jeudi 30 janvier 2020

ROCK SPRINGS

    Il y a à Rock Springs - si j'en crois Richard Ford et pourquoi ne le croirais-je pas ? -
une mine d'or . L'Interstate I 80 passe à environ un mile de l'endroit où Earl - c'est le
prénom de son personnage - a abandonné sa Mercédès en panne "sous le couvert de
peupliers" … "enfoncée dans le sable jusqu'à l'essieu" . A part ça , de Rock Springs ,
je ne sais rien .

L'INVENTEUR

    Le paraphe de mon grand-père est "HS" , comme Homo Sapiens , qu'il transforma
un certain jour du pléistocène moyen en "HSS" , comme Homo Sapiens Sapiens . En
ce temps fossile , le rayonnement du Big-Bang jetait dans la nuit ses feux déclinants et
les derniers craquements de l'univers parvenaient aux oreilles subtiles de mon ancêtre .
HS venait de claquer la porte du Paradis . On prétend (qui ? les scribes d'Ougarit ? les
rédacteurs de la Genèse ?) qu'il fut chassé de l'Eden . On égare les naïfs . De l'animalité ,
mon arrière-grand-père en avait assez , comme de l'innocence , de la sérénité de la nature ,
des pommiers interdits et , pour tout dire , de cette First Life pleine et ronde , lisse et sans
interstice où poser une question . Ce jour-là , donc , il tourna le dos à la sauvagerie monta-
gneuse . A ses pieds , s'étendait une Terre Promise , une plaine toute à conquérir avec ses
fleuves à dompter , ses végétaux à cultiver , ses animaux à réduire en esclavage . Plutôt se
faire du souci que vivre en chat . Oui , ce jour du pléistocène , mon ancêtre a dis-joncté au
sens premier , on dirait aujourd'hui qu'il a pété les plombs . HS s'est mis à penser et à pen-
ser qu'il pensait . Second Life .

SECOND LIFE

    Par bonheur on a , parallèlement à la première , une seconde vie .

    Je suis , dans le Métavers , Chandrak (Plume de Paon) Argamasse , né dans une
famille aisée de Sri Jayawardenapura , capitale du Sri Lanka . J'exerce (avec succès)
la profession de vendeur de vélos pliants virtuels . Je parle un excellent français car
j'ai fait mes études à Villeneuve d'Ascq (France) où j'ai obtenu un BTS de communi-
cation qui me permet de survivre (bien) sur le Net . J'ai à peu près tout oublié du
cingalais , ma langue maternelle , et tout oublié de mon enfance à part quelques
lambeaux de vacances familiales à Trimcomalee où mes parents louaient une paillote .
Oui , je me souviens des baignades dans le Golfe du Bengale . Papa et maman vivaient
dans le monde réel et ils en sont morts . Mes frères et mes soeurs ont émigré sur la Toile
où je leurs vends des vélos payables en dollars linden . Pour tout dire , ma first life n'a
plus de consistance . Mes vélos , je les vends sous la marque Argamasse (c'est mon
nom) et j'en vends énormément . Non seulement parce qu'ils sont pliants mais parce
qu'on peut "réellement" les utiliser si toutefois on tient pour "réel" toutes ces sortes de
virtualités . Achetez un vélo pliant Argamasse pour le prix modique de 15 linden dollars
(L$) et , si vous avez une licence Freeware , une configuration PIV ou Athlon et si vous
disposez au moins de 800mhz , vous vous déplacerez d'avatar en avatar sans donner un
coup de pédale ! . Vous pourrez chatter avec des résidents fictifs , draguer de superbes
ectoplasmes , échanger votre ASL (Age-Sexe-Lieu) avec des spectres , participer à un
débat néthique avec des limures , tenir une visio-conférence avec la Vierge Marie ,
en fait (si j'ose dire !) faire à peu près n'importe quoi ...






FEND LA BISE

    J'étais trop petit (1m60) pour faire la guerre . Quand on mesure 1m60 ,
il est impossible de sortir d'une tranchée . Aussi les Autorités Militaires
m'affectèrent  à la Direction du Service de l'Intendance , non pas , bien
entendu , comme  Directeur mais , en raison de mon endurance et de ma
petite taille comme coursier-volant . Elles (les Autorités) commandèrent au
Service du Train un vélo trop grand pour moi de sorte que je ne pusse en
user qu'en danseuse et fusse dans l'incapacité de jamais m'arrêter . C'est ce
que je fis pendant les quatre ans que dura la guerre , pédalant du Service de
l'Intendance aux points les plus chauds du front . Les poilus m'aimaient bien .
Ils remplissaient les cimetières mais ceux qui sauvaient leur peau m'appelaient
"Fend la Bise" et riaient de me voir danser au-dessus de ma selle et vivant .
Malheureusement , deux heures avant l'armistice , un shrapnel m'arracha les
couilles et c'aurait été bien pire si j'avais pédalé comme tout un chacun .

