mardi 31 octobre 2017

PARADIS 77 . CHIGNON-BANANE

    Sur les bords de l'Euphrate ( pour les profanes , l'Euphrate est le quatrième fleuve
du Paradis . Gn 2 , 8-14) .

    Dieu est assis sur la berge à l'ombre d'un palmier . Elle se coiffe . Elle façonne un
chignon sur sa nuque .

- Dieu : "Qu'est-ce que tu fais ?"
- Ève : "Un chignon- banane … c'est la it-coiffure de l'année" . Elle se penche : "Je
me vois dans le fleuve … c'est rigolo ! …"
- Dieu : "L'effet-miroir … ce que tu vois , c'est une image … ce n'est pas la vraie Ève"
- Ève : "Si … c'est moi" . Elle se re-penche pour vérifier .
- Dieu : "C'est ton reflet … c'est toi et c'est pas toi"
- Ève se redresse . Elle ruisselle de l'eau du fleuve .
- Dieu , pour lui-même : "Nom de (?) … qu'elle est belle !" . Se reprenant : "L'image
réfléchie , c'est une idée à moi … les hommes sont en train de me la piquer"
- Ève : "………….."
- Dieu : "D'abord , ils ont inventé le miroir … plus besoin de l'eau des fleuves … c'était
un début … puis la chambre noire … la photographie" . Ses épaules s'affaissent .
- Ève , les bras levés et pliés derrière la nuque . Elle parachève son chignon . Dans ce
mouvement , ses petits seins se sont dressés vers Dieu .
- Dieu , en lui-même : "Dieu (c'est moi) , quelle merveille !"
- Ève : "T'as pas une épingle ?"
- Dieu : "Non …"
- Ève : "Zut !"
- Dieu . Il reprend le fil de son morne bilan : "… et , aujourd'hui , l'Homme , non
content de se passer de l'eau des fleuves , tente d'échapper à ma création"
- Ève : "Comment je fais sans épingle ?"
- Dieu : "… d'échapper à ma création et à moi"
- Ève regagne la berge en tenant son chignon .
- Dieu : "L'Homme met au point un système imparable : la réalité virtuelle !"
- Ève est désormais debout près de Dieu . Elle s'ébroue en maintenant sa coiffure contre
sa nuque : "Réalité virtuelle ? … c'est un oxymore , non ?"
- Dieu : "Un quoi ?"
- Ève : "T'as vraiment pas d'épingle ?"

lundi 30 octobre 2017

KRANT 105 . ENTRE COEUR ET POUMONS

    Que Hume et Monsieur Lee fussent morts et cependant apparussent dans des
épisodes postérieurs à leur décès , ceci est l'effet de l'illusion qu'on appelle le temps .
Car le temps est une aberration comme la position de l'Étoile Polaire qui - m'enseigna
le capitaine Krant - n'est pas là où elle est dans le ciel mais à quelques degrés de sa
position apparente en raison , m'expliquait-il , de la vitesse de la lumière et de la rota-
tion de la terre sur elle-même . Aussi semblai-je apprendre aux trop rares lecteurs de
mes récits de voyages que le chat Hume et Monsieur Lee pussent être morts et néan-
moins vivre . D'autant qu'à ce temps objectif s'en combine un autre , tenant non plus
à l'esprit mais à l'âme , qu'on nomme mémoire , cette sorte de cabinet à multiples tiroirs
comme celui d'acajou où le capitaine enferme le journal de bord et les cartes marines
de l'autre hémisphère , pour l'heure inutiles . Chacun de nous possède entre le coeur et
les poumons ce genre de meuble pourvu d'une serrure et chacun tient , pendue à son
cou , la clé et tire de ce coffre , au gré fantasque de ses rêveries , tel épisode et derrière
celui-là , tel autre qu'il avait oublié .

LES SENTIERS DE LA GLOIRE

    Le type était plus fort que moi . Je ne voyais plus rien . D'entrée de jeu , ce salaud
m'avait explosé les arcades . En passant l'éponge sur mes coupures , Marcel a dit :
'T'en fais pas …"

    Au deuxième , j'ai fait comme il a dit . Je me suis contenté de défendre en blocage
neutre , garde de trois-quarts de face , les deux gants devant le visage et les coudes
serrés . Je me protégeais d'un orage de directs et de jabs mais j'eus droit à une série
d'uppercuts comme je n'en avais jamais encaissés . Marcel a dit : "T'en fais pas"

    Je ne savais plus si c'était le type qui tournait autour de moi ou les gradins brandis
de poings . Un direct du gauche a passé ma défense et mes lèvres ont éclaté . Je me suis
retrouvé dans les cordes sanglantes d'un combat de chiens . Les néons entraient dans ma
tête par l'oeil droit . L'arbitre m'a compté 6 . Quand je me suis relevé , l'autre s'est préci-
pité pour m'achever . Une femme criait : "Tue-le !" . Marcel a dit : "Ça va … t'en fais pas"

    J'ai pris un uppercut au foie à l'entame du quatrième et une salve de crochets dans les
côtes . Ma langue était énorme et chaque coup contre mes gants expulsait de ma bouche
des filets de bave . J'essayais de suivre l'autre . "Fais gaffe , c'est un gaucher" m'a dit
Marcel en m'aérant .

    Tu parles que j'avais remarqué . Le type se démenait dans un sens pas normal . Derrière
mes gants et l'ombre enflée de mon nez , je voyais par éclairs son oeil furibard , à longueur
d'allonge . Sa droite heurtait mes barrières pendant que son gauche m'écrasait les viscères .
"C'est bien … continue comme ça …"

    C'est au sixième que mon oreille s'est mise à siffler . Les néons ont viré au noir . Un gars
s'est installé derrière moi , avec deux caisses claires , trois timbales , des cymbales et une
grosse caisse . "C'est quoi ce cirque ?" j'ai dit … "Allez , allez !" criait Marcel .

    Le final du Boléro . L'orchestre au complet mais à l'envers , fixé au plafond du stadium ,
entre les néons noirs . En tout petit , la femme vociférait "Tue-le !" et le type tapait sur ses
caisses . Marcel : "C'est tout bon !"

    Le ring avait versé sur le côté . Je tombais dans les cordes et je rebondissais et , à l'inté-
rieur , je descendais dans mes genoux comme dans les bois d'un vieux pliant . Claudio
Abado me compta 5 . Je crachai mon protège-dents . Marcel ne disait rien .

    "Tue-le !" . Une voix de fillette . L'autre haletait . Mes pieds entraient dans un béton pas
sec . En gros , les gens m'aimaient . J'entendais leurs voix au-dessus de la surface . La cou-
leur verte avait passé sur tout . "il est cuit" … Marcel .

    Des coups pas forts . Il pleuvra demain . L'autre m'entoure de ses gants . Nous mêlons
nos poings . Qui nous sépare de sueurs collantes ? . Sa tête posée contre moi . Comme un
chaton . Contre mes genoux . Je marche un peu . Jolie campagne . Je tiens les cordes .
Mon coeur voudrait sortir …

    Un type lève mon bras et hurle à mon oreille : "Champion poids moyen des Deux-Sèvres !"

samedi 28 octobre 2017

DÉCRÉPITUDE DE MARZÜK (2e partie)

    En toute ville tonitruante , c'est le bruit qu'elle fait qui couvre le craquement de ses
fondations . Marzük avait vécu richement du grand commerce terrestre mais des voies
maritimes concurrentes étaient ouvertes . Des Venise et des Bruges , des Raguse et
Trébizonde menaient de nouvelles danses . Les plus avisés des habitants , sous prétexte
de prendre des vacances ou de fuir les pollutions nuisibles à leurs poumons délicats ,
quittèrent la ville sans tapage . L'avenir était ailleurs , sur les côtes mirifiques et , a ce
sujet , il n'était nul besoin d'affranchir les naïfs .

