Narvik commençait à fondre ses quais dans notre passé et l'entrée de l'Oloforden
s'estompait . Nous venions de doubler la pointe sud de Moskenesoya quand un coup
de vent polaire nous prit par le travers , si dur et inopiné qu'un goéland , déporté , se
prit les ailes dans les mailles d'un filet de sécurité à l'extrême avant du Kritik . C'était
le soir et la mer , houleuse et grise , avait "sa tête des mauvais jours" (c'est ainsi que
je pense approcher en français le sens de l'intraduisible expression lettonne marmonnée
par le timonier) . Nul , sur le pont , luttant contre l'infernal roulis , ne s'avisa de l'infor-
tuné qui jetait vers le ciel des cris lamentables . Or , de ce ciel où débutait une guerre
entre masses nuageuses , puissantes comme des cavaleries carapaçonnées , ne viendrait
aucun secours et cet oiseau , fut-il le roi des mers , était comme un moustique aux portes
ouvertes de mes chaudières . Mais moi , votre serviteur , capable de risquer ma peau
pour une coccinelle , agrippé au bastingage , je montai vers la proue , Golgotha où
gémissait le crucifié . Les paquets de mes giclaient sur mon ciré comme des coups de
fouet . Je vis le ciel , puis je plongeai sous l'horizon dans d'affreux creux , et encore le
ciel où les forces entraient en collision dans un bruit de cuirasses écrabouillées . Je me
penchai au-dessus de l'abîme et le torse , les bras , les mains et les doigts tendus , je
desserrai les mailles du filet . Le goéland , furieux , me donnait du bec . Je le tins un
moment par les pattes , à bout de bras . Ces ailes étaient déployées et gonflées de vent .
Il poussait des cris de frayeur et mes cris étaient d'allégresse . Merveille de sauvagerie ,
faite pour le vent , comme faite de vent , comme étant le vent même . Je la tenais dans
mes poings ; elle allait m'emporter , moi , pauvre marin survivant sur un tas de tôles ,
assujetti à elles , dans un monde d'oiseaux . Hilare et apeuré , je tenais de toutes mes
forces le cerf-volant de mon enfance , celui que m'avait construit mon père , et il allait
m'emporter !
- "Lâchez cet oiseau , chef ! … voulez-vous passer par-dessus bord ?" . La voix de
Krant atteignit le col de mon ciré comme un mugissement du vent . Je desserrai les doigts .
L'oiseau fut aspiré par une colonne d'air et je m'affalai sur le pont . Krant , debout près de
moi , attaché par les mains au bastingage , hurlait : "Voulez-vous voler , chef !? … je vous
voyais partir !"
- Moi , en me relevant : "Oui capitaine … voler !"
- Krant tourna les talons et haussa les épaules : "Les oiseaux volent … pas les marins !"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire