samedi 30 septembre 2017

COTE 137 . 93 . PETITJEAN

    Des cadavres , nous en avons vus de toutes les sortes : des entiers , d'autres en
morceaux , des debout , des accroupis , des assis , des étonnés de ne plus être de
ce monde , des à l'air endormi , des tournés vers le ciel ou , au contraire , le nez
dans la boue … et des étranges . Dans ce dernier genre fut Petitjean , un vosgien
doux et laconique , sempiternel fumeur de pipe . Il venait d'arriver chez nous et
déjà nous l'aimions bien . Puis ce fut son baptême du feu . Un bombardement
précis avait chamboulé nos lignes . On avait quelques tués et pas mal de blessés .
Nous nous démenions pour les dégager . Petitjean était assis contre la palissade
du talus de revers , jambes croisées , bouffarde fumante entre ses dents serrées .
Il y avait dans son regard une folle surprise et une pointe de tristesse . Combien
de fois avions-nous observé chez les jeunes recrues cet état d'anéantissement ! .
Aussi nous n'y prîmes pas attention . Pelletant pour remettre notre coin de tranchée
dans un ordre acceptable , Martial et moi avons essayé de le sortir de sa torpeur .

- Moi : "Tu sais , Petitjean , c'est comme ça la première fois … nous-mêmes …"
- Martial : "Oui , vieux … on a pissé dans notre froc … te fais pas de mauvais sang …"

    La pipe de Petitjean s'était éteinte ; son oeil bleu aussi .

- Martial , cherchant son briquet dans les poches de sa capote : "Attends … j'ai du
feu … où ai-je foutu ce fichu briquet !?"

    Quelque chose n'allait pas . Je m'approchai de Petitjean et posai ma main sur son
épaule : "Petitjean ! … eh ! … Petitjean ! …"

    La pipe tomba sur le fond de la tranchée .

- Martial : "Merde !! …"

    Un éclat d'obus , un qui aurait tué un éléphant d'Afrique , long et fin comme
 la lance d'un zoulou , avait percé le coeur de Petitjean , le clouant sur la palissade .

vendredi 29 septembre 2017

TROIS MOUCHES 96 . ANVERS ("Plume")

    L'Escaut à Anvers où je le trouvai est large et important et il pousse un grand flot .
Les navires qui se présentent , il les prend . Je résolus de faire un avec lui . Je me
tenais sur le quai à toute heure du jour . Mais je m'éparpillai en de nombreuses et
inutiles vues : pendant que trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient
contre mon chapeau de paille , de temps à autre je regardais Berthe , et ça , un fleuve
ne le permet pas .

    Berthe et moi , nous résolûmes de ne faire qu'un . Un grand flot nous poussait
comme des navires de haut-bord . Je la pris à Anvers où , à toute heure du jour ,
l'Escaut se présente contre ses quais . Elle avait des vues larges et jamais ne s'éparpillait
en bourdons inutiles . Elle me permit même de tenir de temps à autre son merveilleux
chapeau en regardant le fleuve .

    Un fleuve important peut-il permettre à trois mouches , si résolues soient-elles ,
d'éparpiller contre ses quais son large flot ? . En son temps , l'Escaut , poussant ses
navires de haut-bord , avait trouvé Anvers et il lui avait pris de ne faire qu'un avec elle
à toute heure du jour . Il regardait donc comme inutile toute autre vue .

jeudi 28 septembre 2017

KRANT 100 . DÉPART

    S'il est un moment que je déteste , c'est celui du départ . A peine le Kritik
a-t-il doublé les môles de la passe et que déjà il s'engage sur les eaux grises
du nord-ouest , j'agrippe l'échelle de fer et je cours à l'arrière du tillac .

    Point minuscule mais encore visible , ma petite mère sur la jetée au-devant
de la foule de nos familles n'agite pas sa main . Elle voit la fumée de la chaudière ,
oeuvre de son propre fils jetant à la pelle des boulets de charbon dans le corps de
chauffe , comme pressé de disparaître derrière cet horizon de fin du monde .
Les larmes qui me viennent aux yeux sont celles du grand océan , pauvre petite
mère ! . Six mois de campagne … Southampton , A Coruna , Ad Dakhla …
puis nous plongerons de l'autre côté de la terre , aux antipodes de ton potager …

- "Chef !" … c'est la voix du timonier . Il sait , ce diable , ce que je quitte et il
ajoute , brutal et tendre : "Mets dans ta chaudière une pression de corps du Christ ,
vieux frère !"

mercredi 27 septembre 2017

ORYCTOLAGUS CUNICULUS

    Il y a là Conroux , chef des grenadiers , le général Dupas , Bernadotte , Mac Donald
et Oudinot , et une brochette d'officiers et aides de camp en grande tenue . Au centre ,
Berthier examine les cartes plaquées sur une table à tréteaux par quatre cailloux blancs
car le vent s'est levé sur le Danube et monte jusqu'au plateau de Wagram . L'Empereur
est à quinze pas , en arrière du groupe . Il tourne le dos à son état-major et au champ de
bataille .

    En contrebas de ce tertre prestigieux , Oryctolagus Cuniculus quitte la rabouillère où
son épouse a mis au monde des sextuplés .

    Au matin d'une bataille décisive , l'Empereur divise mentalement le paysage en deux
compartiments étanches . L'un contient le théâtre des opérations , l'état-major et la
Grande Armée , l'Histoire avec un grand H et les contingences du combat . La géogra-
phie remplit l'autre , aujourd'hui la merveilleuse campagne autrichienne , bruissante de
vie secrète . Ce hâvre est le lieu où l'Empereur - puissance et solitude - consulte les lois
de la guerre et ses principes , examine chaque cas , pèse le pour et le contre et tranche .

    Pour son malheur , Oryctolagus est sur cette frontière .