    Car une foule de crève-la-faim et de petits épargnants se pressaient aux portes de
Marzük , mirage du désert , pour obtenir un droit d'entrée , un travail et un permis de
construire . Cela se payait d'or et la ville , qui courait sans le savoir à la faillite , s'enri-
chissait . Mais l'or qu'elle entassait dans ses coffres n'était plus l'or d'antan : c'était un
or qui ne produisait rien ; un or stérile . On continua à bâtir en hauteur et , doucement ,
Marzük s'enfonçait dans le sable . On autorisa les pauvres à construire sur les remparts ;
c'est ce qu'ils firent avec les moyens du bord , formant une banlieue oisive (le travail
s'était mis à manquer) et volontiers hargneuse . On négligea la propreté des rues . Pour
contrebalancer la baisse des rentrées fiscales , l'Administration se débarrassa d'une partie
de sa milice et des services de la voierie . L'insécurité gagnait en même temps que la
crasse , mais toujours , aux portes de la ville , on voulait entrer ; on voulait avoir sa part
du gâteau sans entendre que la tourtière sonnait le creux .

    On divisa les palais en appartements HLM , sur les remparts on remplaça les loge-
ments insalubres par des mobil-homes empilables , on combla les niveaux inférieurs
pour construire toujours plus haut et toujours plus mal . Quand enfin on se rendit
compte qu'il n'y avait plus rien à gratter dans ce désert , la population évacua une ville
pestilentielle .

    Marzük est aujourd'hui comme ces termitières géantes qu'on voit dans le bush
australien .

                                                                 FIN

vendredi 27 octobre 2017

L'AGE D'OR DE MARZÜK (1ère partie)

    Marzük a toujours vécu dans ses murs ; jamais elle n'en a débordé . Au temps des
Khans , Marzük était une forteresse et n'était que murs . Ils circonvenaient une immense
place de sable où campaient les Hordes . Or , il advint que des caravanes de sel y firent
étape : la nuit , elles se protégeaient des bandes de pillards . Bientôt , les fonctionnaires
de l'État Song , jamais à court d'idées fiscales , établirent à Mazürk un octroi et un atelier
où battre monnaie . C'est de cette époque que datent les premiers édifices dont les archéo-
logues retrouvent aujourd'hui les traces . Parce qu'ils ont du flair , les marchands fondèrent
des comptoirs et installèrent des échoppes plus ou moins casanières mais , au fil du temps
et des réussites commerciales , de moins en moins démontables . Et , parce que l'argent
appelle l'argent , des promoteurs-constructeurs affluèrent , si bien qu'en à peine une saison ,
sédentaires et nomades se mêlèrent dans un inextricable lacis de ruelles . Comme il était
impensable de se fixer hors des murs à cause des pillards et que la pression immobilière
était forte , on construisit en hauteur , ce qu'autorisait la technique du pisé . Les façades
se couvraient d'échafaudages supportant des banches . Maçons et coffreurs venaient de
loin pour offrir leurs services et , à Marzük , il y avait toujours à faire . Pour caser plus de
monde , on bâtit entre les maisons , de sorte que les ruelles devinrent des passages , puis
des galeries . L'ensemble du système était appuyé aux remparts de pierre . Des poètes et
des utopistes comparaient Marzük à une ruche mais Marzük était le contraire d'une ruche
où les fonctions sont déterminées par nature : ouvrières , reines , faux-bourdons . Ici , cha-
cun pouvait être suivant les circonstances marchand itinérant ou fixe , prêteur sur gages ,
banquier ou solliciteur , débiteur ou créancier et souvent les deux à la fois , riche et pauvre
successivement ou l'inverse , puissant ou esclave , mécène ou mendiant , mais il n'y avait ,
pas plus qu'un plan de ville , des plans de carrière ou une organisation . Tout était affaire
d'opportunités . L'avènement des artistes correspondit à l'apogée de Marzük . Les palais
s'ornèrent des plus belles fresques et des plus chatoyantes mosaïques .


                                                                                               (à suivre)

jeudi 26 octobre 2017

COTE 137 . 97 UN ENVOL DE PAROLES

     A l'aube d'un jour de novembre , au moment où Bertin servait le café , un immense
troupeau d'oiseaux passa sur notre tranchée .

- Martial : "Sapristi ! … qu'est-ce que c'est ?"
- Bertin , se démettant de son laconisme naturel : "Des grues cendrées"
- Martial : "Des grues !? … d'où viennent-elles ?"

    Tous - comme les fridolins de la cote 137 - nous avions la tête en l'air .

- Bertin : "Elles se rassemblent en Scandinavie , après la période de reproduction"

    Le cou cassé et assurant de l'index de la main gauche le couvercle de la cafetière qu'il
tenait de la droite , il suivait des yeux le grandiose bataillon des grues en ordre de vol .
Mais nous et Martial , nous en étions détournés et fixions - bouche bée - cet autre stupé-
fiant spectacle : Bertin alignait plus de deux mots ! . Le capitaine lui-même avait lâché
ses jumelles et elles pendaient au bout de leur dragonne .

- Bertin , en extase : "Elles se donnent rendez-vous sur le lac d'Hornborga … ou celui
de Kvismaren … c'est en Suède , fin octobre … le froid les chasse … elles viennent
chez nous pour passer l'hiver"
- Martial : "Saperlipopette , Bertin !"
- Le capitaine : "Bertin … ça va ?"
- Nous : "Et-oh ! … Bertin !"
- Bertin , revenu sur terre , dans la boue de la tranchée où il allait mourir : "Ben quoi ?"
- Martial : "C'est une conférence que tu nous fais !?"
- Bertin haussa ses modestes épaules et fit faire à sa cafetière , comme pour s'excuser ,
un soubresaut embarrassé : "Bof"

mercredi 25 octobre 2017

PARADIS 76 . TAGADA

- "Ah , ah , ah ! … ouh , ouh , ouh !" . Dieu est dans son atelier . Il se tient les côtes .
- Ève : "Pourquoi tu ris ?"
- Dieu : "Ah , ah , ah , ah ! … hi , hi , hi … c"est … c'est à cause des hommes … ils …
ils … ils disent que … que … c'est trop drôle ! … que … quel toupet ! … que je
n'existe pas !"
- Ève : "………?………"
- Dieu . Il essuie ses larmes : "Tu te rends compte ! … je n'existe pas !"
- Ève : "………?………"
- Dieu agite ses mains devant les yeux d'Ève : "Ouh-ouh , Ève … est-ce que j'existe ,
est-ce que je n'existe pas ?"
- Ève . Elle rit : "Arrête de faire le débile !"
- Dieu : "Tu réalises ? … je les ai créés , je leur ai parlé … à Abraham , à Moïse …"
- Ève : "……….………"
- Dieu : "… je leur ai envoyé mon fils …" . A l'évocation de son fils , le visage de
Dieu s'assombrit : "Mon fils , c'était un peu moi … ils l'ont tué … Dieu merci , je l'ai
ressuscité"
- Ève : "………………."
- Dieu : "Quand je dis qu'ils prétendent que je n'existe pas , c'est pas tout à fait vrai …
il y a aussi ceux qui croient en moi dur comme fer"
- Ève . Elle ouvre les tiroirs de l'établi les uns après les autres .
- Dieu : "Qu'est-ce que tu cherches ?"
- Ève : "Les bonbons"
- Dieu : "Premier tiroir , en haut à gauche … tu devrais pas , j'y mets plein d'édulcorants
… pour ceux-là , la vie ne peut pas être née par hasard … j'existe … tu comprends ?"
- Ève . Elle suce un Haribo : "Euh … oui …"
- Dieu : "D'où la pagaille … entre ceux qui croient et ceux qui n'y croient pas"
- Ève : "Je préfère les Tagada … surtout ceux à la fraise … t'en as plus ?"
- Dieu : "Non … tu les as tous mangés . Il ne me reste que des Dragibus"
- Ève : "Tu vas en refaire ?"
- Dieu : "Refaire quoi ?"
- Ève : "Des Tagada à la fraise"
- Dieu : "Pas pour le moment … pas le temps … avec cette comédie sur terre entre les
pour et les contre … au début , c'était marrant … ah , ah , ah ! … mais ça dégénère …
ça tourne au tragique …"

mardi 24 octobre 2017

DESMOND 72 . NERUDA

    Le Président est affaissé dans son fauteuil . Les traits de son visage se sont retirés
dans ses pitoyables bajoues . Il a le teint gris . Sur son bureau : des piles croulantes
de livres , de journaux et de toutes sortes de brochures .

