Je n'ai pas encore parlé de notre cuistot chinois , Monsieur Lee . Et cependant ,
il fut avec Hume comme l'âme du Kritik en ses deux principes : la sensibilité et la
conscience . Nous avons navigué ensemble pendant vingt ans et Monsieur Lee
reste une énigme sauf - c'est évident - pour le capitaine .
Il apparut un jour , en pleine heure solaire , sur le quai sud du port de Xianggang
avec sa natte, son costume typique et son baluchon . Lorsqu'il s'engagea sur l'échelle
de coupée pour gagner notre bord , le timonier s'avança , tête rentrée dans les épaules ,
pour chasser ce personnage qui semblait pourtant bien autre qu'un insolent coolie
mais la voix du capitaine , comme tombée du Pavillon d'Or , pétrifia l'homme de barre
à l'intérieur de son ciré .
- "Ah , Monsieur Lee ! …"
Monsieur Lee (c'était donc son nom) posa son bagage sur le pont au milieu de l'équi-
page rassemblé , s'inclina en joignant les mains et dit en souriant dans le prussien le
plus classique : "Content de vous revoir , Monsieur Krant …"
Monsieur Lee entra ainsi dans nos vies et s'il pouvait paraître que rien n'avait changé
car Monsieur Lee , comme Hume , sortait rarement de la cuisine , leur présence invisible
entre les membrures du Kritik était le gage de notre invincibilité et le timonier admettait
qu'il préparait le meilleur hareng baltique du monde …
Hume mourut centenaire , c'est-à-dire à l'âge canonique de vingt huit ans et Monsieur
Lee lui survécut à peine trois jours . Quelques semaines plus tard , Krant prit sa retraite .
Moi aussi .
L'armateur licencia l'équipage et expédia le Kritik à la casse .
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