Des cadavres , nous en avons vus de toutes les sortes : des entiers , d'autres en
morceaux , des debout , des accroupis , des assis , des étonnés de ne plus être de
ce monde , des à l'air endormi , des tournés vers le ciel ou , au contraire , le nez
dans la boue … et des étranges . Dans ce dernier genre fut Petitjean , un vosgien
doux et laconique , sempiternel fumeur de pipe . Il venait d'arriver chez nous et
déjà nous l'aimions bien . Puis ce fut son baptême du feu . Un bombardement
précis avait chamboulé nos lignes . On avait quelques tués et pas mal de blessés .
Nous nous démenions pour les dégager . Petitjean était assis contre la palissade
du talus de revers , jambes croisées , bouffarde fumante entre ses dents serrées .
Il y avait dans son regard une folle surprise et une pointe de tristesse . Combien
de fois avions-nous observé chez les jeunes recrues cet état d'anéantissement ! .
Aussi nous n'y prîmes pas attention . Pelletant pour remettre notre coin de tranchée
dans un ordre acceptable , Martial et moi avons essayé de le sortir de sa torpeur .
- Moi : "Tu sais , Petitjean , c'est comme ça la première fois … nous-mêmes …"
- Martial : "Oui , vieux … on a pissé dans notre froc … te fais pas de mauvais sang …"
La pipe de Petitjean s'était éteinte ; son oeil bleu aussi .
- Martial , cherchant son briquet dans les poches de sa capote : "Attends … j'ai du
feu … où ai-je foutu ce fichu briquet !?"
Quelque chose n'allait pas . Je m'approchai de Petitjean et posai ma main sur son
épaule : "Petitjean ! … eh ! … Petitjean ! …"
La pipe tomba sur le fond de la tranchée .
- Martial : "Merde !! …"
Un éclat d'obus , un qui aurait tué un éléphant d'Afrique , long et fin comme
la lance d'un zoulou , avait percé le coeur de Petitjean , le clouant sur la palissade .
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