KRANT 194 . DESTIN D'UNE GOUTTE D'EAU

    Un jour pluvieux sur la Mer d'Irlande . Nous faisons route vers Nantes , plein sud .
Je m'absorbe dans la contemplation du cheminement tremblotant d'une goutte d'eau 
sur un hublot de la timonerie .

- Le timonier : "Tu regardes la mer ? … tu ne l'as pas assez vue ?"
- Moi : "Non … je regarde une goutte d'eau"
- Le timonier , mi-narquois mi-interloqué : "Ah ! … tu regardes une goutte d'eau ? … 
au milieu d'un océan ?"
- Moi . Je ne réponds pas . Je suis captivé par la pérégrination de celle que j'ai élue 
parmi des dizaines d'autres .
- Le timonier : "Où va-t-elle cette goutte d'eau ?"
- Moi : "Quelque part … elle hésite … elle emprunte une route commune puis elle 
s'écarte … elle s'arrête … elle repart dans un angle imprévu … elle …"
- Le timonier : "………….."
- Moi : "Il n'y en a pas deux pour suivre la même route !"
- Le timonier , penché sur sa barre et surveillant les vagues levées de sud-ouest : 
"Crois-tu qu'une goutte d'eau décide d'aller où elle veut ?"
- Moi , haussant les épaules : "Si elle était douée de conscience , elle le croirait …"
- Le timonier : "……..?……"
- Moi : "Elle va où la poussent des minuscules sautes de vent et où la dirigent les 
imperceptibles défauts du hublot … et d'autres causes encore que j'ignore …"
- Le timonier : "……………."
- Moi : "Et nous ? … allons-nous à Nantes ?"
- Le timonier : "Nous y serons dans deux jours"
- Moi : "Pourquoi allons-nous à Nantes ? … pourquoi veux-tu aller à Nantes ?"
- Le timonier : Vieux ! … je ne veux pas aller à Nantes ! … qu'ai-je à faire de Nantes ! 
… j'y vais , c'est tout !"
- Moi : "Peut-être est-ce le capitaine …"
- Le timonier : "Krant ? … pas plus que moi il ne veut aller à Nantes !"
- Moi : "L'armateur ?"
- Le timonier , méfiant et me lorgnant en coin , comme si j'allais poser sous ses pieds 
un piège à mâchoires : "C'est que le bois est à Nantes , chef !"
- Moi , sans quitter des yeux le fastidieux cheminement de la goutte : "Est-ce le bois 
de Nantes qui gouverne nos vies ?"

    Brutalement , la goutte est aspirée dans le sillage du Kritik .

DESMOND 125 . DILANTINE

- "Desmond , consultez-vous un psychiatre ?"

    Nous sommes , le Président et moi , dans le Bureau Ovale . Nous sommes assis l'un
en face de l'autre , de part et d'autre du Wilson Desk .

- Moi : "Monsieur le Président , non !"
- Lui : "Le bruit court"
- Moi , offusqué : "Qui raconte ça ? … Mister Pre …"
- Lui m'arrête en levant la main droite : "Ne vous emballez pas , Desmond !"
- Moi , sur ma lancée : "… et même si je consultais un psychiatre , ça ne …"
- Lui : "Parce que vous en consultez un ?"
- Moi : "Non , Monsieur le Président … mais si j'en consultais un ..."
- Lui penche le buste en avant jusqu'à toucher le plateau du bureau . Il me regarde dans
les yeux . Impératif : "Dois-je comprendre , Desmond , que vous consultez ?"
- Moi : "Monsieur … euh … Monsieur le Pr … je …"
- Lui : "Vous pouvez me l'avouer , Desmond … je suis de vos amis"
- Moi . Je m'insurge : "Monsieur …"
- Lui : "Parce que , au poste que vous occupez …"
- Moi : "………….."
- Lui : "Desmond ?"
- Moi : "Monsieur le Président ?"
- Lui : "Vous ne vous défendez pas ?"
- Moi . J'ai les larmes aux yeux : "Mais … je … je …"
- Lui : "Vous bafouillez , Desmond … c'est mauvais signe"
- Moi . Je lâche un soupir navré .
- Lui : "Battez-vous , mon vieux !"
- Moi : "…….?……."
- Lui . Il s'est rencoigné dans son fauteuil . Il écarte les mains : "Étranglez-moi !"
- Moi . Je ne sais pas quoi dire . Je suis sec .
- Lui , les mains toujours écartées : "Faites quelque chose !"
- Moi : "……………"
- Lui : "Moi-même , le Post prétend que j'en consulte un … Arnold …"
- Moi : "Arnold ?"
- Lui : "Je veux dire : le Docteur Hutschnecker"
- Moi : "Et c'est faux ?"
- Lui lève les bras au ciel : "My goodness ! … bien entendu que c'est faux !"
- Moi : "……………"
- Lui pose ses deux avant-bras sur les accoudoirs de son fauteuil et fixe tristement un
motif du tapis elliptique : "Bon … je consulte peut-être Arnold deux ou trois fois par
semaine … pas plus … pour mes cachets de dilantine …"

