
… une balle de 9mm (elle provient probablement d'un Lüger P04 de la marine allemande)
m'entre dans la nuque et ressort par l'oeil gauche .

COTE 137 . 106 . QUINQUIN

    On (qui ? … on ne le sut jamais) nous envoya une équipe de sapeurs , des gars du
nord habitués aux travaux de la mine . Un adjudant à longues moustaches , vif et chti
jusqu'au bout des ongles que Martial prénomma d'emblée Quinquin les commandait .

- Martial au capitaine : "Qu'est-ce qu'ils viennent faire ici les gars du nord ?"
- Le capitaine : "Des sapeurs … la crème de la crème à ce qu'on m'a dit … j'ai essayé
de leur parler … je ne comprends rien"
- Martial : "Qu'est-ce qu'ils viennent faire ?"
- Le capitaine tourne sa jugulaire vers la cote 137 : "Faire sauter ça"
- Moi : "La cote 137 !?"
- Le capitaine : "Oui … vous n'en avez pas assez de la voir ?"
- Martial : "Ben ! … on s'était habitué"
- Le capitaine : "…………"
- Martial : "Comment qui va s'y prendre Quinquin ?"
- Le capitaine : "Il va creuser pardi !"

    Quinquin discute avec ses acolytes . Ils rassemblent leur matériel .

- Le capitaine : "Adjudant ! … approchez !"
- L'adjudant tourne vers nous ses yeux vifs et sa moustache . Il vient vers nous en claudi-
quant dans la boue "ch'te bédoule !" qui à l'air de le mettre de bonne humeur . Il nous fait
un large sourire : "B'jour min capitaine" . A nous : "B'jour ces gins … k'mint qui va ?"
- Le capitaine pose son index sur la poitrine de Martial : "Ce monsieur veut savoir comment
vous allez vous y prendre"
- L'adjudant à Martial : "Min garchon , in va raquer dans s'mins et creuser … pi d'la cheddite
et boum !"
- Martial : "Raquer dans s'mins ?"
- L'adjudant crache dans ses mains : "Ben oui min fiu … y a qu'cha à faire"
- Bertin , en hôte prévenant , se pointe avec sa cafetière . A l'adjudant : "Café ?"
- L'adjudant , extasié : "Ed jate ed ju ! … merci gramint ! … un chuke sans vos kmander …
ej'su eune bouke a chuke"
- Bertin : "……..?………."
- Martial : "Un sucre pour l'adjudant"
- L'adjudant boit : "Ché pas du ju d'cauchète ! … ché du grimp a l'arb !" . A Bertin : "Kmint
qu'vos s'aplez ?"
- Bertin : "……..?……….."
- Martial : "Quinquin … euh … l'adjudant te demande comment tu t'appelles"
- L'adjudant . Clin d'oeil à Martial à propos de Bertin : "Ch'ti y manque ine touc ! … y a des
orèles comme des platiaus a barpe … mais c'tomme y fait du biau ju" . A Bertin : "Mi , min
tiot nom c'est Dodore" . Il traduit : "Théodore"
- Martial à l'adjudant : "Jusqu'à la cote 137 , y a au moins cent mètres !"
- L'adjudant : "Ouais ch'est un caup d'cholete ! … quo qu'ché qu'te cros ? … mes gars sont pas
des fate gros panchu …et mi ej'su tout mégueurlot et tillache ! … in va saquer d'dans !" . Il
nous salue : "A ttaleur ! merchi poul'ju !" et repart vers ses hommes .
- Le capitaine : "Vous avez compris , Martial ?"
- Martial : "Oui … de'l cheddite et boum !"

    La sape ne se fit pas . Quinquin fut appelé ailleurs .

dimanche 18 mars 2018

NPAI

    Lettre recommandée (avec accusé de réception) , de Tomàs de Torquemada
au doux Jésus :

    "Doux Jésus ,

    Veuille excuser cette prière sous forme recommandée : je n'en puis plus .
L'enfer est de banlieue ; c'est un enfer sans flammes . J'ai connu les ors des
palais et l'encens des cathédrales . Ici , je croupis dans un deux-pièces-cuisine ,
septième étage (l'ascenseur est en panne) , vue sur parking . Fus-je un tel pécheur ?
Ya-t-il géhenne plus morne ? . J'ai acheté une Seat d'occasion pour presque rien .
C'est une poubelle mais tes enfants chéris l'ont fabriquée en Espagne et il faut
bien que je me déplace : je vais de banlieue en banlieue pour toucher de la coke …
Seigneur , suis-je tombé si bas ?"



