mercredi 24 avril 2019

UNE VILLE NOCTAMBULE

    C'est une ville de la nuit . Le jour , elle n'existe pas ; ou si peu , livide et muette au
bord  d'un lac aux eaux plombées . Le jour , un trolleybus - au mieux : deux - sillonne les
avenues  désertes en tirant de ses caténaires des transports chuchotés . C'est tout . Mais
quand , à minuit , les candélabres (dans une ville normale , on parle de lampadaires) ,
branchés sur la Grande Ourse , embrasent d'un coup les toits d'ardoise , la ville s'éveille .
Ses citoyens repoussent en bâillant les draps qui les tenaient entortillés dans leurs songes .
Ils lèvent haut les jambes et leurs pieds nus , d'un coup de reins s'éjectent de leur lit , se
trouvent dans leurs pantoufles et la demi-conscience d'exister , d'avoir survécu à leur
léthargie , déjà nouant leur peignoir , projetant dans une glace un visage à reconstruire ,
malmenant rasoirs , jets dentaires , gel coiffant , peignes , fard et rouges à lèvres puis ,
dès lors lucides , farfouillent dans les penderies , agitent les cintres avec fièvre , vite ,
vite , s'affublant en hâte de vestes clownesques et pochettes du même cru , de pantalons
inattendus , les dames de robes et de chapeaux phénoménaux , vite car , dehors , les cafés
ont ouvert leurs portes , les garçons en livrée noir et blanc , serviette sur l'épaule , ont
traîné sur les terrasses tables et chaises dans un râclement de ferraille , les juke-boxes anti-
cipant la fête crachent leurs "Hound Dog" et leurs "Jailhouse Rock" et les flippers le grin-
cement singulier de leur lance-billes . La ville prend feu , quartier par quartier , et à l'ouest
du lac . Les murs de la ville peu à peu se retirent , se dissolvent dans un tourbillon de
couleurs , de flamboiements et de rondes électriques . Le pavé , le peu qu'on peut encore
en voir , luit entre les pas endiablés des danseurs . Bientôt , plus personne n'est dans son
corps , mais chacun dans les autres , dans tous les corps , dans le corps de la ville , à plat ,
puis penchée , puis retournée et toujours secouée . Les toits brûlent , le pavé brûle , on
s'égosille , on chante , des yeux se ferment . Seuls voyant clair dans ce délire , les garçons
en livrée noir et blanc , serviette sur l'épaule , versent , remplissent à ras bord , agitent
leurs shakers , vont , viennent , encaissent …

    A cinq heures : aube . Tout s'éteint .

    Je ne peux pas vous dire le nom de cette ville . Son alphabet m'est inconnu . Ce que
je sais , c'est qu'un lac la borde à l'ouest et que ses toits sont d'ardoise .

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