mardi 28 janvier 2020

PARADIS 125 . LA BOX

- Adam : "Toi qui sais tout …"
- Dieu : "Je ne te le fais pas dire"
- Adam : "… dis-moi donc ceci"
- Dieu :"Je t'écoute"
- Adam : "J'ai un problème de box"
- Dieu : "Qu'est-ce qui se passe ?"
- Adam : "Je sais pas … ma connexion Internet est vachement lente"
- Dieu : "As-tu essayé d'éteindre la box et de la rallumer ?"
- Adam hausse les épaules : "Bien entendu ! … ça change rien"
- Ève : "Il est d'une rage !"
- Dieu : "Tu te sers d'Internet , toi aussi ?"
- Ève : "Non … j'm'en fous !"
- Dieu à Adam : "As-tu vérifié les voyants de ta box ?"
- Adam : "Oui"
- Dieu : "Et le raccordement de ton câble Ethernet ?"
- Adam : "C'est bon "
- Dieu : "Tu as testé ton accès Web sur différents sites ?"
- Adam : "C'est pareil … aussi lent"
- Dieu : "Tu es peut-être en zone blanche"
- Ève : "Je trouve pas tes bonbons à la pistache"
- Adam : "En zone blanche ? … qu'est-ce que c'est ?"
- Dieu : "Toute zone hors du Paradis"
- Adam : "Zut ! … qu'est-ce que tu peux faire ?"
- Dieu : "Moi ? … rien … prends contact avec ton opérateur"
- Adam : "Mais … mon opérateur , c'est toi !"

KRANT 193 . NOTRE CUISTOT

    Nous recevions parfois à bord des hôtes de marque . Je me souviens de celui-ci ,
chef d'un clan intérieur , régnant sur un désert de dunes . Nous ne pouvions éviter ,
disaient les marchands de cette étroite bande de sable , sa hautaine visite et nous
devions la tenir pour un honneur bien qu'aucun cargo et des plus minables n'y
échappât .  Il se présenta un soir au milieu d'une cohorte servile , alourdi d'or et de
cotonnades ,  dans une litière de bambou portée par dix esclaves . L'homme était obèse .
Quarante nuages rasèrent les masures côtières avant qu'une multitude de bras l'eussent
extrait de ses coussins et étayé au bas de l'échelle de coupée . Une marée d'épaules ,
luisante comme les tentacules d'un poulpe géant , le hissa sur le pont où Krant , déférent
mais nullement empressé , l'attendait . Son hôte lui tendit une main grasse hérissée de
verroterie . Aux témoins de la scène - indigènes et hommes de l'équipage - la suite formelle
eut consisté à la saisir et la baiser comme une relique ou le reste d'un pouvoir immémorial .
Krant se contenta d'un hochement de tête poli et le Roi nègre en parut aussi peu contrarié
qu'une bonne vache de mon coin de campagne à qui mon père aurait interdit l'accès d'une
pâture . Monsieur Lee , toque plantée , se tenait dans l'ombre de la passerelle . Quand il
l'aperçut , le Roi se délivra de l'emmêlement des membres qui le soutenaient en même
temps que de sa graisse et de son apathie et , en sauts agiles et comme électrisés , se trouva
agenouillé aux pieds de notre énigmatique compagnon à débiter dans sa langue d'Afrique
des paroles enthousiastes , à lui baiser les genoux et les lacets de ses sandales . Monsieur
Lee sourit et toucha la couronne de l'idolâtre en murmurant quelque chose que personne
ne comprit .

- Moi à Krant quand s'éloignait le palanquin . Monsieur Lee avait regagné ses fourneaux :
"Qui est donc Monsieur Lee ?"
- Krant regardant sans la voir la poussière déclinante levée par le cortège et m'entendant
sans m'écouter : "Monsieur Lee ?"
- Moi : "Monsieur Lee , capitaine … qui est-il ?" . J'étais au bord d'un mystère . J'avais la
clef à portée de la main .
- Krant . Ses yeux maintenant plantés dans les miens , d'une voix forte : "Monsieur Lee ?"
- Moi : "……………"
- Krant , haussant les épaules et me tournant le dos pour gagner sa cabine :
"C'est notre cuistot , il me semble !"

lundi 27 janvier 2020

TROIS MOUCHES 178 . CAUCHEMAR (Verlaine)

J'ai vu passer dans mon rêve
- Tel l'ouragan sur la grève -
D'une main tenant un glaive
Et de l'autre un sablier ,
Ce cavalier
Et trois mouches vermeilles et merveilleuses
Bourdonnant , Berthe ,
Sur ton chapeau de paille .

---------------------------------------------

Passa sur la grève
Un cavalier empaillé
Qui tenait d'une main le chapeau de Berthe
Et de l'autre un sablier de rêves .

Je vis aussi sur mon glaive
Trois mouches bourdonnantes
Et l'ouragan vermeil .