    La veille , 5 juillet , l'affaire aurait pu mal tourner , à cause de ce crétin de Mac Donald
qui , prenant les uniformes blancs saxons des hommes de Dupas pour ceux des autri-
chiens , leur a tiré dessus et interprété leur retraite vers ses lignes comme une attaque .
Mac Donald n'a jamais rien compris à la stratégie et c'est un homme trop franc pour inté-
grer l'idée de ruse et moins encore celle de diversion .

    Oryctolagus se faufile entre les scirpes et les phragmites qui envahissent les berges du
ruisseau de Goldbach . L'écho de l'artillerie est un bizarre orage sur le plateau de Wagram .

- Berthier : "Sire , l'Archiduc attaque Boudet … quels sont vos ordres ?"
- L'Empereur : "Faites donner l'artillerie … que fait Bessières ?"
- Berthier , à Bessières : "Bessières … que faites- vous ?"
- L'Empereur . Dos tourné à l'état-major , il hurle : "Il attend quoi Bessières ?!!!!?"

    Le ruisseau de Goldbach coule aux pieds de l'Empereur dans un tintement de cristal
comme si , dans l'autre espace , le monde circonstanciel de l'Histoire , les rumeurs du corps
à corps de Kellau et le tremblement de terre de la cavalerie lourde étaient les accessoires
incongrus accrochés sur le poitrail immense de la Nature et comme si Aderklaa n'était pas
en feu . L'Empereur fait quelques pas sur le sentier herbu qui descend vers le ruisseau .

    Oryctolagus s'immobilise , oreilles aux aguets .

    C'est à ce moment qu'un artilleur autrichien , contrevenant à la première règle du jeu
qui veut qu'on épargne du feu les organisateurs de la partie (sans qui il n'y aurait plus de
jeu) , pointe l'affût de son canon sur le tertre du commandement ennemi . Le boulet
traverse l'état-major sans toucher personne , passe à moins de deux mètres de l'Empereur
et enfonce dans la terre meuble de la berge l'infortuné Oryctolagus .

    Le 6 juillet 1809 meurt Oryctolagus Cuniculus , lapin de garenne , père de six lapereaux .

LA RACINE D'ARBRE

    Il y a 800.000 ans , quelque part sur l'Ile de Java , au bord d'un fleuve antédiluvien :

-"Urb ! … warb ! … abr ! … bouarb ! …"

    Un petit être (1m02) enlace le tronc d'un hévéa …

-"Abr ! … arp ! … abr ! …" . C'est une femelle . A 50 mètres , un mâle un peu plus gros
et velu est accroupi sur un dépôt de gravier ; il lape dans le creux de sa paume l'eau tirée
du fleuve et surveille le mouvement de la frondaison sur l'autre rive et la surface limoneuse
du torrent qui , ici , court à débit assagi . Il est sur un qui-vive de faible intensité et le
comportement de la femelle l'intrigue .

    Ce cri : "… Abr ! … arb ! … arb ! …" est inusité . On n'entend et on ne produit rien
de tel dans une jungle du pléistocène . Ni colère , ni peur dans cet étrange phonème formé
la bouche ouverte … "Abr !" … Aucune gestuelle en doublure , comme signal ou solli-
citation … "Abr ! … arb ! …" et rien qui exprime l'urgence ou la nécessité … effort
gratuit , pour le fun …

    Or , au pléistocène , rien de gratuit et rien pour le fun … c'est le struggle for life …
ses deux bras étreignent le tronc … "Abr ! …" . Le mâle s'approche en bipède incertain
et pose sa patte (sa main ?) sur l'épaule maigrichonne de la femelle . Elle psalmodie :
"Abr , abr !" comme un eurêka . Sa voix est aigüe . Le mâle s'écarte et considère la cime
de l'arbre : "Ubr ! … oubr ! … ubr ! …" . La femelle tourne sa petite tête sans lâcher
le tronc : "Abr ! … arb ! … arbr ! … arbr ! …". Le mâle une octave en-dessous :
"Abr ! … abr ! … arb ! …" et il se dandine d'une patte (un pied ?) sur l'autre ...

lundi 25 septembre 2017

COTE 137 . 92 . LE CAFÉ DE BERTIN

    Bertin vient de nous servir son délectable café . Nous le dégustons à petites gorgées ,
en fermant les yeux .

- Martial : "Après la guerre , dans chaque village , on érigera un monument"
- Moi : "Un monument ?"
- Martial : "Oui , mon vieux … à notre gloire"
- Moi , Bertin , le capitaine : "……….?……….."
- Martial : "… et sur ce monument , on gravera le nom de nos morts"
- Nous : "………….."
- Martial : "Au sommet de chaque monument , il y aura la statue du poilu"
- Nous : "………….."
- Martial : "En ciment … ou en bronze si le village est riche"
- Nous . Nos cafés fument dans l'air humide de ce matin : "……………"
- Martial : "Comment on le représentera ce poilu ?"
- Nous : "………….."
- Martial : "Il attaquera à la baïonnette … ou lancera une grenade … sur la boulangerie
du patelin …"
- Nous : "………….."
- Martial : "Au milieu de chaque place … dans des villages paisibles , il y aura un poilu
en ciment ou en bronze , courant immobile , baïonnette au canon vers la charcuterie ou
le bureau de poste … ou lançant , immobile , sa grenade sur la boulangerie"
- Nous : "………….."
- Martial , à Bertin : "Mon camarade , je vais te faire de la peine"
- Bertin : "Bof …"
- Martial : "Ma main à couper qu'il n'y aura pas un Conseil Municipal pour ériger un
poilu assis sur une caisse de bouffe"
- Nous : "…….?……"
- Martial : "Un poilu qui siroterait ton café , Bertin !"
- Nous : "…….?……"
- Martial : "Comment on le ferait ton café ? … hein ? … en ciment ?"
- Nous : "……………"
- Martial : "On le ferait en or"
- Le capitaine : "Martial a raison , Bertin … votre café , c'est de l'or"
- Bertin : Bof …"