- Lui , désignant ce fatras d'une main désabusée : "On ne m'aime pas , Desmond !"
- Moi : "……………"
- Lui : "On me déteste"
- Moi : "……………"
- Lui . Il cite : "L'abominable Tricky" , "Le Psychopathe" , "La Guimauve" ,
 et j'en passe !"
- Moi : "……………"
- Lui . En grimaçant , il s'extrait du fond de son fauteuil et cherche quelque chose dans
le tas : "Il y a même un gars qui préconise de m'assassiner ! … attendez … que je le
trouve" . Il fourgonne dans l'amoncellement de paperasses comme avec un tisonnier et
comme s'il risquait de se brûler . "Ah , voilà" . Il brandit un petit livre au-dessus de sa
tête puis le porte à hauteur de ses lunettes : "Comment s'appelle-t-il ce type ?" Il lit :
"Pablo Neruda … vous connaissez ?"
- Moi : "Euh … Monsieur le Président … c'est un poète chilien … prix Nobel …"
- Lui . Ses yeux écarquillés de stupéfaction se plantent sur ma petite personne d'intel-
lectuel : "Un poète !? … prix Nobel !? …" . Il feuillette le livre : "Vous savez ce qu'il
écrit votre poète , prix Nobel ? … il me compare au Malin … à un ange exterminateur
… un être sanguinaire … il faudrait me ficher un pieu d'argent dans le coeur !" .
Il rejette le volume sur le monceau de publications .
- Moi : "……………"
- Lui . Soupir . Puis me regardant des coussins de son fauteuil où il s'est à nouveau
enfoncé : "Et vous , Desmond , m'aimez-vous ?"
- Moi : "Euh … Monsieur le Président … je …"
- Lui , écartant les mains : "M'aimez-vous au moins un peu ? …"
- Moi , ébranlé par son désespoir : "Oui , Monsieur le Président … bien entendu …
vous m'êtes sympathique"
- Lui . Long silence . Silence interminable . Ses yeux ne me lâchent pas . Ils ne cillent
pas . Puis : "Bien ! … bien ! …" . Il se redresse et sa voix retrouve d'un coup son
irrésistible autorité : "Desmond , appelez Henry … urgent ! … nous allons bombarder
Hanoï !"

lundi 23 octobre 2017

KRANT 104 . NOUVEAU MONDE

    Nous nous rendîmes maintes fois chez les sauvages . Par exemple , une navigation
nous fit remonter le Maroni jusqu'à Grand-Santi au pays des indiens Galibi .

- Moi : "Viens avec nous , timonier … allons voir ces sauvages ! …"
- Le timonier : "Par les clous du Christ , tu es fou chef ! … veux-tu finir au fond d'une
calebasse ? … ces sauvages sont des gens cruels" . Derrière l'assemblée des femmes et
des enfants qui riaient et nous faisaient des signes , le timonier avisait une rangée 
d'hommes debout , nus et peints des pieds à la tête . Ils avaient dans les mains de grands
arcs et , sur l'épaule , des carquois garnis . "Des réducteurs de têtes … des cannibales …"

    Il fallut une heure pour convaincre le timonier de descendre au village où vivait Joâo ,
notre correspondant portugais .

    Or , quand la nuit tomba , il disparut entre les cases et nous le cherchâmes vainement .
Joâo nous rassura et nous regagnâmes le Kritik sans le timonier .

    Il réapparut le lendemain matin sur le ponton qui tenait lieu de quai , accompagné de
Joâo . Notre timonier avait le sourire d'un homme qui vient de conquérir un Nouveau
Monde et il portait au cou un extraordinaire collier composé d'un assemblage de graines
et d'os de poisson : arêtes , plaque et aiguillon articulé . Joâo nous dit que ce poisson 
appelé Kopira est l'un des dieux du panthéon galibi . Il nous dit aussi que le timonier fut
enlevé la veille en raison de sa grande taille et de la rousseur de son poil , non pour être
mangé mais pour être étudié de près .

- Le quartier-maître : "Combien de couronnes pour ce collier , timonier ?"
- Le timonier : "Pas une ! … ils me l'ont donné !"
- Moi : "Leur as-tu donné quelque chose en échange ?"
- Le timonier : "Bien entendu , chef ! … me prends-tu pour un ingrat ? … je leur ai
offert notre foutu Kritik dans une bouteille de kvas ! … ma dernière création … me
croirez-vous ? … ils ont posé cette babiole sur un piédestal et ils ont dansé autour toute
la nuit …………… et ils m'ont offert douze femmes ! …"
- Joâo : "Ils offrent leurs femmes pour la forme mais ils les gardent pour eux … c'est le
geste qui compte , timonier … ce collier , douze femmes ! … comprend-tu comme ils 
t'ont honoré !"
- Le timonier : 'Parbleu oui que je le comprends !"

L'EXPLOIT III (suite et fin)

    Bien entendu , dans les jours qui suivirent , on examina le javelot sous toutes ses
coutures . 800 gr réglementaires à la balance électronique , centre de gravité irrépro-
chable . On le passa aux rayons X et on décela quelques défauts de profil qui aug-
mentaient encore la force de la performance (d'autant que la vitesse du vent était ,
au moment du lancer , légèrement défavorable) . Des bruits coururent que peut-être
était implanté dans l'objet un mini-propulseur atomique ou fonctionnant à l'énergie
solaire , ou qu'un comparse caché dans les toilettes du stade l'aurait téléguidé par la
seule force de la concentration mais ces soupçons émanaient de la frange irréductible
des sceptiques et des négationnistes . On contrôla Juha : analyse des urines et du sang ,
écographie , scanner , IRM et tests divers . L'exploit était incompréhensible mais
indiscutable .

    Vers 18h , le stade commença à se vider . On commentait à voix basse l'incroyable
évènement . Les officiels et les curieux qui avaient envahi l'aire des sauteurs et fait
cercle autour du javelot fiché se dispersaient sans hâte comme après un accident d'au-
tobus , on s'éloigne des débris le coeur au bord des lèvres . La remise des médailles
se fit dans un stade purgé de sa foule . Elle fut expédiée en trente secondes et hors ca-
méras . Aux dires des rares témoins , elle ne donna lieu à aucune embrassade . Cette
nuit là , personne n'osa toucher au javelot qui resta , comme maudit , où il s'était fiché .

    Le lendemain , avec le marathon , on clôturait les Jeux . Un kenyan triompha dans
l'indifférence . Les quatre colonnes des quotidiens étaient barrées en première page
d'un énorme 135m12 ! , même le journal grec orthodoxe "TottEktonou" ("Mon Tricot)
titrait sur fond de pull-over en mohair : 135m12 !

    Juha Tuomanpoika reçut dans son pays dessoûlé l'accueil des héros . Il descendit
la Kulevankatu dans une voiture décapotée , hâve et mal rasé , comme cassé de l'inté-
rieur , sous une pluie de confettis .

    Ce fabuleux jet mit pratiquement fin à la discipline , car il y a en tout jeune homme
qui se destine aux lancers , le rêve secret d'un jour expédier le marteau , le poids ,
le disque ou le javelot là où aucun homme ne l'a mis ; or , en l'espèce , c'était impossible
à moins de compter en millénaires ou en éternités . Les jeunes espoirs se convertirent au
ping-pong qui requiert aussi une vitesse de bras .

    Juha , lui , fut écrasé par son exploit . A l'entraînement et dans les exhibitions , son
javelot se fichait imperturbablement dans la marge des 70/75 mètres . Il mit un terme à
sa carrière et embraya sur l'alcool .

    Six mois plus tard , juché sur un appui de fenêtre à 135 mètres du sol , il se jetait du
dernier étage d'une tour d'Helsinki .


                                                                  FIN

samedi 21 octobre 2017

L'EXPLOIT II (suite)

    La clameur du public décrut quand le javelot de Juha , sifflant à trente mètres de
hauteur , dépassa la ligne des 90 , la zone de sécurité , puis le virage de la piste où
s'échinaient les battus du steeple , avant de s'incliner et se ficher dans le quart sud de
l'aire du saut en hauteur .

