Autre (rare) photo de mon père . Photo prise par ma mère , je suppose . Elle avait
un petit Kodak . Photo en noir et blanc , écornée , à bord dentelé . Mon père en gros
plan . On ne voit que son visage , de trois-quarts . Et on ne voit qu'un oeil bleu pâle
(gris sur la photo) fixant le photographe . Mais ce qui me frappe dans ce cliché , c'est
l'esquisse d'un sourire . Or , mon père ne souriait jamais . Comme si l'objectif avait saisi
quelque chose d'imperceptible . Quelque chose qui , ni avant que ma mère (je suppose
que c'était elle) appuie sur le déclencheur , ni après , n'était détectable . Qu'est-ce que
c'était ? . J'ai souvent regardé cette photo . Ma soeur est de dos , derrière mon père .
On ne voit que sa chevelure et encore , à moitié hors du cadre . Moi , on me voit en
pied , à gauche , loin , debout sur un rocher , pratiquement au garde-à-vous . L'Océan
Atlantique est derrière , surexposé et invisible . Qu'est-ce que c'est ce sourire sublimi-
nal ? . Pourquoi ? . Qu'est-ce qui se passait dans la tête de mon père , est-ce que quelque
chose lui avait échappé , lui , si secret , si fermé à double tour, quelque chose aussitôt
ressaisi mais que l'obturateur , dans sa vitesse instantanée , avait capté . Ou quelque
chose que peut-être lui-même n'avait pas reconnu ou trop tard et qui , maintenant ,
tant qu'existerait cet album photos - j'ai 72 ans - entre les mains de mes héritiers , expo-
serait sa même pose énigmatique . Pourquoi ma mère qui a tant jeté de photos - "elles
ne valent rien !" disait-elle en en faisant des confettis , car elle avait des prétentions
d'artiste - a-t-elle gardé celle-ci , techniquement médiocre ? . Je me suis même demandé
si ce sourire furtif n'avait pas à voir avec celui qu'on voit sur le visage d'un nourrisson
quand il veut maintenir sa mère à proximité , ou si c'était une convergence exception-
nelle et quasi-miraculeuse de la douce lumière du jour , de l'odeur poivrée des algues ,
du rose très vif des armerias qui tapissent le rivage où fut prise la photo et de la voix
aimante de maman - "le petit oiseau va sortir !" - qui avait déclenché ce microscopique
ondoiement des zygomatiques de mon père , à son insu . Point d'interrogation .
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