dimanche 24 septembre 2017

DESMOND 70 . MOBUTU II

- Le Président . Nous sommes dans la Map Room au rez-de-chaussée : "A propos de
notre ami , Desmond … je le reçois demain … Bokassa ..."
- Moi : "Euh , Monsieur le Président … vous voulez dire : Mobutu ?"
- Le Président . Il se frappe le front : "Damn ! … Mobutu ! … vous avez raison ! …
Mobutu , c'est son prénom ? … son nom complet , c'est quoi ?"
- Moi (j'ai révisé) : "Mobutu Sésé Seko Kuku Ngbendu Wa Za Banga , Mister President"
- Lui , effaré : "Hein !? … répétez ça !"
- Moi . Je répète .
- Lui : "Mais … Desmond … comment dois-je l'appeler ? … amicalement s'entend …
Sésé ? … Kuku ? …"
- Moi : "Euh … non … Monsieur le Président … Monsieur le Maréchal serait bien"
- Lui : "Vous trouvez ça intime ?"
- Moi : "Je … ça lui plaira , je pense"
- Lui : "Il est Maréchal ?"
- Moi : "Maréchal et Président à vie , Monsieur le Président"
- Lui : "……….!?………."
- Moi , car le silence n'en finit pas : "Monsieur le Président ?"
- Lui : "A vie !! … vous plaisantez !?"
- Moi : "Oui … euh , non , Monsieur le Président"
- Lui . Il marche lentement les mains dans les poches de son pantalon , en regardant
ses chaussures . Il ressasse : "A vie … à vie … à vie …" . Puis : "Pour la toque , vous
avez raison … c'est du léopard … en latin : Panthera Pardus … je me suis documenté"
- Moi : "………….."
- Lui : "Avie ? … il n'y a pas d'élections là-bas ? … au … au …"
- Moi : "Au Zaïre"
- Lui : "Au Zaïre … il n'y a pas d'élections ?"
- Moi : "Hélas , je crains que non , Monsieur le Président"
- Lui . Conclusion empaquetée dans un sifflement admiratif : "Un pays de rêve …"

samedi 23 septembre 2017

DESMOND 69 . MOBUTU I

- "J'ai besoin de vos lumières , Desmond !"

    Le Président vient de me convoquer dans son bureau privé . J'ai à peine le temps
d'entrer  que j'entends sa voix .

- Le Président : "C'est au sujet de ce roi nègre … celui que je reçois dans deux jours"
- Moi : "……….?………."
- Lui . Il se tient debout derrière son bureau , une main sur la hanche et le pouce et
l'index de l'autre - la gauche - pincent ses sinus , signes officiels de perplexité et
d'intense recherche : "Comment s'appelle-t-il ? … j'ai un problème avec les noms
africains ! … aidez-moi , Desmond !"
- Moi : "……….?………."
- Lui . Il pose les mains à plat sur son bureau et s'écrie : "Réveillez-vous , Desmond !"
Véhément : "Ce gars avec un drôle de chapeau ! … une toque ! … en peau de bête
sauvage ! …"
- Moi : "En peau de léopard ?"
- Lui : "C'est du léopard ?"
- Moi : "Si c'est Mobutu , c'est du léopard"
- Lui : "Du léopard ? … vous êtes sûr ?"
- Moi : "Euh … oui , Monsieur le Président … il me semble bien"
- Lui : "Il vous semble bien ou vous êtes certain ?"
- Moi : "…………………"
- Lui . Il me regarde , soupçonneux et un brin hostile : "C'est pas du jaguar ?"
- Moi : "… je … je …"
- Lui : "Ou du guépard ?"
- Moi : "Du guépard ? … oui , peut-être Monsieur le Président"
- Lui : "Vous n'avez pas l'air dans votre assiette"
- Moi : "Je peux me renseigner , Monsieur le Président"
- Lui : "Vous ne confondez pas avec l'autre ?"
- Moi : "L'autre ? … quel autre ?"
- Lui : "Franchement , Desmond , je vous ai connu plus réactif … l'autre dont j'oublie
le nom … my goodness ! … comment s'appelle-t-il ?"
- Moi , soudain inspiré : "Bokassa !"
- Lui : "Ah , enfin ! … vous reprenez des couleurs !"
- Moi , sur ma lancée : "Euh , Monsieur le Président … pour Mobutu , c'est du léopard"
- Lui : "Ça , Desmond , I don't care ! … ça pourrait être du chinchilla ou de la carpe
argentée , qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse !"

jeudi 21 septembre 2017

TROIS MOUCHES 95 . CASABLANCA ("Plume")

    Une fois arrivés à Casablanca , nous nous sommes rappelés par exemple
que nous avions une quantité de courses à faire . C'est pourquoi nous avons
laissé nos valises dans le car ; nous reviendrions les prendre , nos affaires les
plus urgentes terminées . Et nous nous sommes rendus à l'hôtel Atlantic .
Trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre nos chapeaux
de paille .

    Le car était arrivé au terminus . L'Atlantique bourdonnait contre Casablanca .
Nous avions quantité de valises à prendre , c'est pourquoi trois mouches rappelaient
à nos chapeaux qu'il était par exemple urgent que nous nous rendions à l'hôtel
avec nos affaires et qu'il y avait des courses à faire .