    Cette lettre fut retournée à Tomàs de Torquemada , rue de la verte prairie .
Résidence les coquelicots . Bâtiment 5 . Entrée D . 7e étage . 93120 La Courneuve ,
avec la mention : "NPAI . N'habite pas à l'adresse indiquée"

SUCCESSION

    Bien qu'il fut en pleine forme et que la maladie et la décrépitude parussent l'ignorer ,
le notaire conseilla à Marcel d'anticiper l'accident ou tout autre malheur qui pourrait
advenir , certes inopiné et l'imprévisibilité n'est-elle pas la marque même de l'accident ,
certes injuste mais Marcel avait-il vocation à échapper aux maux qui sont la trame de
l'existence , de se glisser par avance dans sa propre dépouille , en somme de faire le
mort et considérer la batterie des tracas qui , dans l'état actuel des choses dit fort à propos
le notaire , allait gâcher la vie de ses héritiers quand il aurait quitté la sienne .

    En d'autres mots , Marcel devait ranger ses papiers .

samedi 17 mars 2018

TROIS MOUCHES 116 . MEETING

    Mermoz virevoltait . Il monta très haut dans le ciel puis il se laissa tomber
comme une feuille morte . Berthe et moi étions assis derrière lui . Trois mou-
ches  vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de paille .
Je vomis sur le fuselage .

    Berthe vomit dans son chapeau de paille . J'étais assis derrière elle . Le fuse-
lage bourdonnait dans le ciel merveilleux où trois mouches se laissaient tomber
en virevoltant . Nous montâmes très haut et Mermoz dit : "Feuille morte !"

    Nous virevoltâmes très haut en mouches mortes puis nous nous laissâmes
tomber comme une feuille vermeille . Nos chapeaux bourdonnaient de toute
leur paille . Mermoz était assis derrière nous : il vomissait dans le fuselage .

vendredi 16 mars 2018

KRANT 122 . MESSE

- "Messieurs"

    C'est ainsi que Krant débutait ses homélies . A l'instar des prêtres , il aurait pu dire :
"Mes bien chers frères" . Je me souviens de ces grands-messes . Celle-ci , au milieu de
l'Océan Indien :

- "Messieurs" … Sur le pont , nous formions cercle autour du capitaine . Tous , du mousse
au quartier-maître , assistaient à l'office . Krant avait laissé la conduite du Kritik entre les
mains de Dieu …
- "Messieurs" . Krant s'adressait ce jour-là aux mousses . "A qui devons-nous de nous tenir
sur ce pont par 75° de longitude est et 25° de latitude sud , sur le Tropique du Capricorne ?"
Longitude , latitude , tropique … soumis au magistère de Krant , nul sur le Kritik et bien que
peu en déchiffrassent le sens ne pouvait ignorer ces mots .
- Les mousses : "……..?……….."
- Krant : "Aux scieurs de long de l'Île de Java … ils ont débité le teck que vous avez sous
vos pieds" et les mousses regardèrent sous leurs bottes ce pont qu'ils avaient si durement
brossé comme si Krant leur avait présenté une nouvelle recrue .
- Krant : "Qui a construit la coque de ce navire ?"
- Un mousse : "Des chaudronniers , capitaine … des charpentiers de marine … des forge-
rons … mon père travaille au chantier naval …"
- Krant : "Bien … bien … et il a bien fallu que quelqu'un conçoive les plans … c'est un
architecte … sans architectes navals , pas de Kritik … sans ingénieurs , pas de moteur
Stirling … sans calculs , pas d'ingénieurs ..."

    Ainsi , Krant décrivit-il la chaîne des hommes et leurs efforts tâtonnants pour dominer
la nature , du premier homme pensant aux astronomes des siècles antiques et aux cartogra-
phes des temps anciens sans qui nous serions perdus dans ces déserts océaniques , à la
formidable avancée qu'avait été la mise au point du cadran solaire à gnomon , aux inven-
teurs du quartier de réduction et du carré nautique , à G Graydon et son compas azimutal ,
aux explorateurs , aux marchands , aux armateurs et même aux banquiers grâce à qui les
entreprises maritimes ne tournent pas en rond comme un poisson rouge dans un bocal …

- Krant : "N'oubliez jamais , Messieurs … nous sommes des héritiers … à vos postes !"