----------------------------------------------

Berthe tenait son glaive
D'une main .
Elle vit passer sur la grève vermeille
Trois autres cavaliers ,
Merveilleux sous leur chapeau de paille .

Ils rêvaient de mouches ensablées ;
L'ouragan bourdonnait .

dimanche 26 janvier 2020

LE PAVOT ARCTIQUE

    Ça me fait horriblement mal . Tiilaqiia Larsen , dermatologue inuit à Nuuk (Groënland) ,
diplômée de la Faculté de Médecine de Copenhague , contactée par téléphone , me prend
en urgence . Madame Delplanque (je suis incapable de conduire) a garé l'Opel 30 Naalak-
kap Quaqqaa , devant le cabinet . Nous sommes seuls dans la salle d'attente toute blanche
et sièges tout inox comme l'intérieur d'un réfrigérateur "sauf qu'à l'intérieur d'un réfrigéra-
teur , il n'y a pas de sièges" , ironise Madame Delplanque . Je n'ai pas envie de rire . Je n'y
tiens plus . Je délace et ôte ma chaussure gauche , réceptacle de ma douleur , j'enlève ma
chaussette , horreur : mes deux petits orteils sont bleu foncé , le plus petit presque noir ! .
Je suis furieux : cette expédition était une connerie ! … l'Île de Kaffeklubben , je m'en sou-
viendrai ! …

- "Arrêtez de vous plaindre ! … regardez comme elles sont mignonnes !" . Madame Del-
planque entrouvre son sac à dos où pointent cinq petites fleurs jaunes … "Papaver Radi-
catum … le Pavot Arctique … ne sont-elles pas merveilleuses ?"
- Moi , entre mes dents serrées : "Cinq petites fleurs ! … et je ne suis pas sûr de ramener
chez moi mes cinq orteils !"
- "Si vous aviez écouté le chamane , il vous aurait débarrassé de ces deux-là" , dit-elle en
regardant avec dégoût mes deux appendices en voie de décomposition .
- "Vous n'y pensez pas ! … l'amputation sans anesthésie ! … avec un couteau chauffé à
blanc ! … vous êtes folle !?"
- "Avez-vous remarqué" , poursuit la folle à brûle-pourpoint "… c'est très curieux" . Elle a
tourné la tête vers le plafond .
- "Quoi ?", dis-je en tenant ma chaussette .
- "Le lustre"
- "Quoi , le lustre ? … qu'est-ce qu'il a ?"
- "Vous ne remarquez rien ? … pourtant ça crève les yeux !"
- "Je ne vois rien"
- Elle tend l'index vers la suspension : "Là … là …"
- J'écarquille les yeux . Je ne vois rien .
- "Là … là … mais enfin , là ! … vous êtes aveugle ?"
- Ça dure cinq minutes . Je me suis levé , un pied nu , un pied chaussé et je tourne sous
la suspension . Je ne vois rien .
- A ce moment , la porte du cabinet s'ouvre et paraît dans une lumière scyalitique la blouse
blanche du Docteur Larsen : "Heg Sir og Fru … kom ind !"

    Une heure plus tard , dans l'auto . Pied bandé . Ça n'était pas trop grave . Anesthésie
locale . Grattage des peaux sclérosées . Calmants . Pommade . Mes deux orteils sont saufs …

- "Qu'est-ce qu'elle avait donc cette suspension ?"
- "Rien … c'était pour vous changer les idées"

samedi 25 janvier 2020

ARNHEM : PHOTO EN NOIR ET BLANC

    C'était un ou deux mois avant leur départ (forcé) pour l'Île de Schiermonnikoog
où décédèrent Adriënne (à gauche de la photo près de la descente d'eau , la préférée
de mon oncle) de la fièvre typhoïde et Dirk (le chien) de la Maladie de Carré . Un an
plus tard , Hiéronymus divorça de Bjoke (à droite sur la photo) . Elle avait un caractère
que les voisins , bien qu'éloignés , qualifiaient d'épouvantable . Une fois la procédure
réglée , les ex-époux mirent les enfants Aksel (le garçon) et Henske (la fille) dans un
pensionnat sinistre . En d'autres termes , ils les abandonnèrent . Restait à se débarrasser
des deux bonnes femmes de gauche (sur la photo , avec des fichus) . C'est ce qui fut
fait sans que mon grand-oncle eut levé le doigt de l'anneau : elles périrent le 3 août
1907 dans le naufrage du Koningin Wilhelmine , le ferry qui reliait Oostvieland à
Uithuizermeeden . Trois fois veuf et une fois divorcé , mon grand-oncle émigra à
Sekake's (Lesotho) . Sekake's est une bourgade circonscrite dans un méandre de la
Rivière Orange dans le Drakensberg . Hiéronymus tira des profits non négligeables
d'une exploitation de sables aurifères grâce à quoi il entretint cinq négresses d'où sorti-
rent quarante-trois enfants . L'un d'eux épousa ma mère , d'où mon teint (très) légère-
ment basané . Fortune faite , Hiéronymus Aafjes se retira dans la banlieue la plus chic
de Zurich . Son F5 est aujourd'hui la propriété d'une star de la musique pop dont j'ai
oublié le nom . C'est dans la salle de bain de cet appartement qu'on retrouva mon
grand-oncle et un tube de Gardénal à moitié vide .

vendredi 24 janvier 2020

MAUREEN

- Elle m'a dit un soir : "… for other ears !" . C'était la fin d'une phrase . Comme elle
avait cette sale habitude de mâchouiller ses cheveux en parlant , je n'avais pas compris
le début de ce qu'elle racontait .