    Casablanca bourdonnait de mouches . C'est pourquoi nous sommes arrivés à
l'hôtel au pas de course . Nous avions laissé l'Atlantique près du car avec les valises
et nos affaires mais il y avait plus urgent que venir les prendre : par exemple , faire
quantité de sommes sous nos chapeaux de paille .

mercredi 20 septembre 2017

KRANT 99 . LE BOEUF ET L'ÂNE

   Enfant , comme je savourais ces instants où mon père froissait un gros papier en
forme de crèche qu'il couvrait de farine à l'image de la neige qui , réelle et dense ,
tombait sur notre potager ! . Nous plaçions , cérémonieux , les pièces de cette histoire
multiséculaire , façonnées par papa dans l'argile et cuites au four à pain , peintes aux
couleurs de la tradition : Marie immaculée et sa cape bleue , Joseph portait sa bure
brune de charpentier , l'âne était gris sauf le museau laiteux , le boeuf brillait de
rousseurs , les bergers avaient endossé sur leur pauvre vêtement de toile une veste
en peau de mouton et ils avaient aux pieds des bottes fourrées en cuir de renne
disait mon père . Il y avait aussi les moutons eux-mêmes et sur quelques épaules
des agneaux . Accrochés aux poutres , trois anges en plumes de poulet ouvraient la
route à la transcendance qu'à minuit précise , en la personne d'un minuscule nouveau-
né , nous introduisions dans notre vallée de larmes , au centre de la scène sur un
indigne lit de paille .

    Alors nous buvions un lait de poule que ma petite mère avait préparé .

    Le 24 décembre de je ne sais plus quelle année au beau milieu de je ne sais plus quel
océan , dans la grande salle qui sert de réfectoire à bord du Kritik , Monsieur Lee ,
Toms et le timonier dressaient une crèche sur mes instructions et avec la bénédiction de
Krant . La grotte était faite de quelque emballage rebuté , la paille était celle dont nous
fourrions nos bottes sous les extrêmes latitudes et le timonier avait sculpté les personnages
dans de l'ivoire de morse .

     Je goûtais ces moments comme je les goûtais jadis . Je voyais dans les gestes du
timonier , autour des yeux de Toms , et même je devinais sous le sourire de Monsieur
Lee que ce qui était pour nous - enfants - un mystère , l'était encore ici .

mardi 19 septembre 2017

AMOURS SÉLÈNES

    Bien entendu , on ne nous dit pas tout …

    Par exemple , on n'apprendra qu'une fois parus les mémoires d'Oqil Nabiyev ce que
sont devenus les trois cosmonautes soviétiques envoyés dans l'espace à l'automne 1976
depuis Baïkonour .

    Il semblerait que le 15 novembre de cette année , Lubim Kirill , colonel de l'Armée de
l'air , Natacha Ivanovna , physicienne et Oqil Nabiyev , géologue tadjik ont aluni sur la
face cachée par 5°18'S et 173°12'W (latitude et longitude sélénographiques) pratiquement
au centre du cratère d'impact Icarus dont on sait , grâce aux photos de la sonde Luna 3 ,
que le diamètre est d'environ 96 kms . On soupçonne qu'avant même l'alunissage , l'affaire
a mal tourné puisque - le moins que l'on puisse dire - est qu'elle n'a eu aucun écho .

    Voici comment les choses se sont probablement passées . (C'est ce que devraient confir-
mer les mémoires de Nabiyev) . Lors des trois révolutions précédant la descente vers le sol
lunaire , Lubim Kirill , aparatchik irréprochable du parti , fleuron de l'Armée Rouge , héros
de l'Union Soviétique , titulaire de l'Étoile d'Or et de l'Ordre de Lénine , modèle de sang-
froid , aurait proféré des propos orduriers à l'endroit de Natacha .

    Après l'alunissage , Kirill aurait repris son contrôle . Suivant les séquences préétablies et
répétées pendant des mois au Centre d'Entraînement de Baïkonour , les cosmonautes ont
quitté le module en duo pour des travaux scientifiques et exploratoires , le troisième restant
à bord et en contact radio-video .

    Or , trois heures avant le décollage , alors que le compte à rebours avait débuté , Kirill
aurait proposé à Ivanovna une promenade imprévue au programme . Il voulait l'emmener
"en amoureux" dans le cratère Satellite E , de diam. 12kms , dont , aurait-il dit , la forma-
fion est différente d'Icarus . Malgré les protestations de Nabiyev (ils en seraient venus aux
mains) , Kirill et Ivanovna quittèrent le module et coupèrent la liaison radio . Nabiyev put
suivre leur progression sur l'écran de contrôle jusqu'au km 2 du Cratère E .

    Là , près d'un énorme rocher qui - selon Nabiyev - est composé de pyroxène , d'illménite ,
de feldspath et d'olivine , Kirill enlaça Ivanovna qui se débattit . Leurs mouvements désor-
donnés mirent hors service les caméras mais , avant qu'à l'image succède un "no signal"
sur fond moucheté , Nabiyev vit que Kirill tentait de déboutonner les scaphandres .

    En état d'aphasie et à bout de réserves d'oxygène , Nabiyev parvint à décoller et il rega-
gna miraculeusement la terre . Quand les militaires ouvrirent le sas de la capsule dans la
steppe de Mongolie et trouvèrent deux sièges vides , ils surent que le colonel Kirill était
parvenu à ses fins .

    Mais cela , c'est demain qu'on l'apprendra .


LA TAUPE

    Me confier cette tâche délicate (oh combien !) , c'était une bonne idée . J'étais
d'ailleurs la seule personne capable de la mener à bien .

    Sauf , qu'au milieu de la voie , il y avait un aiguillage ; … et un aiguilleur :
le Docteur K.

    Je n'exigeai du Conseiller (le Conseiller du Prince) qu'une chose : que mon nom
n'apparaisse nulle part . Personne , à part évidemment le Conseiller lui-même , ne
devait savoir qui était assis sur la pointe de la pyramide .

    Je conservai mon petit bureau au Ministère des Affaires Sociales où je poursuivis
une carrière aussi terne qu'officielle . Je communiquais avec le Secrétariat des Services
par mail et notes de service tamponnées "le Directeur" au cachet rouge .