    Pas sûr que nos mousses , pas sûr que les hommes de l'équipage aient tout compris ,
mais ce qu'ils avaient entendu est la parole divine .

- Moi , en moi-même : "Ite misa est"

jeudi 15 mars 2018

DESMOND 84 . PENTAGONE PAPERS . CONVERSATION ANGLAIS FACILE .

- Le Président hurle : "Plus un journaliste du Post à la Maison Blanche !!!"

    Nous sommes assis dans le Bureau Ovale . Il y a là le Secrétaire d'État Kissinger ,
Erlichman le Conseiller du Président pour les Affaires Intérieures , Egil Krogh un
jeune avocat du Conseil de l'Intérieur , Howard Hunt un ancien de la CIA , Maryline
et moi . Tous assis sauf le Président qui circule à toute vitesse sur l'ovale du Bureau
comme un pistard de vélodrome , et Maryline , calepin à la main , perchée sur ses
talons-aiguilles rouge carmin qui tente de le suivre à minuscules enjambées précipitées ,
serrée dans une mini-robe de la même couleur .

- Le Président : "… et plus un journaliste du New York Times !!! … notez , Maryline !"
- Maryline murmure : "… du Post … et du New York Times … plus un journaliste …"
- Voix grave et impavide du Secrétaire d'État Kissinger : "Mister President … nous ne
pouvons pas …"
- Le Président : "Henry ! … chut up ! … le Post et le New York Times , interdits de
séjour !" . Il s'agenouille près de son fauteuil dont il tambourine des deux poings l'accou-
doir puis , le faisant pivoter , il enfouit sa tête dans les coussins : 'Pfu de fournalist du
Poft et du Noufiortime à la Maifon Blanfe !"
- Sonnerie du téléphone . Maryline décroche . Voix d'aéroport : "Hello , who's speaking ?
… oh … oh … hold on a minute Mrs Graham …" . Maryline pose une main sur le com-
biné : "Kay Graham , Mister President … la propriétaire du Washington Post …"
- Le Président , émergeant de ses coussins : "Kay Graham , cette salope !? , passez-la
moi !!"
- Kissinger : "No , no , Mister President !" . A Maryline : "Le Président est en vacances
toute la semaine !"
- Maryline : "Mrs Graham … thank you for holding … I'm sorry , there's no reply …
Mister President is on holiday all week … can you call back later ? … your phone number
please … 202-334 … could you repeat , please … I didn't catch that … could you slow
down a little bit … 202-334-6001 … yes … I'll tell him you called … he'll return your
call … no problem … yes … yes … bye , Mrs Graham ! "

mercredi 14 mars 2018

SILENCES ÉTERNELS

Les galets empilés au bord des mers
Disent-ils quelque chose
Aux astres ?

Quelle écriture ,
Quelle oeuvre ,
Quelle immense nuit ,
Quels signes ?

Qu'écrivent sous les astres
Les mers au bord des galets
Empilées ?

Quelle oeuvre ,
Quelle chose immense ,
Quelle nuit de signes ?

mardi 13 mars 2018

NAGASHIMA

    Hormis un quarteron d'illuminés qui eut réduit la vie à rien et d'autres
fanatiques à une surface , une ligne ou un point , les habitants concédèrent
à leur projet de simplification de conserver les trois propriétés de l'espace ,
x , y , z , faute de quoi la vie à Nagashima eut été malaisée . Ils votèrent en
revanche à une large majorité la suppression du temps ; ils en avaient assez
des contraintes totalitaires de cette dimension . Est-ce possible ? , dites-vous .
A quoi je réponds que dans cette éventualité le concept de possibilité n'a plus
de sens . Pour approcher les conditions de vie adoptées par suffrage à Naga-
shima , il convient de s'abstraire des notions de durée , de simultanéité , de
continu et de discontinu , de succession , de cause et d'effet , de suite et de
retour , de rythme , de changement , d'instabilité , de mouvement , d'éphémère ,
de variabilité , de début et de fin , d'avant et d'après , de mémoire , de souvenir
et d'oubli , de projet , de volonté , de pardon , de rancune , de conjugaison ,
de vision , d'espoir , de grammaire , de souhait , de regret , de résolution , de désir ,
d'imagination , etc … ce qui est impossible . Or , les habitants de Nagashima ont
aboli le temps , allez savoir comment ! ...

lundi 12 mars 2018

TROIS MOUCHES 115 . BROUILLE

    Le pédalier de notre tandem grinçait et Berthe me reprocha de ne pas l'avoir graissé .
A quoi je rétorquai que depuis quinze jours j'avais bien d'autres chats à fouetter et -
ajoutai-je - elle ferait mieux de passer sur le grand pignon car une côte devant nous
détachait son sévère profil sur fond de bocage . Indifférentes à nos piques , trois mou-
ches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux de paille .