    Alors , on n'entendit plus que le crissement des crampons et le ahan des steeplers .
Andrews résistait à la contre-attaque désespérée de Menendez ; ils franchirent la ligne
à une poignée de secondes du record mondial .

    Mais tous regardaient le javelot fiché : Juha , assis , oeil transparent , regardait le
javelot fiché . Kovalev et Wolfermann , debout sur l'aire de lancer , mains sur les
hanches et bouche ouverte , comme deux statues molles , regardaient le javelot fiché .
Les commissaires , à quarante mètres du point d'impact , regardaient le javelot fiché
dans le quart sud de l'aire des sauteurs . Et le stade regardait le javelot fiché . Quand
le dernier concurrent du 3000 coupa son effort , l'air était vide de son et de mouve-
ment . Le javelot fiché vibrait encore .

    Après cinq minutes d'anéantissement , une circulation prudente reprit . Celle des
commissaires d'abord , à qui on avait appris à faire face aux situations les plus sau-
grenues . Les steeplers , contre les usages , ne se congratulaient pas . Ils se dirigeaient
avec lenteur vers l'aire du saut en hauteur , et les journalistes et photographes firent
un cercle respectueux et quasi-religieux autour du javelot fiché .

    Juha était assis sur un banc à l'écart , coudes posés sur les cuisses , tête enfouie dans
une serviette . Le chef des commissaires leva le bras et ordonna qu'on lui apportât un
quadruple décamètre en complément de la ligne d'arpentage standard . On mesura et
remesura , puis on afficha la marque sur le tableau électronique : 135m12 . Il n'y eut
pas un applaudissement , aucune manifestation , à peine un murmure de foule . Kovalev
et Wolfermann étaient comme à côté d'eux-mêmes . Ils fouillaient dans leur sac à la
recherche de rien , puis revenaient les yeux cernés vers le tableau d'affichage : 135m12
comme si ces chiffres n'avaient pas plus de sens qu'un gribouillage , comme s'ils se
rendaient compte que désormais plus rien n'était la mesure de rien et qu'eux-mêmes
n'étaient plus bien sûrs d'exister . Juha Tuomanpoika , de dessous sa serviette , jeta un
coup d'oeil navré au tableau , simplement pour constater l'étendue des dégats et , tel
un marxiste-léniniste à qui la Vierge est apparue , il enfouit à nouveau son visage .

                                                                                           (à suivre)

vendredi 20 octobre 2017

L'EXPLOIT I

    Contre toute attente et ce n'était attendu ni par ses supporters , ni par son entraîneur ,
ni par lui-même , Juha Tuomanpoika accéda à la finale du javelot avec sept autres ath-
lètes . Quand , à 15h18 , il s'élança pour son sixième et dernier essai (il était le dernier
du concours et le dernier à lancer) , les jeux étaient faits : Kovalev avait balancé son
engin à 97m32 , meilleure performance de l'année , à 1m16 du record mythique de
Jan Zelezny , et il devançait Wolfermann de quinze centimètres . Depuis six ans , ces
deux peformers se disputaient la première place de toutes les compétitions internatio-
nales . A son quatrième essai , Juha avait expédié un javelot à 75m52 , améliorant son
record personnel de deux centimètres . Toutefois ce respectable résultat le plaçait en
dernière position .

    En même temps que la fin du concours , se déroulait une compétition autrement sui-
vie par les spectateurs , les commentateurs sportifs et les télévisions du monde entier :
la finale du 3000 m steeple . Il y était question d'un record du monde possible et trois
personnages hauts en couleur pouvaient y prétendre . A deux tours de la fin , comme
prévu , Andrews , Li Piang et Menendez avaient largué leurs adversaires et oeuvraient
dans les temps du record . Comme il l'avait fait cent fois en concours et mille fois à l'en-
traînement , Juha Tuomanpoika fit ses derniers pas croisés , le bras lanceur armé derrière
la tête et , sur l'ultime double appui , il donna tout ce qu'il avait et toute la vitesse possible
à l'engin avant de s'affaler à dix centimètres de la ligne interdite . Le javelot prit une tra-
jectoire trop raide et Juha , en la suivant des yeux , grimaça . Sur la piste , Andrews avait
attaqué , suivi comme son ombre par le petit Menendez . Li Piang était lâché . Dans les
gradins , le public était debout et scandait les foulées en applaudissant . Juha , toujours
allongé et appuyé sur les avant-bras , suivait la course de son javelot et , à part un ou deux
commissaires concernés , il était le seul à se préoccuper de son profil . Ses compétiteurs
avaient enfilé leur jogging , remballé dans leur housse les javelots et s'apprêtaient à gagner
les vestiaires et la douche avant la remise des médailles . Le javelot de Juha avait atteint
son apogée et filait en ligne horizontale avec un léger ballant autour de son centre de gra-
vité ; bizarrement , c'était comme s'il avait adopté une vitesse de croisière . Une cloche
retentit , celle du dernier tour . Andrews passait la surmultipliée , mais Menendez , tête
oscillante et bave aux lèvres , s'accrochait . Le javelot restait sur un tracé stable et ne
lâchait en altitude pas un millimètre . Juha , maintenant à quatre pattes sur le tartan ,
suivait bouche bée la progression de l'engin . C'était un joli coup , suffisant pour laisser
la lanterne rouge au serbe Zatopkovic .

                                                                                                   (à suivre)

DE LA DIFFICULTÉ DE PENSER

    J'essayai d'obtenir une solution buvable de mes pensées , de les dissoudre dans
un liquide parfaitement limpide et d'observer à travers les parois du tube à essai
les formes accomplies de leurs contours . L'affaire n'était pas simple parce que ,
sans cesse , mes pensées m'échappaient ; elles arrivaient sans prévenir et s'éva-
nouissaient plus vite qu'elles étaient venues . A peine jaillissaient-elles comme
expulsées d'un magma que la cage à mots qui devaient en principe les traduire perdait
elle-même sa forme et que l'informe retournait à l'informe . Le seul moment où il
semblait que je pusse les atteindre , c'est dans le sommeil , mais alors j'étais dans ma
chambre , loin de mes pipettes et quand , excité par la proximité du gibier , je m'éveil-
lais et me trouvais assis entre les draps embrouillés , je ne savais plus à quoi j'avais
pensé .

    Je montai donc un système complexe propre à favoriser la concentration (au sens
de concentré et en opposition à dilution) et dépliai un lit de camp dans mon laboratoire .
J'enfilai par un trou de nez une canule que je reliai à une batterie de ballons plus ou
moins chauffés et plus ou moins agités , raccordés par des compte-gouttes , l'ensemble
géré par informatique et un logiciel tout à fait américain , et j'introduisis dans ce dispo-
sitif mes pensées brutes .

    Elles étaient insolubles et me demeurèrent impénétrables .

mercredi 18 octobre 2017

COTE 137 . 96 . ÉRUPTION DU MONT BATUR

- Martial : "Dites donc les gars . Écoutez ça : "En Indonésie , éruption volcanique …
des milliers de morts" . Il agite les feuilles du Petit Parisien . "C'est là-dedans"
- Nous : "…………"
- Martial : "60.000 maisons détruites"
- Nous : "…………"
- Martial : "… 2.000 temples …"
- Nous : "…………"
- Martial : … le village de Batur rayé de la carte …"
- Nous : "…………"
- Martial : "Batur , rayé de la carte ! … en trois secondes"
- Nous : "…………"
- Martial : "Mon capitaine !"
- Le capitaine . Comme d'habitude à cette heure matinale , le capitaine observe
Montrepont - ce qu'il en reste c'est-à-dire rien - à la jumelle : "Martial ?"
- Martial : "Batur … en Indonésie … rayé de la carte en trois secondes … qu'est-ce que
vous en pensez ?"
- Le capitaine : "Rien , Martial … absolument rien …"
- Martial : "L'Indonésie … c'est loin ? … à vol d'oiseau ?"
- Le capitaine , sans cesser son examen du village de Montrepont , réduit en poussières
par six mois de duels d'artillerie : "Euh … à vue de nez … dans les 10.000 kms …"
- Martial . Il siffle : "Sssss !"
- Le capitaine : "C'est en Asie du sud-est"
- Martial : "Donc , chez les jaunes"
- Le capitaine : "Si vous voulez , Martial … on peut dire les choses comme ça"
- Martial : "Des milliers de morts … une éruption , une seule : boum ! … 60.000 maisons
… 2.000 temples … Batur rayé de la carte en trois secondes … ça fait rêver , non ?"
- Le capitaine : "………….."
- Martial : "Nos artilleurs peuvent en prendre de la graine"
- Le capitaine : "………….."
- Martial : "Dame Nature nous donne des leçons !"