    Entre mes doigts , je tenais toutes les ficelles : celles de l'espionnage et du contre-
espionnage , du renseignement civil , du renseignement militaire , celles de la sécurité
intérieure et de la lutte anti-terroriste . J'avais toute la puissance mais aucune apparence ,
au point que le Conseiller m'effaça de sa mémoire .

    Bouche cousue . Aucune confidence … même à Simone … surtout pas à Simone ! …

    Le seul à qui je parlais de vive voix , c'était le Docteur K. , ex-professeur à l'Univer-
sité de Zlin en Moravie , personnage bas en couleur et verres fumés . Je le rencontrais
dans l'ascenseur d'un immeuble HLM .

    Il était mon officier traitant ; j'étais son joe .

    On peut dire sans exagérer que je fus la plus grosse taupe de l'Histoire ...

dimanche 17 septembre 2017

COTE 137 . 91 . RIP

- Martial : "Là , l'abbé ! … il y en a un"
- L'aumônier . Il patauge jusqu'à l'endroit désigné par Martial : "Requiescat in pace"
souffle-t-il en bénissant le cadavre .
- Martial : "C'est un boche"
- Moi . La boue submerge mes bottes . Je m'accroche à la capote de Martial . Il a raison ;
dans sa gangue terreuse , il y a quelque chose qui ressemble à un cadavre : "Tu es sûr ?"
- Martial : "Un de moins , nom de Dieu !"
- L'aumônier : "……!……."

    Nous avons subi cette nuit un bombardement et une attaque au gaz . Puis les allemands
ont chargé à l'aube mais nos mitrailleurs les ont repoussés . Chez nous , il y a du dégat
mais eux ont du monde sur le carreau . C'est la trêve post-carnage : leurs brancardiers
s'affairent pour ramasser ce qui peut l'être - on les devine à travers le rideau de pluie à
moins de cent mètres - et nous-même nettoyons ce qui se trouve devant nos lignes . On
nous a envoyé un aumônier pour prononcer le RIP (Requiescat in pace . Qu'il repose en
paix) sur chaque cadavre . De part et d'autre , les mitrailleuses sont bâchées et les mitrail-
leurs dorment à poings fermés .

    Martial progresse vers un autre point du chaos comme certain d'y trouver une dépouille
à riper . Je vois ses épaules tanguer sue cette mer de boue . Il se retourne : "L'abbé ! …
ici !" . L'aumônier et moi , englués dans la fange , rejoignons cependant Martial .
- Martial : "Encore un boche … mais c'est la moitié d'un … y'a pas les pattes … ça ira
quand même , l'abbé , pour le RIP ? … ou faut-y que je trouve le bas ?" . Notre pauvre
aumônier claque des dents .

    Le capitaine nous a désigné , Martial et moi , pour guider le prêtre car , a-t-il dit , vu
notre ancienneté dans le secteur de la cote 137 , nous sommes les meilleurs connaisseurs
du terrain .
- Moi , à Martial , car cette mission ne m'enchante pas : "Tu parles ! … les meilleurs
connaisseurs ! … on n'y comprend plus rien à ce cloaque !"
- Martial à son habitude fanfaron et friand de promenades : "Non , mon vieux … le capi-
taine a raison : y'a pas mieux que nous pour guider le curé"

- L'aumônier : "Requiescat in pace" . Martial est déjà reparti . On dirait un renard dans sa
coulée . Il est à vingt mètres . "L'abbé ! … par ici ! … tir groupé … cinq RIP d'un coup !"
Je parviens au bord du cratère . Au fond , il y a Martial , hilare , et un empilement de
corps . L'aumônier s'affale près de moi .
- Martial : "Cinq boches ! … peut-être six … et c'est un de leurs obus ! … l'abbé ! …
remerçions le Bon Dieu ! … qu'est-ce que vous dites d'une action de grâce : louons
l'artillerie de Guillaume ! … Gott mit uns !"

vendredi 15 septembre 2017

PARADIS 74 . L'ENFER DU DÉCOR

    Un matin comme les autres au Paradis .

    Avant d'attaquer une nouvelle journée de création , Dieu fait au Jardin d'Eden
sa ronde quotidienne et prophylactique . Tout est-il conforme au plan ? . A l'harmonie ? .
La terre a-t-elle produit de la verdure , les arbres ont-ils donné les fruits selon leur espèce ,
les poissons grouillent-ils dans l'eau des mers et les oiseaux contre le firmament du ciel ? .
Les bêtes sauvages et les bestioles du sol se sont-elles multipliées comme il a été dit , et
les bestiaux … les grands serpents et les lézards rampent-ils entre les herbes et tous les
êtres vivants emplissent-ils le Jardin ? ; copulent-ils sous le Grand Luminaire qui ,
souverain , se lève sur Hiddékel (pour les rétifs aux textes bibliques , j'explique : Hiddékel
c'est le Tigre , à l'orient d'Ashour . Heureusement que je suis là !)

    Bref , tout est-il en ordre ? . A vérifier , à vérifier avec minutie : si le Jardin est clos ,
le Chaos le borne . Derrière le verger croulant de fruits , Dieu aperçoit Adam :
- "Adam ! … déjà au travail !? … le jour se lève à peine !"

