jeudi 24 mars 2016

PARADIS 55 . L'ÉTRANGER


    Dieu est assis sur son tabouret d'atelier , épaules basses comme si lui pesait la masse
des créatures . Il a enfoui ses mains dans le plastron de sa salopette . Sur l'établi : une
Grande Cigale (Lyristes Plebejus) en cours de montage . Ève se tient derrière le Créa-
teur ; elle a posé une paume tendre sur la nuque divine .

- Ève : "Tu déprim' ?"
- Dieu : "Ma pauvre Ève ! … ça ne va pas fort … un étranger … je suis un étranger …
tu sais ce que c'est ? … non , tu ne sais pas … c'est un type qui survit derrière une fron-
tière … une frontière , Ève ! … douane ! zoll ! papier ! … dehors , l'étranger , on ne
passe pas … pas de ça chez nous ! … barbelés , check point , chevaux de frise , tout le
tintoin … je suis un étranger … on ne veut plus de moi là-bas … (soupir) … tu as des
nouvelles d'Adam ? … non , bien entendu … aux champs avec son araire … son trac-
teur … son trépan à fouiller le sous-sol à la recherche de je ne sais quoi … à abattre mes
arbres … à saloper mes rivières … la mer … ses pesticides … sûr de lui … moi , homme ,
je sais faire … do it yourself … pas besoin d'un créateur … effacé , Dieu est mort … pire
que mort ... un étranger , Ève , s'il passe la frontière sans papier , on met la main dessus ,
on le secoue et on le jette dans un camp … après , on le fout à la porte et on lui dit de ne
pas se repointer , sinon … ou on le garde pour l'exploiter , ça lui apprendra à venir nous
casser les … moi , rien … je n'existe plus … n'ai jamais existé … ne suis plus un problè-
me … je suis une fable , une invention … une menterie pour bigotes … tu comprends ,
Ève ?"
- Ève : "J'ai rien compris du tout !"
- Dieu . Il se lève en s'agrippant à l'établi : "Bon , je termine cette Grande Cigale et ,
ouste , au lit ! … je suis crevé"

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