- "Je n'ai pas compris ce que tu as dit … pour d'autres oreilles ? … que veux-tu dire ?"
- "You don't understand ?"
- "Non"
- Ses mèches auburn passaient devant son visage : "It's because you're a fool !" . Elle
avait l'air furieuse .
- "Fou , moi !?"
- "Fool", n'est pas "fou" … "fool", c'est "idiot" … you play the fool !"
- "Je fais l'idiot ?"
- "Yes"
- "Je n'ai pas compris ton histoire d'oreilles"

    Je dois vous expliquer , sinon vous ne comprendrez rien , que Maureen et moi parlions
du Prophète Ézéchiel .

- Elle : "You haven't a clue about anything !"
- "Je ne comprends rien de rien , c'est ça ? … je traduis bien ?"
- "That's quite right"

    Elle est irlandaise , native de Limerick . Elle était ma prof d'anglais . Elle ne l'est plus
depuis que je l'ai demandée en mariage . Dès ce moment , les choses se sont gâtées .
Maureen a dit : "No !"

COTE 137 . 144 . PAUVRE BOURDEAU !

    Attaques et bombardements , nous sommes servis ! . Nous revenons d'un coup de
main contre la Cote 137 . Martial a été particulièrement belliqueux : il a balancé trois
grenades sur un nid de mitrailleuses après avoir cisaillé les barbelés des boches .
Bourdeau , un jeune picard qui lui prêtait main-forte , a été tué à côté de lui . Nous
nous jetons dans la tranchée , crottés et suants . Un bombardement de notre position
commence . C'est le tir tendu de canons de campagne , à l'oreille : du 7,7 , pour nous
décourager d'y revenir .

- Martial dit quelque chose que nous n'entendons pas .
- Le capitaine . Il commandait l'assaut . Il remet son revolver dans son étui et s'essuie
le front . Il met sa main en cornet autour de son oreille : "Quoi ? … qu'est-ce que vous
dites ?"
- Martial s'asseoit sur la chaise qu'il considère comme sa propriété , celle bancale - il lui
manque la moitié d'un pied mais dans le cloaque où elle est enfoncée ça n'a guère
d'importance - qu'il a ramenée d'une patrouille sur l'antique Montrepont , c'est ainsi
qu'il appelle ce village plus anéanti qu'une cité de Mésopotamie . Son visage et sa
capote sont maculés de boue , comme les nôtres . Il semble indifférent aux giclées de
terre que nous balancent les 7,7 d'en face . Il croise les bras et hurle : "Ça ne m'amuse
plus !"
- Le capitaine s'approche de moi et me crie dans l'oreille : "Qu'est-ce qu'il dit ? … je n'ai
pas compris !"
- Moi , aboyant de la même manière : "Il dit que ça ne l'amuse plus !"

    Soudain , aussi brutalement qu'il a commencé , le bombardement cesse . Les boches ,
semble-t-il , estiment que nous sommes calmés .

- Martial cherche quelque chose dans la poche de sa capote . Sa pipe , je suppose , et sa
blague à tabac : "Je disais , mon capitaine , que ce grand jeu , ça ne m'amuse plus !"
- Le capitaine : "Qui vous parle d'amusement ?"
- Martial a extrait de sa capote sa pipe et sa blague à tabac : "Pauvre Bourdeau !"
- Le capitaine : "Oui … pauvre Bourdeau …"
- Martial : "Un jeu sans fin … si , au moins , ils nous la laissaient prendre cette Cote 137 !
… pauvre Bourdeau !"
- Le capitaine et moi : "……….."
- Martial bourre sa pipe : "Je suis sûr qu'eux aussi ça ne les amuse plus … la Cote 137 ,
ils nous la laisseraient si on leur demandait poliment … pauvre Bourdeau !"
- Le capitaine et moi : "……….."
- Martial tire une première bouffée de sa pipe : "On devrait leur demander de modifier
les règles à l'État-Major … au Château de Chantilly … le jeu que nous jouons ici est un
peu bébête , non ? … pauvre Bourdeau !"
- Le capitaine et moi : "……….."
- Martial : "Mais on ne va pas les déranger , hein , mon capitaine ? … on ne va pas les
déranger dans leurs parties de bridge ! … pauvre Bourdeau !"