    A l'extérieur du Paradis , il y a un terrain pierreux où Adam s'échine à peser sur l'araire .
Quand il entend le pas de Yahvé-Dieu , il extirpe le soc du maigre sillon , jette son outil
sur la glèbe et éponge la sueur de son front .
- Adam : "Pfff !"
- Dieu : "Je t'avais prévenu … tu avais tout ce qu'il fallait ici …"
- Adam , renfrogné : "Tu m'as chassé … faut bien que je me débrouille …"
- Dieu s'est accoudé sur la clôture du Paradis : "Que dis-tu !? … je ne t'ai pas chassé …
c'est toi qui …"
- Adam : "Moi !?"
- Dieu : "Oui , toi ! … me quitter , émigrer , te mettre à ton compte"
- Adam : "………….."
- Dieu : "… percer mes mystères … m'en déposséder … me faire concurrence …"
- Adam : "………….."
- Dieu : "Tu te souviens ? … je t'avais prévenu … l'Arbre … pas touche !"
- Adam : "………….."
- Dieu : "Est-ce que je ne t'avais pas mis en garde ?"
- Tête basse et à regret , Adam marmonne : "… si … si …"
- Dieu : "Assume , mon vieux !" . Désignant l'araire versé sur le sol : "Reprends ton
instrument et , en avant , pousse !"
- Adam : "Je peux pas rentrer deux minutes ? … j'ai soif … t'as pas une Kro ?"
- Dieu tourne le dos au Premier Homme . Il s'éloigne de la clôture et rejoint le chemin
semé de pétales où pépie une myriade d'oisillons : "Pas question ! … peut-être le jour
du Jugement Dernier … peut-être …"
- Adam : "C'est bientôt ?"
- Dieu , sans répondre : "Pour la Kro , je te donne la recette : pour un litre , 4.7 litres
d'eau pure (pas n'importe laquelle !) , 140g de malt (plusieurs sortes , divers arômes !) ,
2g de houblon (du Strisselspalt par exemple) , 10g de levure (pour bien faire , utilise
des souches de levures pures)
- Adam : "????????"
- Dieu , sans se retourner : "Allez , brasse !"

jeudi 14 septembre 2017

DESMOND 68 . MADAME SOLEIL

- Le Président m'interpelle : "Desmond !"

    Je me retourne . Le Président dresse son 1.80m devant la porte-fenêtre est du
Bureau Ovale .

- Moi : "Monsieur le Président ?"
- Lui , sans préambule : "Madame Soleil , ça vous dit quelque chose ?"
- Moi : "………?………."
- Lui . Il répète : "Madame Soleil , Desmond ! … vous , si francophile , ne me dites pas
que vous ignorez qui est Madame Soleil ! …"
- Moi : "La voyante , Monsieur le Président ?"
- Lui . Il lève un index correcteur : "L'astrologue , Desmond ! … elle prédit l'avenir avec
pas mal de succès … c'est ce qu'on dit … Georges lui-même , hier , au téléphone" . Le
Président s'approche de moi en souriant , me saisit le coude et m'entraîne d'un pas lent
sous la colonnade : "Vous n'avez pas l'air d'y croire …"
- Moi : "Euh … Monsieur le Président … les boules de cristal !"
- Lui : "Desmond ! … il ne s'agit pas de ça ! … Madame Soleil n'est pas une gitane ! …
l'astrologie est une sorte de science , non ? … j'ai demandé un mémo à Edgar à ce sujet
… il est très impressionné !"
- Moi , interloqué : "Monsieur Hoover !? … impressionné !?"
- Lui : "Edgar m'apprend que cette Madame Soleil … Madame Soleil !! … savez-vous ,
Desmond , que c'est son vrai nom ! … Germaine Soleil !! … sensass , non !?"
- Moi : "Euh … oui … en effet … sensass … enfin , je veux dire : c'est extraordinaire ,
Monsieur le Président"
- Lui , reprenant le fil de son propos : "Edgar m'apprend - ses services ont travaillé
là-dessus toute la nuit - qu'elle anime une émission radiophonique en France"
- Moi : "Oui , Monsieur le Président … sur Europe n°1"
- Lui . Il s'arrête et écarquille les yeux : "Ah , vous êtes au courant ! … qu'ai-je besoin
du FBI , my goodness !"
- Moi : "……………."
- Lui . Il m'entraîne à nouveau en passant son bras sous le mien . Nous longeons le
Rosen Garden : "On peut l'interroger … il y a un standard … savoir ce que l'avenir nous
réserve , Desmond !"
- Moi : "……………."
- Lui . Nouvel arrêt : "Ça vous donne un coup d'avance sur la concurrence" (note : nous
sommes dans les prémisses de l'Affaire : le Watergate)
- Lui . Nous reprenons notre flânerie : "J'ai une idée … votre français impeccable … vous
pourriez l'interroger …"
- Moi : "Madame Soleil ?"
- Lui : "Vous lui diriez que vous avez des ennuis avec un voisin … vous l'avez espionné …
il n'a pas aimé … il porte plainte … il veut votre peau … Desmond , do you understand ?"
- Moi : "Yes , Mister President"

- Quelques jours plus tard , le Président : "Alors , Desmond … Madame Soleil ?"
- Moi : "Monsieur le Président … voilà ce qu'elle m'a dit … si je puis me permettre : …
"Tiens bon , mon petit"
- Le Président : "Et bien , Desmond ! … n'est-ce pas un bon conseil ?"

TROIS MOUCHES 94 . BLAISE

    Actives encore à l'heure du soir , trois mouches vermeilles et merveilleuses
bourdonnent contre nos chapeaux de paille . Berthe est dans mes bras , elle frissonne
quand nous admirons le semis des premières étoiles . "Le silence de ces espaces infinis
m'effraie" , dit-elle . "C'est de toi , ça ?" et nous rions sous le ciel bleuâtre de Corée .