PARADIS 75 . L'APOCALYPSE

- Adam , éreinté par les travaux des champs , s'affale sur le lit de repos de Dieu ,
dans un coin de Son Atelier . Il marmonne semble-t-il pour lui-même ; des mots
étranges émergent de son soliloque : "Tracteur … attelage trois points … charrue
réversible , moissonneuse-batteuse … barre de coupe … herse rotative …"
- Dieu , Lui , ordonne sur son établi les pièces d'un coléoptère qu'il s'apprête à
assembler : tête , pattes , antennes , ailes , élytres , ensemble thorax-abdomen .
Vissée à l'oeil du Créateur une loupe d'horloger grossissement 10X . Entre ses
doigts divins manoeuvre une pince philatélique . Loupe et pince , instruments
indispensables aux ajustages de précision : "Qu'est-ce que tu baragouines ? …
qu'est-ce que c'est que ce charabia ?" . Dieu se tourne vers le Premier Homme
et le jauge comme s'il mesurait les facultés de sa créature : "Tu te sens bien , Adam ?"
- Adam , pâle et les yeux clos : "Croskill … presse à balles … arracheuse de pommes
de terre …"
- Dieu . Entre les bouts-pelles de sa pince un élytre rouge orné de trois points et demi
noirs frémit . Coccinella Septempunctata , baptisée "bête à bon dieu" par les jardiniers
reconnaissants : "S'il te plaît , Adam , tais-toi ! … tu divagues et tu me déconcentres !"
- Adam se redresse , s'asseoit au bord du lit et hausse les épaules : "Je ne divague pas …
je réfléchis"
- Dieu , reprenant son ouvrage : "Tu réfléchis à quoi ?"
- Adam : "… à la production … au rendement … à l'optimisation …"
- Dieu . Il arrime l'élytre à l'aile : "Mots obscènes"
- Adam : "… investissement … rationalisation … numérisation …"
- Dieu : "Pouah !"
- Adam : "… déforestation … assèchement …"
- Dieu : "………………."
- Adam : "… désinsectisation …" et l'élytre sursaute entre les doigts du Seigneur .
- Dieu : "………………."
- Adam : "… dividendes …"
- Dieu , fâché : "Assez ! … Adam , ne vois-tu pas que je suis occupé !? … les choses
de la nature ..."
- Adam : "La nature ? … qu'est-ce que c'est ?"
- Dieu : "File ! … dehors ! … pour le reste : les tracteurs … les herses … tes trompettes
de l'Apocalypse , je te laisse faire !"

lundi 16 octobre 2017

KRANT 103 . LA MAISON DE L'ARMATEUR

    Qu'avons-nous à rouler nos bosses sous toutes les latitudes ?

- Krant : "Savez-vous après quoi nous courons , chef ?"

    Nous avions jeté l'ancre dans la baie de Luwuk où nous devions rencontrer le vice-roi :
Awang Ferdian For Bupati Kukar . Des matelots mettaient à l'eau une chaloupe . J'accom-
pagnais le capitaine et Monsieur Lee qui nous avait donné la veille une leçon de grammaire
pamona .

- Moi : "………….."
- Krant : "Nous courons entre la profusion et la rareté …"
- Moi : "………….."
- Krant . La chaloupe maintenant flottait contre le flanc du Kritik : "Comprenez-vous ,
chef ?"
- Moi : "Entre la profusion et la rareté , avez-vous dit capitaine … vous ai-je bien entendu ?"
- Krant . Il descendait par l'échelle de corde : "Vous m'avez parfaitement entendu" .
A mon tour , je descendais et Krant , de la chaloupe , disait : "Nous n'avons pas de noix de
muscade à Koenigsberg" . Pendant que Monsieur Lee nous rejoignait , je fixai les rames
dans les dames de nage : "Non , capitaine … je n'ai jamais vu ces noix sur aucun noyer à
Koenigsberg … sur quoi poussent-elles ?"
- Krant : "… sur des muscadiers"

    Krant et Monsieur Lee s'assirent face à moi et je me mis à souquer .

- Moi : "… capitaine … avons-nous besoin de telles noix à Koenigsberg ?"
- Krant : "Ni vous ni moi , chef … Dieu merci , il est à Koenigsberg des gens qui ne
peuvent s'en passer … pour accommoder leurs viandes et leurs soupes … ils paient très
cher ..."
- Monsieur Lee : "Hi , hi , hi …"
- Krant : "Ici , on n'a que le mal de les cueillir et les râper … il arrive même qu'elles vous
tombent sur la tête !"
- Monsieur Lee : "Hi , hi , hi …"
- Krant : "Nous courons entre la profusion et la rareté … c'est là qu'est notre gagne-pain …
et la belle maison de pierre de notre armateur …"
- Monsieur Lee : "Hi , hi , hi …"

dimanche 15 octobre 2017

DESCRIPTION D'AMBATOMANOLNA PAR UNE FEMME ENCEINTE

    Entre la rivière Betsikoba et les hautes terres du Tsaratanana , Ambatomanolna
étend ses linges immaculés comme les oriflammes d'une armée conquérante . Et
cependant , il semble à qui a séjourné un quart d'heure dans la ville que la modestie
est ici le propre de l'indigène .

    Modestie , retenue et affabilité .

    Qu'une touriste enceinte de six mois et fraîchement dédouanée monte dans un
tramway et les quarante passagers , employés de bureau ou travailleurs agricoles ,
se lèvent comme un seul homme pour lui céder leur place . Qu'un américain peine à
trouver dans le quartier commerçant l'échoppe du ferblantier où sont façonnées les
plus belles casseroles du continent et cent bénévoles s'improvisent guides .

    Dans les rues , nulle exclamation , nulle extériorisation de l'affect et , bien entendu ,
nulle querelle ; pas de musique tonitruante , pas d'acoustique amplifiée , pas d'échap-
pements libres : le marché du mardi est un murmure .

    Les façades pourtant , bien qu'uniformément crépies d'ocres foncés , exhalent la
vigueur , l'exhubérance et , pour qui sait lire , la frénésie . Luxuriants les jardins en
terrasse , abondants les potagers au point que quelque part et à quelque moment on
attend qu'un trop plein de vie crève le sol et ensevelisse la ville comme une coulée
de lave .