jeudi 23 janvier 2020

VOUKTYL

    C'était en octobre à Vouktyl dans la République des Komis . Mes pinceaux étaient
alignés sur une table avec ma palette et mes tubes de couleur . La toile vierge tendue
sur  son châssis reposait sur le chevalet et , comme la neige tombée la nuit , elle attendait
quelque chose . Moi , je n'attendais rien . Tout m'échappait . Rien ne semblait devoir
advenir . Or , il y eut un froissement de draps comme si quelqu'un , à l'autre bout du
village , sortait de son lit . J'ouvris la fenêtre . Des chants , des cris , des rires retenus
au-dehors derrière la vitre givrée entrèrent dans ma chambre , au premier étage . Je m'as-
seyais devant mon chevalet en resserrant mon peignoir au moment où une petite foule
emmitouflée a déboulé . Un drapeau rouge brimbalait entre les têtes chapeautées . Mon
coeur bondit parce que cet instant me sembla l'un des plus prometteurs de ma vie :
quelque chose , à partir de rien , s'était mis à palpiter . Vouktyl , sous son linceul blanc ,
remuait . Vouktyl , malgré tout , vivait . J'ouvris un tube , saisis une brosse ronde et
écrasai au milieu de la toile un aplat de rouge .

mercredi 22 janvier 2020

DESMOND 124 . CONDOLÉANCES

    Le Président passe la tête par la porte de mon bureau :

- "Desmond , êtes-vous très occupé ?"
- Moi : "Monsieur le Président … euh … je travaille sur le contrôle des prix et des salaires …
l'inflation …"
- Lui : "C'est important ?"
- Moi : "Monsieur Connally m'a demandé de m'en occuper"
- Lui : "Vous y entendez quelque chose ?"
- Moi : "Euh … un peu … oui …"
- Lui : "Dieu soit loué ! … parce que lui n'y comprend rien … moi non plus d'ailleurs"
- Moi : "………."
- Lui : "Puis-je , néanmoins , vous extraire de ce pensum ?"
- Moi : "Oui , bien entendu , Monsieur le Président … que puis-je faire ?"
- Lui entre dans le bureau et saisit une chaise sur le dossier de laquelle j'ai laissé traîner
un T-shirt suant imprimé d'un "Incredible Bongo Band" orange fluo - le T-shirt de mon
jogging matinal - et sous laquelle transpire une paire de chaussures non moins odorante .
- Moi . Je me lève précipitamment : "Permettez , Monsieur le Président … je suis désolé …
je n'ai pas eu le …"
- Lui m'interrompt : "Laissez , Desmond ! … comme disent les Français : "à la … à la
bonne … comment disent-ils ?"
- Moi . Je jette mon T-shirt et mes chaussures dans un coin du bureau : "A la bonne
franquette , Monsieur le Président"
- Lui , en s'asseyant : "Ne perdez pas votre temps avec cette histoire de contrôle des prix .
J'ai là quelque chose d'important et d'urgent … prenez , cher Desmond , un papier à
l'en-tête de la Maison Blanche et un stylo"
- Tout ça est à portée de ma main .
- Lui . Il a croisé les jambes et croisé les mains autour de son genou : "Vous le savez :
Frédéric nous a quitté"
- Moi : "Frédéric ?"
- Lui : "Oui … le 14 janvier … hier"
- Moi : "Il travaillait ici ? "
- Lui , estomaqué : "Ici !? … Desmond , vous n'y pensez pas ! … un Luxembourg-Schwerin
de la lignée de Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Beck !! … travailler ici !?" . Il éclate de rire
et se tape sur les cuisses : "Desmond , vous avez un humour impayable ! … ah , ah , ah ! ..."
- Moi : "Monsieur le Président , je …"
- Lui se fige soudain , pose un avant-bras sur mon bureau et me regarde dans les yeux :
"Excusez-moi , Desmond , ça n'est pas drôle"
- Moi : "……….."
- Lui : "Le Roi du Danemark est mort hier … faut que j'écrive à Ingrid … vous n'avez
jamais rencontré Frédéric IX ?"

mardi 21 janvier 2020

PARADIS 124 . LE PRINCIPE D'INCERTITUDE

    Dieu est dans son Atelier . Il travaille à sa Création . Car la Création ne s'est pas faite
en six jours comme l'ont écrit les rédacteurs d'un certain Livre . Elle se fait au jour le jour .
Le téléphone sonne . Dieu décroche :