    Les mouches bleuâtres s'effraient le soir car les étoiles , merveilleusement actives ,
frissonnent contre nos chapeaux . C'est en Corée l'heure éternelle où le silence
admirable des pailles bourdonne dans nos bras ; où le ciel vermeil sème à l'infini
ses espaces …

    Admirable Berthe ! . Active aux premières étoiles , elle bourdonne dans mes bras
comme un ciel semé de mouches effrayées . "Les soirs de Corée" dit-elle "sont
éternels … et infinies leurs heures" . "C'est de toi , ça ?" et nous rions sous l'espace
frissonnant de nos chapeaux de paille .

mercredi 13 septembre 2017

COTE 137 . 90 . FOLIES BERGÈRE

- Martial , appuyé sur le flanc de la tranchée , baïonnette au canon , une minute avant
un énième assaut contre la cote 137 : "Mon capitaine , pouvez-vous me dire pourquoi
on en veut tant aux gens d'en face ? … ils nous ont rien fait ..."
- Le capitaine : "Martial !! … quelle question ! … ne sont-ils pas chez nous , pardieu !?"
- Martial : "On aurait dû les accueillir … leur ouvrir nos portes"
- Le capitaine : "Taisez-vous Martial ! … c'est de la capitulation ! … ça vaut douze
balles dans la peau !"
- Martial : "………….."
- Le capitaine : "Concentrez-vous plutôt sur ce qu'il y a à faire " . Il tend un flacon à
Martial : "Buvez un coup … c'est de la gnôle … ça donne du courage"
- Martial : "Non , merci …"
- Le capitaine : "…………."
- Martial : "On les aurait emmenés à Paris"
- Le capitaine : "…………."
- Martial : "C'est bien là qu'ils veulent aller ?"
- Le capitaine : "…………."
- Martial : "On leur aurait fait visiter notre belle capitale … on serait allés avec eux aux
Folies Bergère … on les aurait présentés à nos belles jeunes filles"
- Le capitaine : "……?……"
- Martial : "On leur aurait appris les bonnes manières …"
- Le capitaine : "………….."
- Martial : "On les aurait invités au restaurant … ils auraient apprécié notre gastronomie …
nos vins …"
- Le capitaine : "………….."
- Martial : "… puis ils seraient rentrés chez eux , enchantés"
- Le capitaine : "………….."
- Martial : "On aurait agité nos mouchoirs sur le quai de la gare : revenez quand vous
voulez !"
- Le capitaine : "………….."
- Martial : "Et ils seraient revenus avec leurs femmes et leurs enfants … leurs appareils
photographiques ..;"
- Le capitaine : "………….."
- Martial : "Nos femmes auraient échangé des recettes de cuisine …"
- Le capitaine : "Suffit , Martial ! … c'est l'heure"

    Il crache ses poumons dans son sifflet .

- Martial , escaladant l'échelle , féroce , hurle : "Mort aux boches !"

mardi 12 septembre 2017

KRANT 98 . KÂRTAINS

    A la page 82 d'un mauvais roman , je rencontrai pour la première fois de ma vie le
mot letton "kârtains" . Le contexte ne m'en ouvrait pas le sens et cet adjectif resta fermé
comme une huître jusqu'à la fin de la campagne . Dès que j'eus posé mon sac , avant
d'embrasser mes vieux parents , j'ouvris mon dictionnaire à la lettre "k" . Est dit
"kârtains", ce qui a la blancheur du marbre . Au cours du voyage qui suivit cette décou-
verte lexicale et qui devait mener le Kritik au Darnah , nous fîmes escale à Marseille .
Nul n'ignore la passion que j'ai pour le parler de ce pays . Je profitai d'un quartier-libre
pour me rendre sur ce qu'on appelle là-bas le Vieux Port et , utilisant le peu de français
que je sais , j'appris d'une marchande de poissons que ce qui traduit le mieux "kârtains"
est le superbe épithète "marmoréen" . Quelle belle langue que le français! . La plus belle
langue du monde lui dis-je en répétant le mot … Elle m'offrit une rascasse pour prix de
cette proclamation .

    Je me promis de placer le mot "marmoréen" dans une réplique au capitaine pour lui
montrer que la palette de mon vocabulaire s'était élargie et que peut-être dans certaines
franges spécialisées , elle dépassait la sienne . Je dus pour cela attendre plusieurs années
et deux ou trois campagnes , soit que l'occasion m'eut échappé , soit que je ne fus pas sûr
d'employer ce mot si délicat à manier dans sa juste acception , la chose qualifiée n'étant
assez blanche ou n'ayant que peu à voir avec le marbre .

    Or , ce matin de septembre , nous frôlions les hautes falaises d'Angleterre . Krant était
sur le pont , vissé à ses jumelles car l'endroit est , du fait de l'intense trafic , l'un des plus
aventureux qui soit . Frappée par l'éclat blafard du soleil d'est , nulle face crayeuse n'eut
pu paraître plus blanche et n'avoir autant l'apparence du marbre . A l'aide d'une grammaire
française que je gardais dans ma cambuse , j'avais peaufiné mon texte et la justesse de sa
tournure .

- Moi , en français : "Capitaine , cette falaise n'est-elle pas marmoréenne ?"
- Krant . Il resta à son observation , immobile . J'étais derrière lui . Je crus qu'il ne m'avait
pas entendu . Puis il laissa glisser la paire de jumelles sur son plastron et il se tourna dou-
cement vers la côte anglaise comme s'il en découvrait l'existence : "Voulez-vous dire ,
chef , que cette côte est blanche comme le marbre ?" . Il reprit son observation et , toujours
me tournant le dos : "Nous avons un mot letton pour dire cela , chef : "kârtains"

   

dimanche 10 septembre 2017

L'ART DU POTAGER

    L'art du potager , c'est la ségrégation …

    On n'admet pas la petite-oseille dans un carré de poireaux .
    On l'éradique .
    On l'arrache , on la sarcle à la binette .

    "Mauvaise herbe ! " ; ou , si on est savant ou lecteur de revues spécialisées :
"Adventice !" , c'est-à-dire : étrangère !