LA BATAILLE DE WATERLOO COMME SI VOUS Y ÉTIEZ

- L'Empereur : "Berthier !"
- Berthier : "Sire ?"
- L'Empereur marche de long en large ; enjambées stressées devant un bureau Retour
d'Egypte en acajou à décor de bronzes en applique : couronnes de laurier , palmettes ,
abeilles et nymphes dansantes : "La Bataille de Watreloo , c'est demain 18 janvier ,
Berthier … je dois parler à Soult" . Il s'asseoit sur un fauteuil de bureau sculpté de
sphinges . Sur le cuir vert du bureau doré aux petits fers , un micro-ordinateur HP
Pavilion 3.5 Ghz 512 Mo Ram DD80 Go avec écran plat 17" et imprimante couleur
laser . L'Empereur cale le clavier face à lui et saisit la souris : "Allez , Berthier , com-
ment je fais ?"
- Berthier : "Allez dans le dock , Sire … cliquez sur l'icône bleue en forme de timbre
… avec l'aigle …"
- L'Empereur clique : "Ensuite ?"
- Berthier : "Allez dans la barre d'outils … en haut à gauche"
- L'Empereur se penche vers l'écran et dirige le pointeur vers la barre d'outils .
- Berthier : "Nouveau Message … cliquez , Sire …"
- L'Empereur clique en soupirant . Son agacement est grand .
- Berthier : "A qui destinez-vous ce message , Sire ?"
- L'Empereur : "A Soult , bien entendu !"
- Berthier consulte son calepin : "Tapez , Sire : "brosseurdemanches@soult.com" …
tout attaché …"
- L'Empereur : "Sans ponctuation ?"
- Berthier : "Non , Sire"
- L'Empereur tape avec un doigt : "BROSSEURDE …"
- Berthier : "En minuscules , Sire …"
- L'Empereur . Sa respiration se fait plus rapide . Son air est sombre et ses nerfs à vif .
- L'Écran : "Outlook Aujourd'hui Boîte de Réception : Kellermann 4Ko . Grouchy
5Ko . Ney remplit la boîte mail de 70Ko de propos ineptes et prétentieux "
- L'Empereur : "Qu'est-ce que c'est !?"
- Berthier : "Cliquez sur "Nouveau" , Sire"
- L'Empereur double-clique droit par erreur .
- L'Écran : "Le niveau de sécurité est placé sur haut . Vous ne pouvez pas activer les
macros"
- L'Empereur : Qu'est-ce que c'est que ce charabia , Berthier !?"
- Berthier : "Désactivez les macros , Sire"
- L'Empereur jette la souris sur le plastron fortement décoré de Berthier . Il hurle :
"Je sens qu'on va la perdre cette bataille de Waterloo !!! . Apportez-moi une plume
d'oie et un encrier , Berthier ! … et une estafette ! … et cessez , Berthier , de me parler
de progrès !"

vendredi 13 octobre 2017

COTE 137 . 95 . LÀ !

    En patrouille avec Martial . Il ne pleut pas . Canonnade lointaine . Nous progressons
courbés , d'un trou à l'autre . Les trous , c'est pas ça qui manque dans le paysage .
Soudain :

- Martial : "Chut !"
- Moi . Je m'arrête .
- Martial . Il s'accroupit , fait d'une main un cornet acoustique et de l'autre il m'intime de
me taire .
- Moi : "……..?………."
- Martial murmure : "Tu entends ?"
- Moi . Je tends l'oreille : "Non … rien … le canon"
- Martial : "Si … écoute ! … pas loin"
- Moi . Je regarde l'index de Martial , dressé : "… oui … oui … tu as raison … c'est
incroyable ! … d'où ça vient-il ?"
- Martial : "… écoute … écoute …"
- Moi : "Oui … j'entends …"
- Martial s'est laissé glisser vers moi . Il me tient l'épaule . Il pleure . Sa voix étranglée :
"Là-bas … c'est là-bas … passe-moi tes jumelles"
- Moi . Je déboutonne ma capote . Je lui tends mes jumelles .
- Martial rampe jusqu'au bord du trou . Puis il redégringole près de moi : "Je ne vois
rien , mais ça vient de là-bas … une casemate effondrée … abandonnée dans un fouillis
de barbelés … je suis sûr que ça vient de là … vas-y , toi ! … regarde !" … et il me rend
mes jumelles .
- Moi . Je me hisse au bord du trou . Attention , en face il y a la cote 137 et ses francs-
tireurs … je mets au point sur la casemate : des pieux , des sacs de sable crevés , un em-
brouillement de barbelés et :
- Moi : "Vu !" . Je roule au fond de l'entonnoir et , donnant mes jumelles à Martial :
"Dans l'angle du chambranle , sous le linteau , à gauche"
- Martial est remonté : "Sainte Mère de Dieu ! … faut-il être dingue ! … venir d'Afrique
et faire son nid , LÀ !"

jeudi 12 octobre 2017

TROIS MOUCHES 98 . L'IMMENSE OBSCURITÉ DE LA MORT

    Il faisait chaud .
    Je m'arrêtai dans un bar pour boire un verre de vin rouge . Dans une supérette ,
j'achetai une bouteille de cognac pour étancher la soif de Berthe . Une note salée
que je payai avec ma carte bleue . Trois mouches vermeilles et merveilleuses
bourdonnaient contre mon chapeau de paille .

    Il faisait chaud .
    J'achetai à Berthe un chapeau bleu et , pour étancher ma soif , je bus une bou-
teille de cognac puis , à la paille , un verre de vin rouge . La supérette (ou le bar ?)
bourdonnait . Je payai une merveilleuse note salée avec ma carte .

    Il faisait chaud .
    Trois mouches de bar étanchaient leur soif dans le chapeau de Berthe . J'arrêtai
de boire mon verre de vin rouge et je n'achetai pas la bouteille de cognac . Mais je
me payai une merveilleuse carte vermeille . C'était super mais la note fut salée !

mercredi 11 octobre 2017

KRANT 102 . EN QUITTANT DJEPARA

    Les cales du Kritik étaient pleines de l'or de Java : teck et canne à sucre .
Nous allions appareiller sous la menace d'un orage tropical ; à deux miles
marins de la côte , Djepara ne serait plus qu'un souvenir , enfoui sous un
catafalque de pluie . Deux charognards forts en bec se disputaient la boîte
de corned-beef que notre chat Hume , occidental et repu , avait abandonné
sur le pont . Ils faisaient sonner le fer blanc sur la pierre du môle comme un
glas . Je devinais des ombres de gamins sous le porche de l'entrepôt et leurs
guenilles disaient ce qu'ils attendaient . Les deux oiseaux , lugubres et déployés
piquaient l'absurde boîte vide et leur tintamarre occupait le silence d'un port désert .

    Krant donna l'ordre . Les hélices chahutèrent les eaux sales et notre corne
retentit . Quand les premières gouttes se fragmentèrent sur la mer devenue couleur
charbon et que des décharges électriques rayèrent l'horizon de haut en bas , les
gamins traversèrent le quai et s'acharnèrent sur les deux bollards  pour dégager
nos aussières . Toms jeta par-dessus bord un demi-stuiver en bronze qui roula
sur le sol . Les gosses se précipitèrent et le plus grand l'aplatit avec son pied nu .
Puis il courut sous le déluge jusqu'au bout du môle . Il criait . Il tendait vers nous
et tenait haut sa pièce qui , malgré le déchaînement du ciel , ne brillait d'aucun feu .

mardi 10 octobre 2017

DESCRIPTION ULTRA-RAPIDE DE SANTA-MARIA

    Les gens pensent que Santa-Maria étire ses avenues en Amérique du Sud ,
en Patagonie par exemple . Or , elle n'est ni ici , ni là ; avec un entêtement
extravagant , elle n'est nulle part . Il y a mille Santa-Maria sur les cartes , mais
pas celle-ci . Cette ville que je décrirai dans la mesure du possible divague .
Les poètes , avec leur consternante absence de bon sens , la diraient "nichée"
s'ils pouvaient l'apercevoir au coeur d'un paysage . A mon sens , bien que
divagante , elle est "incluse" . Car la banlieue qui la cerne est à la fois flottante
et resserrée . Ses structures , pour l'essentiel industrielles (cependant des com-
merces et un gymnase y sont ancrés à titre provisoire et opportun) forment
un meccano plus ou moins dense . Elles sont montées et démontées au gré de
l'offre et de la demande , parfois en lointaine périphérie et , à leurs risques et
périls , jusqu'en bordure des campagnes , d'autres fois au contraire , elles
poussent leurs poutrelles et bardages métalliques près des lieux de culte ou
par-dessus les boulevards . Santa-Maria est peu habitée ; sa densité est une des
plus faible du monde . La circulation est fluide , on la traverse en cinq minutes
et quand un automobiliste étranger croit qu'il va déboucher sur une grand-place ,
il atteint déjà des zones antipodiques .