    Je reprochai à Berthe d'engraisser le chat . En fouettant trois mouches avec son
chapeau de paille , elle rétorqua que notre tandem se détachait sévèrement et que -
avant quinze jours - elle irait bourdonner dans le bocage . Berthe avait alors son mer-
vielleux profil grinçant et ses piques faisaient mieux que le grand pignon d'un pédalier
dans une côte …

    Le chat , indifférent à nos reproches (depuis quinze jours !) , fouette les pailles du
Grand Pignon . Le Grand Pignon est une côte dans le bocage où bourdonnent des
mouches vermeilles et où Berthe et moi allons en tandem . Le chat rétorque que nous
l'engraissons moins que notre pédalier et - ajoute-t-il sévère et grinçant - que nous
ferions mieux de détacher le fond de nos piquants chapeaux (!?)

dimanche 11 mars 2018

KRANT 121 . MON PÈRE

    En Mer Adriatique .

- Toms : "Mon père ne parlait pas … ah , ah ! … avec les mains , oui … les poings …
quelles raclées j'ai prises ! … tudieu , quelle brute ! …"
- Le timonier : "Le mien ne valait pas mieux , Toms … à coups de ceinturon , ça se
réglait … il est mort … bon débarras ! … que son âme brûle en enfer ! … et toi ,
chef … comment ton père t'a-t-il étouffé ?"
- Moi : "Papa me prenait par la main et nous allions voir où l'épeire avait tissé sa toile
et comment elle disposerait son traquenard à gluaux . Nous observions à contre-jour
des filaments presque invisibles . Mon père m'expliquait à voix basse que les fils , si
fins soient-ils , sont creux et qu'en eux circule une sorte de gomme arabique ; ce qu'il
démontrait avec un brin de paille : deux ou trois rayons tremblotant dans la lumière
humide de Koenigsberg l'avaient à peine effleuré qu'il se trouvait prisonnier . Je
demandais à papa : mais pourquoi l'araignée ne se prend-elle pas à son propre piège ?
Papa , à l'aide d'une autre paille , me montrait la surface de la structure que l'araignée
se réserve et où le fil n'adhère pas . Nous passions des heures à observer cette extra-
ordinaire charpente …"

    Les larmes me venaient aux yeux .

    Bouche bée , Toms et le timonier m'écoutaient pendant que sur l'Adriatique
couvait un orage .

- Le timonier : "C'est une sorte de saint , ton père …"
- Moi : "Un saint ? … non , c'était mon père …"

vendredi 9 mars 2018

LINGSTRÖM . VERSION V

    J'étais sonné … je n'aurais pas dû dormir … le soleil de mars était haut dans le ciel ,
pâle et suspendu dans une brume légère … je bâillai et roulai sur la hanche . Par-delà
la rangée d'oyats s'étendait l'immense plage qui longe d'un bout à l'autre la Wadden Zee .
Elle est déserte à cette époque de l'année . Pas de promeneurs , pas de véliplanchistes ,
pas un vététiste sur l'étroit sentier de la dune … 15h30 … je m'agenouillai et , les fesses
calées sur les talons , j'ouvris mon havresac . Merde , merde et merde : il était vide ! …
j'avais oublié mon Lüger sur la table de la salle à manger … ou peut-être sur la tablette
du lavabo … ou sur la télé … dans la boîte à gants ! … merde ! ... dans la boîte à gants
de la voiture de Bill !! … j'avais dans ma poche le chargeur et , dans le chargeur , les
balles ! … merde !!! … je m'affalai sur le ventre et tapai du poing sur la dune … 15h40
… je me suis mis à pleurer … 15h50 … Lingström apparut , point minuscule à 2 kilo-
mètres au moins . Deux puces de sable sautaient à 10 centimètres de mon nez …
j'abattis une main rageuse sur ces deux idiotes … 16h10 … Lingström passa devant moi ,
à 50 mètres , puis s'éloigna avec son porte-documents sous le bras .