    Dehors !
    Dehors chiendent , liseron , renoncule , pissenlit , trèfle , plantain , rumex , capselle ,
véronique , pâquerette …
    Liste non exhaustive …

    Élevons nos poireaux en lotissements protégés , barbelés , sociétés de gardiennage ,
codes d'accès , ghettos …

    Quatre bonnes raisons pour ça :

    L'esthétique : qu'en est-t-il de l'harmonie , de la symétrie de nos sillons , de la subtile
uniformité de nos vieilles cultures ?

    La démographique : sait-on que la capselle produit deux à trois générations dans une
même saison ? . Sexuellement plus actives , l'achilée millefeuilles et la céraiste vulgaire
auraient tôt fait de capter la lumière , l'eau et la nourriture des sols … non , elles ne man-
geront pas le pain des poireaux !

    La défense des territoires . Amendons nos parcelles . Protégeons nos frontières . C'est
dans ces endroits de nos jardins laissés à l'abandon , banlieues incertaines , que proli-
fèrent la cuscute et l'ivraie . Elles arrivent par la voie des airs et leurs propres compé-
tences , ou dans la fiente d'un moineau et parfois nous-même les passons sans savoir ,
comme ces épillets accrochés en clandestins à nos chaussettes lorsque , lassés des travaux
champêtres , nous baguenaudons dans les sauvageries qui bornent nos paillis .

    La sanitaire : que dire de notre candeur quand nous épandons sur nos semis le curage
de nos fossés communaux où se tapit la brunelle portant en ses ourlets larves d'insectes ,
chenilles et pucerons ? …

    Adventices ! … étrangères ! … pas de ça chez nous !

samedi 9 septembre 2017

GENÈSE D'UNE VIE D'ARTISTE

    Comment je suis devenue une star du heavy métal …

    J'adore papa et maman . Ils m'ont eue sur un tard et maman me dit encore
aujourd'hui qu'ils ne m'attendaient plus . Ce qui a nourri mon art ce n'est pas ,
comme l'ont écrit des commentateurs , le délirant buffet Henri II et ce n'est pas
non plus le carillon d'horloge Polaris dont on retrouve cependant des traces dans
mes distorsions de guitare électrique . Je ne pense pas avoir puisé dans les radio-
crochets de Radio-Cité que papa écoutait sur la TSF Pathé-Marconi on dans les
travaux d'aiguilles de maman , mais que sait-on des influences ? … Pas plus
qu'on ne détecterait dans mes sweepings et mon chant éraillé des réminiscences
de l'organza brodé , des feuillages lie de vin imprimés sur le papier vinyle , des
faïences de Quimper ou du plat en étain à décor d'armoiries , ou une simple
évocation de la douce lumière qui tombait des verres opalins sur notre foetal
intérieur .

    Non ! … Ce qui a véritablement marqué mon style trash , c'est l'odeur du
dessus de table en bulgomme . Dès que papa et maman ont été placés , j'ai subtilisé
ce noyau de notre cellule familiale et l'ai réduit en poudre .

    Chaque soir , pendant que mes musiciens balancent leurs premiers riffs sur un
stade surchauffé , je m'asseois derrière la scène . Je roule entre deux feuilles de PQ
un spliff de poudre de bulgomme et , par le toncar , j'aspire à longues bouffées
les souvenirs d'une enfance heureuse .

TROIS MOUCHES 93 . LE BATEAU IVRE

    Comme nous descendions des fleuves impassibles , trois mouches vermeilles
et merveilleuses se mirent à bourdonner contre nos chapeaux de paille . Des peaux-
rouges criards les prirent pour cibles et les clouèrent aux poteaux de couleur . Berthe
à mon oreille chuchota : "Ne bouge pas ! …"

    Berthe , impassible chuchotait : "Ne bougeons pas" . Trois mouches rouges et
criardes descendaient le fleuve . Elles prirent pour cibles nos oreilles dont la peau
se mit à bourdonner . "Clouons nos chapeaux à ces poteaux de couleur !" dit-elle .

    Trois mouches impassibles chuchotaient aux oreilles de Berthe : "Ne bouge pas !"
Elles avaient pris pour cible un peau-rouge et avaient cloué à un poteau son chapeau
de paille . Il criait et le fleuve se mit à bourdonner de merveilleuses couleurs ...

vendredi 8 septembre 2017

COTE 137 . 89 . LE PRIX DE LA PEAU

    Humeur chagrine de Martial . Il taille dans un bout de bois ce qui semble une
figurine .

- Moi : "Qu'est-ce que c'est ?"
- Martial : "Ça se voit pas ? … c'est un général"
- Moi . Je savais Martial chanteur , poète et conteur , dessinateur :
"Tu sculptes aussi ?"
- Martial : "Oh ! … j'essaie …"

- Martial : "Mon capitaine , comment appelle-t-on la science de la guerre ? …
ça a un nom"
- Le capitaine : "La polémologie"
- Martial : "Et les spécialistes de cette science ?"
- Le capitaine : "Les polémologues , je suppose"
- Martial , regardant loin vers le nord-ouest puis , pivotant vers le sud-est : "De là
à là , mon capitaine , rien que des .. des pomo … des …"
- Le capitaine : "Des polémologues"
- Martial : "Des milliers de polémologues et , en face , des polémologues aussi bons
que nous … des polémologues morts et des polémologues survivants"

- Martial , après avoir soufflé sur son ébauche pour en chasser les minuscules ébarbures :
"Mon capitaine , comment appelle-t-on la science des cartes d'état-major où les armées
sont des punaises et les poilus d'invisibles acariens … la science des officiers de
l'arrière … celle des rangées de décorations sur des plastrons … des QG de châteaux ...
la science des bottes lustrées … des parquets cirés ?"
- Le capitaine : "Bien heureux , Martial , qu'un de ces généraux n'entende pas ces
propos séditieux ! … je ne donnerais pas cher de votre peau"
- Martial : "Ma peau !? … elle ne vaut rien !"