    A Santa-Maria , il est pratiquement impossible de fixer un rendez-vous , ni
d'ailleurs de fixer quoi que ce soit .

lundi 9 octobre 2017

UNE FEMME AU SOMMET

    "Excusez écriture … le froid … pas le froid … trois paires de g… (illisible : gants ?)
superposés … thermo… (illisible) … Gro-etex … (incompréhensible) … moufles armée
suisse … calepin … tenir cr… (crayon) à mine … - 40° … froid … frigorifiée …avec le
vent …………. (passage effacé) … oed……….bral (oedème cérébral ?) … mon nom ?
… Tashi ? … non , c'est ma mère … Karma oui Karma … Karma Phuntsok … me sou-
viens … du Népal … hom… (hommes) pleutres … ai quitté Camp IV Col Sud à minuit
… puis Dôme … très dur … Arête Sud … pas respiré … Sommet 15h … pas possible
+ vite … trop tard ………. (effacé) … impos (illisible) … Petit Dôme avant la nuit …
respirer … m'accr (illisible : m'accroupir ou m'accrocher ?) bas Ressaut Hill … foutue …
mourir … 12m sous Sagarmatha … adieu"

    Une expédition japonaise retrouva le corps congelé de Karma Phuntsok recroquevillé
au pied de Hillary Wall et , dans la moufle droite de l'armée suisse , un calepin aux pages
collées et un crayon à mine soigneusement glissé dans la spirale . Le 2 janvier de l'année
précédente , Karma eut une vive altercation avec le guide népalais Deckyi Lhamo qui
renonçait à l'assaut final en raison du vent . A 3 heures du matin , le 3 janvier , les sept
hommes trouvèrent la tente de Karma vide . Ils fouillèrent les alentours pendant plus
d'une heure puis décidèrent de rejoindre le Camp III par le Glacier Khumbu .

    A la lecture de son carnet , on admit que Karma Phuntsok était la première femme à
atteindre en solitaire , en hiver et sans oxygène , le toit du monde : l'Everest .

    Si des hommes ont réussi la même performance on n'a jamais retrouvé leur corps .

dimanche 8 octobre 2017

DESMOND 71 . NO SPORT

    Dimanche 13 janvier 1974 . Le Président m'a convoqué à la salle de gym de la
Maison Blanche . Le dimanche , elle est déserte : "En tenue de sport , Desmond !" .
Au moment où je m'apprête à ouvrir la porte , j'entends des clameurs et un tintamarre
de flonflons qui proviennent assurément d'une radio ou d'un téléviseur au maximum
de sa puissance . J'entre : le Président , en polo et short , baskets Converse aux pieds
(celles que Pat m'a envoyé chercher avec deux gardes du corps chez Kickk Spott
dans Wisconsin Avenue) est assis dans un rocking-chair devant la TV . Il sirote un
whisky . Maryline , en tenue de jogging , se tient debout derrière lui . Elle lui masse
les trapèzes .

- Au bout de quinze secondes dans ce raffut , le Président s'avise de ma présence :
"Ah , Desmond ! … posez votre sac … approchez !" . Il s'égosille pour surclasser le
charivari cathodique . "Asseyez-vous !", hurle-t-il en me désignant un rocking-chair
à côté de lui . "Baissez le son Maryline , on ne s'entend pas !"
- Relatif retour au calme . Moi : "Monsieur le Président ... nous ne courons pas ?"
- Lui : "Courir !? … vous plaisantez !" . Posant une main sur mon bras : "Rassurez-
vous , Desmond , du sport nous allons en faire !"
- Moi : "……….?………"
- Lui : "Maryline , ma chérie ! … un coca light pour Desmond" . Le Président pointe
le menton vers l'écran de télé : "C'est le Superbowl , aujourd'hui … les Vikings de
Minneapolis contre les Dolphins de Miami … vous le savez ?"
- Moi : "Euh … Monsieur le Président , je l'ignorais"
- Lui , incrédule : "Quoi !? … vous n'êtes pas au courant !?"
- Moi : "Le football , Monsieur le Président … euh …"
- Lui , incrédule et perplexe : "Ça ne vous intéresse pas ? … comment pouvez-
vous !? …" . A Maryline : "Notre ami Desmond ne s'intéresse pas au football …
notre sport national !"
- Moi : "Je suis navré , Monsieur le Président"
- Lui , peiné : "Je me faisais un plaisir de regarder ça avec vous …"
- Moi : "Monsieur le Président , peut-être allez-vous me convertir"
- Lui , pas convaincu : "Ouais … vous êtes un intellectuel , Desmond … combien
pesez-vous ?"
- Moi : "63 kgs , Monsieur le Président"
- Lui : "C'est bien ce que je disais" … Morose mais tentant de retrouver un fond d'en-
thousiasme : "Les Dolphins sont favoris … ils ont un safety extraordinaire : Jake Scott
… le roi de l'interception"
- Moi : "Un safety ? … qu'est-ce que c'est ?"
- Lui . Il se voile la face : "Maryline , je crois que notre ami a besoin d'une palpation des
neurones"

vendredi 6 octobre 2017

COTE 137 . 94 . LE COLONEL DE QUELQUE CHOSE

    C'était un colonel à particule - un De Quelque Chose . Il était borgne et portait sur
l'oeil perdu un bandeau noir . L'autre , l'oeil restant , clair et pâle comme il est d'usage
pour un héros , planait au-dessus de nous par-delà la boue de Craonne où nous patau-
gions ; il fixait la ligne bleue des Vosges . Le colonel nous harangua : nous devions
combattre pour la patrie et , si possible , mourir pour elle . Le capitaine l'invita à
s'asseoir sur une caisse de rations et déplia sur une table à tréteaux une carte du secteur .

- Le colonel : "Alors , capitaine … où est-elle notre position ? … et la cote 137 , où
est-elle ?"
- Martial , debout derrière le colonel , se pencha en avant et murmura : "La cote 138 ,
mon colonel"
- Le colonel , tournant son hiératique profil vers Martial : "La cote 138 ?"
- Le capitaine , pour reprendre la main , d'urgence : "Mon colonel …"
- Le colonel . Il l'arrête de l'avant-bras levé . Où nous nous aperçûmes que cet avant-bras
et la main gantée qui le terminait formaient une prothèse en bois . Le héros était borgne
et manchot . S'adressant à Martial : "Soldat … vous avez dit : la cote 138 ? …"
- Martial : "C'est que … mon colonel … la cote 137 est aujourd'hui la cote 138"
- Le colonel : "……?…….."
- Martial : "Cette carte est de l'année dernière … depuis , la cote 137 a pris un bon mètre"
- Le colonel : "Sacrebleu ! … comment cette cote a-t-elle pris un mètre en un an !?"
- Martial : "Par entassements successifs , mon colonel"
- Le colonel : "Un mouvement géologique !? … en si peu de temps !? … ces choses-là ,
mon ami , sont à l'échelle de millions d'années !"
- Martial : "C'est exact , mon colonel … mais l'homme est capable de bien des choses"
- Le colonel : "……?……."
- Martial : "Nous avons entassé ici du métal et de l'os … sur plus d'un mètre"
- Le colonel saisit la carte dans la main qui lui restait , en fit une boule avec une dextérité
stupéfiante et la jeta dans le fond de la tranchée . Il se leva , renversa la table et s'en fut
sans un mot , suivi de son aide de camp .
- Le capitaine : "Vous êtes devenu fou , Martial !?"
- Martial : "Ben quoi , mon capitaine … faut raisonner sur des bonnes cartes …"
- Le capitaine , hors de lui , se tourne vers la cote 137 : "Ce colonel a laissé son bras
dans ce mercier"
- Martial : "… et son oeil … on aura du mal à le retrouver"
- Sur ce , le capitaine éclata de rire . Un rire mauvais et communicatif qui échoua sur les
talons de ce colonel en morceaux .

jeudi 5 octobre 2017

TROIS MOUCHES 97 . ARKANGELSK ("Plumes")

    Tout d'un coup , l'eau savonnée dans laquelle elle se lavait les mains , se mua
en cristaux tranchants , en dures aiguilles , et le sang comme il sait faire s'en alla
pendant que trois mouches vermeilles et merveilleuses bourdonnaient contre son
chapeau de paille , laissant Berthe se débrouiller .