jeudi 8 mars 2018

DESMOND 83 . L'AVVOCATO

- Maryline au telephone : "Allo , Sucre d'Orge … un gars pour toi … sur la ligne 7 …"
- Moi : "Qui est-ce ?"
- Elle : "Un avocat"
- Moi : "Qui ?"
- Elle : "Connais pas … j'ai pas compris … un accent italien épouvantable …
Marlo Brando dans le Parrain … Galou … Galouchi … quelque chose comme ça"
- Moi : "Ok , Maryline" . Clic … bzz … re-clic .
- Voix très (très) grave et lente comme une coulée de lave semi-solide :
"Panfilo Gallucio … biongiorno …"
- Moi : "Bonjour , Maître … que puis-je ?"
- Gallucio : Vo ète il responsabile dé l'incéniratoré , no ?"
- Moi : "Oui , Maître , c'est bien moi"
- Lui : "É souis l'avvocato dé Bebe"
- Moi : "Bebe ?"
- Gallucio : "Bebe Rebozzo"
- Moi : "Ah !"
- Gallucio : "Vo sayé qué lé conversatione sone registrare , no ?"
- Moi : "Les conversations ? … enregistrées ? … elles le sont , Maître … en effet"
- Gallucio . Bruits de gorge inquiétants : "Vo savé qui c'est Bebe ?"
- Moi : "Oui , Maître … c'est un ami du Président"
- Gallucio : "Grande amico ! … è giusto" (silence)
- Moi : "Oui , Maître … alors ? … qu'est-ce que je peux …?"
- Gallucio : "Non parlo inglese … sa parla il francese ?"
- Moi : "En français ? … oui , je parle français … couramment"
- Gallucio (en français) : "Bebe é il Presidente sono stati assieme …"
- Moi (en français) : "Pardon … je ne comprends pas … Maître ! … francese , per favor !"
- Gallucio (en français) : "Scusi ! … il Presidente é Bebe … euh …"
- Moi : "Le Président et Monsieur Rebozzo … oui …"
- Gallucio (en français) : "Si … week-end à San Clemente … domenica scorsa"
- Moi (en français) : "En week-end à San Clemente … si … dimanche"
- Gallucio (e français) : "Si … é la banda magnetica … kaput … please …"
- Moi : "…………?…………"
- Gallucio (en français) : "Capisce ?"
- Moi (en français) : "Capiché ? … qu'est-ce qu… ?"
- Gallucio (en français) : Dobbiamo prendere una decisione , non capisci ?"
- Moi (en français) : "Euh … Maître … je ne comprends pas … moi pas comprendre …
no comprendere …"
- Gallucio (en français) : "Ciao !" . Clic .

mercredi 7 mars 2018

COTE 137 . 105 . DANS LA LUNE

    Sous ma capote , à l'abri d'une pluie lourde et dense , je lis .

- Martial se penche . Sa tête casquée , sa mâchoire pas rasée , ses yeux :
"Qu'est-ce que tu fous ?"
- Moi : "Je lis , Martial … ça se voit pas ?"
- Martial s'effondre à côté de moi et , de la même manière , rabat sa capote au-dessus
de son casque . Je sens son épaule contre la mienne : "Qu'est-ce que tu lis ?"
- Moi . Je retourne le livre : "Les premiers hommes dans la lune"
- Martial : "Montre !" … il me prend le livre des mains : "Dans la lune !? … qui c'est
qui a écrit ça ?"
- Moi : "Un anglais … Wells"
- Martial me rend le bouquin : "Dans la lune ! … tu te rends compte ?"
- Moi : "………………."
- Martial : "…….. dans la lune ………."
- Moi . Je me remets à la lecture .
- Martial : "Tu y crois ?"
- Moi , un peu agacé : "A quoi , Martial ?"
- Martial : "… aller dans la lune …"
- Moi : "C'est un roman , Martial … bien sûr qu'on n'ira jamais dans la lune !"
- Martial : "Qui sait ?"
- Moi : "Mais non , Martial … laisse-moi lire …"
- Martial : "Ils font quoi tes hommes dans la lune ?"
- Moi . Je soupire : "Ils ont découvert une civilisation souterraine … les sélénites"
- Martial : "Ils vivent sous terre ?"
- Moi : "Oui … dans cette histoire , ils vivent sous terre"
- Martial : "Un peu comme nous , quoi …"

DEUX CHANTS

    Deux chants d'inspiration tchoutchke  , après ma mise à la retraite .