- "Allo , ici Dieu … qui parle ?"
- "Albert"
- "Albert !? …" . D'émotion , Dieu avale sa salive … "Albert ? … ça fait un bail que
j'attends votre appel"
- "Je suis désolé … c'est un appel que je remets au lendemain depuis si longtemps ! …
ce matin , je regardais le soleil se lever par la fenêtre de mon bureau de l'Institute for
Advanced Study" à Princeton … quelle rationalité ! … quelle cohérence ! … je me suis
dit : "Albert , il faut que tu l'appelles !"
- Dieu : "Rationalité … cohérence … mon cher Albert , je ne vous le fait pas dire !"
- Albert : "Ce qui est magnifique , c'est que tout cela soit compréhensible"
- Dieu : "Euh … oui … j'ai pourtant beaucoup hésité … l'intelligibilité ou le chaos …
le hasard ou la nécessité … je vous avoue que le coup de dés m'a tenté"
- Albert : "Vous avez fait un bon choix"
- Dieu : "Croyez-vous ?"
- Albert : J'en suis convaincu … mais …"
- Dieu : "Mais ? … il y a un mais ?"
- Albert : "Un hic"
- Dieu : "Quel hic ?"
- Albert : "La physique quantique … l'indétermination … l'incertitude …"
- Dieu : "Ça , mon vieux , c'est la dernière barrière … faut bien que je me protège !"

mercredi 15 janvier 2020

KRANT 192 . LES HOMMES DE MER

    Gros temps …

    Ma vie file dans les coursives au son claqué des tôles , emportée par l'infinité des
vagues et des courants irrévocables . Je sens en m'agrippant à la main-courante le regard
mi-ironique mi-étonné du capitaine , pur marin , posé sur mon chancelant profil de paysan .
Son regard tombe de la passerelle supérieure et me pousse dans le dos avec le grain de
pluie , incertain , gitant et heurtant des épaules les cloisons . Monsieur Lee , à travers la
vapeur de son hublot voit venir mon ciré jaune jeté d'un bord à l'autre des passages .
Je suis , dit-il en hoquetant de rire , comme un laboureur guidant l'araire tractée par
un fantôme . Que puis-je objecter à ces hommes de mer ? ...

dimanche 12 janvier 2020

TROIS MOUCHES 177 . A LA PROMENADE (Verlaine)

Berthe ,

Le ciel pâle et les arbres si grêles
Semblent sourire à ton costume clair
Qui va flottant léger avec des airs
De nonchalance et des mouvements d'ailes

Et le vent doux ride l'humble bassin ,
Et la lueur du soleil qu'atténue
L'ombre des bas tilleuls de l'avenue
Nous parvient bleue et mourante à dessein .

Trois mouches vermeilles et merveilleuses
Bourdonnent contre ton chapeau de paille .

--------------------------------------------------------------
Berthe , si pâle ,
Semble mourante , merveilleusement
Et d'humbles mouches - trois -
Flottent vermeilles à l'ombre de son sourire .

A dessein , les arbres , dans leurs costumes grêles ,
Atténuent les lueurs qui , nonchalantes ,
Nous parviennent du bas de l'avenue .

Les mouvements d'ailes des tilleuls
Rident le bleu du ciel
Et vont , légers , comme un vent clair .

Contre le bassin
L'air bourdonne de soleil
Et de chapeaux de paille .

----------------------------------------------------------------
A l'ombre de son chapeau de paille
Berthe , si grêle dans le vent pâle
Et si nonchalante
Semble flotter dans son costume clair .

C'est à dessein que son sourire
Nous parvient avec des mouvements d'ailes atténués
Contre le ciel vermeil et merveilleux .

Sur le bassin
Où bourdonnent trois mouches bleues ,
Les arbres - des tilleuls -
Rident avec un air léger
L'humble lueur du soleil qui meurt ,
Doucement ,
Au bas de l'avenue .

vendredi 10 janvier 2020

KRANT 191 . ATLANTIQUE NORD

    C'était un temps de giboulées . Aux éclairs de lumière splendides succédaient
des nuages noirs comme des corbillards . Leurs tentures gonflées de vent du nord
passaient en travers du Kritik et jetaient sur notre pont des couronnes d'écume .
"L'Atlantique nord … le plus beau des océans" marmonnait le capitaine . Je me
tenais derrière lui sur la passerelle . Nos cirés luisaient et une porte de fer quelque
part battait . "Allons prendre le café" disait Krant et nous nous trouvions par légère
gite dans la salle des cartes où , de la cafetière de Monsieur Lee , coulait dans nos
tasses un jus noir et brûlant . Hume , roulé en boule , dormait sur un coussin . Des
coursives nous parvenaient les premières voix du matin , encore enrouées de sommeil .

