Soleil et même chaleur sur le front ! . Martial , en bras de chemise progresse par sauts
de puce en tête de notre petite colonne . Il progresse courbé car la Cote 137 n'est pas loin ,
truffée d'habiles tireurs dont les Mauser à cinq cartouches font dans nos rangs des morts
pour la France . Prudence extrême … Nous attendons un signe de notre camarade avant
de nous élancer , un par un , de fossés en trous et de trous en replis de terrain , comme
des rats furtifs , pour le rallier dans sa position avancée . Je ferme la marche . Je surveille
nos arrières . Ce matin , nous nous sommes portés volontaires pour une patrouille sur
Montrepont . A cause du beau temps , Martial était intenable et notre capitaine n'a pas eu
le coeur de lui refuser cette balade périlleuse . Quatre hommes . Martial , le plus expéri-
menté et le plus sagace de la compagnie , moi , son meilleur ami et deux bleus que nous
chapeautons : Plouvier et le pauvre Idaszek qui sera tué deux mois plus tard . Nous nous
déplaçons dans un silence presque total , sauf cette canonnade lointaine et ininterrompue
qui sera pendant toute la guerre le fond sonore de notre existence parce qu'aucun de nous
ne doit oublier que quelque part quelqu'un s'acharne à anéantir quelqu'autre . Nous par-
venons aux abords du cimetière où subsiste comme unique forme verticale la moitié d'un
mur au bord d'un fossé . C'est là que , tout à coup , nous voyons Martial s'effondrer ,
vingt mètres devant nous . Nous n'avons pas entendu de détonation . Je me précipite ,
m'attendant confusément à subir le même sort , et lui tombe sur le dos . "T'es cinglé !" ,
marmotte-t-il furieux … "… ccchhhut ! …"
- Moi . Toute cette scène dramatique en chuchotis et murmures car le fridolin et sa gâchette
d'élite sont à l'affût à moins de 300 mètres : "Tu m'as fait une de ces peurs ! … j'ai cru qu'ils
t'avaient eu"
- Martial : "Ccchhhut !"
- Moi . Je fais signe aux deux autres . Ils sortent de leur trou et zigzaguent jusqu'à nous
comme nous le leur avons appris : "Pourquoi chut , Martial ? … qu'est-ce qu'il y a ?" …
et je regarde devant , vers la Cote 137 , inquiet , car la masse agglutinée que nous formons
dans ce fossé est du pain béni pour Friedrich , hier tranquille sabotier de Basse-Saxe ,
aujourd'hui , par la grâce des armes à feu , sanguinaire collectionneur de scalps et champion
toutes catégories de son régiment .
- Martial : "Regarde !" . Il me montre un buisson qui s'entête à pousser dans l'enfer de
Montrepont .
- Moi , toujours sur son dos : "Quoi , Martial ? … tirons-nous d'ici ! …"
- Martial : "Là ! … et arrête de remuer !"
Entre les brindilles du buisson , une épeire jaune et noire a tendu sa toile . Quatre
insectes innocents s'y débattent . Elle , infiniment cruelle , se balance et s'apprête à
bondir …
- Moi : "Nom de Dieu , Martial ! … tirons-nous d'ici je te dis !"
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