    Le premier . "Vers la baie de Bouorkhaïa" :

   Je descends des Monts Ouroulgan
   Par le cours cristallin
   De l'extrême Omoloï
   Filant des ondes arctiques
   Aux écailles de truites .

    Mon harpon scintille et frappe .

    J'aurai à conter
    A mes petits enfants .




    Suivi de "Mon harpon" :

    La yourte pleine d'enfants .

    Ils m'écoutent et je conte :
    "Il était une fois …"

    Mais les larmes me viennent
    Et ma gorge se serre .

    Je ne descendrai plus les Monts Ouroulgan
    Par l'extrême Omoloï ,
    Ses truites ondulantes
    Aux écailles arctiques .

    Mon harpon est au portemanteaux ...

   
   

lundi 5 mars 2018

AMOS

    Amos avait trahi . Il se tenait en haut des marches du Palais et avait revêtu
l'aube blanche des sacrifiés . C'était une sorte d'aveu . Je montai vers lui , le
glaive à la main , résolu . Amos regardait à travers moi . Il était immobile et
ne fit rien pour se défendre . Quand je fus près de lui , je le frappai à la base
du cou et il n'y eut plus devant moi qu'une aveuglante clarté . Je me retournai :
un filet de sang carmin ruisselait sur le marbre jusqu'à l'esplanade . Je compris
que le traître , c'était moi .

TROIS MOUCHES 114 . NANTES

    Berthe prit le tram à la gare . Je l'attendais à la Station Cinquante Otages .
Elle descendit du wagon de queue dans le tourbillon d'une robe à fleurs . Je
l'enlaçai . Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre
nos chapeaux de paille .

    Cinquante mouches tourbillonnaient dans le wagon de queue . Je savais
que Berthe m'attendait mais la gare enlaça le tram , otage de mon chapeau de
paille et de ses fleurs bourdonnantes .

    A la station de tram , j'attendais Berthe . Je l'enlaçai et nous tourbillonnions
dans sa robe quand les otages descendirent du wagon de queue . Ils étaient
cinquante . La gare bourdonnait comme des mouches à fleurs , vermeilles et
merveilleuses .

dimanche 4 mars 2018

KRANT 120 . LE NEZ DE BYBLOS

    Byblos était en vue .

    Nous avions quitté Saint Jean d'Acre la veille . Cette nuit-là , j'avais confié au capitaine
des bribes de mon enfance campagnarde .

- Krant : "Chef … pouvez-vous me décrire votre nez ?"
- Moi : "…………?……….."
- Krant : "Votre nez , chef … pouvez-vous le décrire ? … comment est-il fait ?"
- Moi , passant un doigt sur la fine arête de mon appendice : "Euh , capitaine … fin …
droit … un peu trop long …"
- Krant . Ses yeux allant des miens à mon nez : "Le croyez-vous ? … en êtes-vous sûr ?"
- Moi : "C'est que … capitaine … je ne vois jamais mon nez … dans le reflet de la timone-
rie , la nuit … ou par gros temps ... dans la glace du carré … parfois je surprends mon image
dans l'eau sale d'un port …"
- Krant : "N'est-ce pas étonnant ? … sur ce bateau , chacun connaît la forme de votre nez …
sur le pont … aux machines … de l'étrave à la poupe , il n'est pas un homme , pas un
mousse , qui ne connaisse la forme de votre nez et il n'a pas besoin de venir le toucher pour
en savoir les contours … tous , sauf vous …"
- Moi : "……………………."
- Krant : "Nous sommes invisibles à nous-mêmes"
- Moi : "……………………."
- Krant : "Byblos ne se voit pas … depuis l'ancien temps des phéniciens , Byblos voit
s'amarrer dans son port les navires de toute la Méditerranée , elle a vu les premières lettres
de l'alphabet sur les papyrus des marchands de Tyr , elle a vu s'échanger des blés , des
poteries contre des monnaies de Cyrène ou de Paphos … d'Abdère … elle a vu s'échouer
le corps d'un dieu égyptien , mais Byblos ne peut se voir elle-même …"
- Moi : "…………………….."
- Krant : "Chacun porte son monde , ses secrets , son enfance … mais vous connaissez
moins que tous la forme de votre nez …"
- Moi : "…………?…………"