mercredi 8 janvier 2020

COTE 137 . 143 . DE CÉZAC

    Visite inopinée : un général de division . Branle-bas de combat : la compagnie se met
en ligne tant bien que mal , poilue et crottée . Un général fichtrement astiqué , suivi par
deux personnages : l'un , un colonel deux fois plus grand que le général , regard de cendre
et longue barbe noire , enveloppant son supérieur dans une ombre immense ; l'autre ,
un lieutenant-colonel aux cheveux jaunes , suit ce duo à quelques pas , mains jointes
derrière le dos . Les trois hommes font halte au milieu de la tranchée . Nous tournons la
tête vers le petit général , sec , du genre glorieux , automatique et saccadé , portant
comme un manteau jeté sur ses épaules étroites l'ombre concentrique du colonel . Le cou
de ce héros minuscule oscille et se dévisse vers la droite , puis vers la gauche , le visage
serti d'un oeil dur bleu porcelaine , avant qu'une voix extraordinairement haut perchée
diffuse dans l'atmosphère embrumée - il bruine - la promesse d'une victoire prochaine .
Le lieutenant-colonel se tient en retrait , couvant le petit triomphateur comme s'il l'avait
fabriqué de ses mains . Puis le trio nous quitte aussi subitement qu'il est apparu , le général
en tête avec son pas mécanique , suivi d'aussi près qu'il est possible par le colonel à la
barbe stupéfiante et , à deux mètres , par le lieutenant-colonel à la couronne d'or et aux
mains jointes sur les reins , dans une attitude dont on peut dire qu'elle est celle d'un
créateur ayant exhibé sa créature . La triade galonnée disparaît dans un claquement de
portières , celles d'une voiture à chenillettes . Alors , Martial :

- "Qui était ce général , mon capitaine ?"
- Le capitaine : "Général De Cézac"
- Martial : "Mais qui l'accompagnait ? … n'était-ce pas Mange-Feu ?"
- Le capitaine : "Mange-Feu ?"
- Martial : "Ce grand diable de colonel …"
- Le capitaine : "…….?………"
- Martial : "Et l'autre … le lieutenant-colonel aux cheveux d'or … c'était Geppetto !"
- Le capitaine : "Geppetto ? … je ne connais pas le nom de ces deux-là … comment
dites-vous ? : Geppetto et … ?"
- Martial : "Mange-Feu et Geppetto"
- Le capitaine : "…….?………."
- Martial : "N'avez-vous pas remarqué comme Mange-Feu serrait de près le général ?"
- Le capitaine : "Euh … oui … mais …"
- Martial : "Il tirait les ficelles … c'est le marionnettiste … et l'autre , c'est Geppetto le
menuisier"
- Le capitaine : "Le menuisier ? … qu'est-ce que vous racontez , Martial ? … encore
une de vos calembredaines !"
- Martial : "Et le général … avez-vous vu ? … quand il a parlé de victoire prochaine …
avez-vous vu comme son nez s'est allongé ?"
- Le capitaine : "Son nez ?"
- Martial : "Comment s'appelle ce général ? … De Cézac , avez-vous dit , mon capitaine
… moi , je pense que c'est le général Pinocchio !"

vendredi 3 janvier 2020

AUTRE PHOTO

    Autre (rare) photo de mon père . Photo prise par ma mère , je suppose . Elle avait
un petit Kodak . Photo en noir et blanc , écornée , à bord dentelé . Mon père en gros
plan . On ne voit que son visage , de trois-quarts . Et on ne voit qu'un oeil bleu pâle
(gris sur la photo) fixant le photographe . Mais ce qui me frappe dans ce cliché , c'est
l'esquisse d'un sourire . Or , mon père ne souriait jamais . Comme si l'objectif avait saisi
quelque chose d'imperceptible . Quelque chose qui , ni avant que ma mère (je suppose
que c'était elle) appuie sur le déclencheur , ni après , n'était détectable . Qu'est-ce que
c'était ? . J'ai souvent regardé cette photo . Ma soeur est de dos , derrière mon père .
On ne voit que sa chevelure et encore , à moitié hors du cadre . Moi , on me voit en
pied , à gauche , loin , debout sur un rocher , pratiquement au garde-à-vous . L'Océan
Atlantique est derrière , surexposé et invisible . Qu'est-ce que c'est ce sourire sublimi-
nal ? . Pourquoi ? . Qu'est-ce qui se passait dans la tête de mon père , est-ce que quelque
chose lui avait échappé , lui , si secret , si fermé à double tour, quelque chose aussitôt
ressaisi mais que l'obturateur , dans sa vitesse instantanée , avait capté . Ou quelque
chose que peut-être lui-même n'avait pas reconnu ou trop tard et qui , maintenant ,
tant qu'existerait cet album photos - j'ai 72 ans - entre les mains de mes héritiers , expo-
serait sa même pose énigmatique . Pourquoi ma mère qui a tant jeté de photos - "elles
ne valent rien !" disait-elle en en faisant des confettis , car elle avait des prétentions
d'artiste - a-t-elle gardé celle-ci , techniquement médiocre ? . Je me suis même demandé
si ce sourire furtif n'avait pas à voir avec celui qu'on voit sur le visage d'un nourrisson
quand il veut maintenir sa mère à proximité , ou si c'était une convergence exception-
nelle et quasi-miraculeuse de la douce lumière du jour , de l'odeur poivrée des algues ,
du rose très vif des armerias qui tapissent le rivage où fut prise la photo et de la voix
aimante de maman - "le petit oiseau va sortir !" - qui avait déclenché ce microscopique
ondoiement des zygomatiques de mon père , à son insu . Point d'interrogation .