    Trois mouches se lavaient dans le sang comme elles savent faire . Berthe s'en
alla les laissant se débrouiller . Mais tout d'un coup les cristaux de savon dans
lesquels elles bourdonnaient se muèrent en dures aiguilles et elles furent tranchées .

    Dans les mains de Berthe , le savon se mue en aiguilles d'un cristal si dur qu'il
brouille l'eau de sang vermeil bourdonnant de pailles tranchantes et merveilleuses .

mercredi 4 octobre 2017

KRANT 101 . DJEPARA

- "Demain" , dit Krant , "nous serons à Djepara"
- Moi : "…………."
- Krant : "Connaissez-vous Djepara ?"
- Moi : "Non , capitaine … je n'ai jamais mis les pieds dans cette ville"
- Krant . Il mâchonnait le tuyau de sa pipe : "Cependant , quand je dis "Djepara" , vous
imaginez une sorte de ville"
- Moi : "Oui , capitaine"
- Krant : "Et comment la voyez-vous cette ville ?"
- Moi : "Euh , capitaine … c'est vague … comme un mirage … mais , capitaine , quand
vous me dites "Djepara" , une ville apparaît dans ma tête … je la vois maintenant … je
vois des palais … des jardins chargés de magnolias … et des rhododendrons géants …
tout cela … ces jardins sont si luxuriants qu'un trop-plein de parfums passe les murs et
embaume Djepara … je vois des minarets … j'entends le muezzin … les étals du marché
débordent de fruits et de légumes … on s'invective … on rit … Monsieur Lee parle un
peu la langue , m'a-t-il dit … un cornac conduit son éléphant et ses princesses au bain
turc …"
- Krant . Il tira la pipe de sa bouche : "Un bain turc à Djepara !? … votre imagination
vous emporte , chef !"
- Moi : "………….."
- Krant : "Ainsi est fait l'homme … ce qu'il attend , il l'imagine"

    Hume dormait sur le pas de la chambre à cartes , les moustaches entre les pattes .

- Krant : "Quand nous aurons accosté , Djepara ne sera jamais pour notre chat que ce
petit bout de quai où nous aurons nos amarres … si toutefois il se réveille !"
- Moi : "………….."
- Krant : "Pullau à tribord … réduisez la pression , chef …"

    Je gagnai le pont et au moment où j'étais à moitié engagé dans le trou d'homme ,
Krant m'apostropha de la passerelle : "Chef ! … il n'y a pas de palais à Djepara …
vos palais sont des maisons basses où grouille un peuple misérable … il n'y a pas de
minarets … pas de prières … mais une foule d'esclaves et un garde-chiourme hollandais .
La canne à sucre que nous allons charger , nous la volons … et le teck vient des forêts
dévastées …"

mardi 3 octobre 2017

LARS NIELSEN

    C'est mon ennemi intime .

    Je déteste Lars Nielsen . Lars Nielsen est un petit personnage , imbu de sa
petite personne . Il n'a pas quitté son Jutland natal avant l'âge de 45 ans , partageant
sa vie de célibataire entre un office d'aide-comptable et des parties de chasse à la
bécasse , le dimanche , avec ses grossiers amis .

    Un soir , après le carnage , Lars Nielsen a vendu la carabine Karg Jorgensens qu'il
tenait de son grand-père qui lui-même l'avait hérité d'un oncle . Le lendemain , il
troquait la totalité de son capital chez un armurier d'Aalborg pour une Traquer One
de chez Vernay Carron avec lunette infra-rouge et détecteur automatique de gibier .
Lars s'est mis à voyager partout avec ce flingue . Partout . Dans des pays où personne
ne met jamais les pieds .

    Je déteste Lars Nielsen . Il a tué le dernier tigre de Tasmanie .

DESCRIPTION SUCCINTE DE COLON CONHUÉ

    D'abord , on ne voit pas la ville quand on vient de Paso de Indios par la route
mais , à vrai dire , on ne peut venir que par elle . La sierra découpe ses crêtes sur
le ciel indigo si c'est le soir que vous atteigniez Colon Conhué et elle vous renverra
les feux violet des jaracandas si vous avez pris le bus 31 à l'aube . Dans l'un ou
l'autre cas , vous douterez qu'il existe une ville entre le strapontin où vous êtes assis
et , à portée de main , les pentes abruptes de la montagne jusqu'à ce que l'autobus
passe sous le tunnel du chemin de fer et que se dévoile l'unique faubourg . Colon
Conhué est bâtie au pied d'un cône de déjection aplani dans sa partie basse par les
résurgences de l'Hualjaina . L'entrée de la ville se fait par une unique avenue à moins
que vous soyez venu par le chemin muletier de l'ouest , ce qui est peu probable .
Des commerces bas , parfois à un étage , construits en béton depuis les années soi-
xante (et il s'en construit encore aujourd'hui pour une clientèle hypothétique) bordent
l'avenue Diaz de Solis sans plan manifeste ou préconçu , séparés par des terrains à
propriété indéterminée où les seules pauvres clôtures circonviennent trois poules ,
une chèvre ou une vache . Que vous arriviez le soir par le bus 54 ou à l'aube par le 31 ,
l'activité de la ville est à son point le plus bas , c'est-à-dire nul . L'avenue Diaz de Solis
débouche sans mystère ou , comme on dit chez vous : de but en blanc , sur Plazza
Principale où les caféiers érigèrent au XVIIIè siècle la statue équestre de Diaz de Solis .
C'est la hauteur des immeubles qui confère à l'endroit un semblant de solennité ; ils
sont de deux types : anciens et décatis , témoignant d'un lucre passé ou récents et non
moins décatis , attestant la décadence , mais tous ornés des coulures de la moisissure .
C'est là que vous descendrez du 31 car c'est là que les édiles ont bâti le terminus et
c'est là qu'un employé municipal arrachera votre ticket . Au même guichet , si le coeur
vous en dit , vous pourrez louer les services d'une mule et d'un muletier et poursuivre
votre voyage vers Chiloé .

dimanche 1 octobre 2017

TES SEINS NAUFRAGEURS

    Il y a , au large de Lulea , deux îles jumelles …

    En fait d'îles , Holman et Angeson sont deux bancs de sable accrochés à de perfides
hauts-fonds , si mobiles que les géographes ont renoncé à les fixer sur une carte , se bor-
nant à indiquer par des pointillés leur position supposée , à plus ou moins cinq miles de
la côte où la seule ville digne de ce nom est Lulea .

    Les habitants de Lulea ne cultivent ni ne pêchent . Il n'est venu à l'idée d'aucun d'eux
de guider le soc d'une charrue ou tisser les mailles d'un filet . Et si , aux plus grands coef-
ficients de marées , un poète ou un aventurier (il n'y a ni l'un ni l'autre à Lulea) , captivé
par l'opalescence des îles jumelles , avait posé ses paumes sur leurs courbes , dérogeant
aux tabous ancestraux , il aurait reconnu à l'examen ce qu'il savait d'intuition : que de la
fondation au mamelon de quartz rose qui les couronne , Holmon et Angeson sont faites
d'un sable si mouvant que mortel où seul aborde , parfois , à la fin de l'été , un morse
d'Oulu à bout de souffle .

    De quoi vivent donc les habitants de Lulea ? . Ils vivent à la marge du grand commerce
maritime …

    La nuit , si les énormes nuages qui pèsent d'habitude sur les forêts de sapin débordent
le rivage et voilent aux yeux de capitaines innocents la lune et le fond stellaire de la voie
lactée , hommes et enfants de Lulea s'assemblent sur les dunes qui bordent la ville et plan-
tent là lampions et lanternes pendant que les femmes entonnent des chants siréniens .

    A l'aube du lendemain , un soleil livide éclaire le désastre . Pour remercier Holmon et
Angeson , les habitants de Lulea tranchent la tête d'un nouveau-né dans la première ligne
de vagues , au milieu des barriques , cordages , madriers , malles , tables à cartes qui sont
venus ici s'échouer . Jusqu'au soir , ils procèderont à l'inventaire : quoi pour construire des
maisons , quoi pour réparer l'église , quoi pour confectionner des croix et enterrer dignement
les infortunés .

    On fera après le compte des cargaisons à recycler .