C'était un colonel à particule - un De Quelque Chose . Il était borgne et portait sur
l'oeil perdu un bandeau noir . L'autre , l'oeil restant , clair et pâle comme il est d'usage
pour un héros , planait au-dessus de nous par-delà la boue de Craonne où nous patau-
gions ; il fixait la ligne bleue des Vosges . Le colonel nous harangua : nous devions
combattre pour la patrie et , si possible , mourir pour elle . Le capitaine l'invita à
s'asseoir sur une caisse de rations et déplia sur une table à tréteaux une carte du secteur .
- Le colonel : "Alors , capitaine … où est-elle notre position ? … et la cote 137 , où
est-elle ?"
- Martial , debout derrière le colonel , se pencha en avant et murmura : "La cote 138 ,
mon colonel"
- Le colonel , tournant son hiératique profil vers Martial : "La cote 138 ?"
- Le capitaine , pour reprendre la main , d'urgence : "Mon colonel …"
- Le colonel . Il l'arrête de l'avant-bras levé . Où nous nous aperçûmes que cet avant-bras
et la main gantée qui le terminait formaient une prothèse en bois . Le héros était borgne
et manchot . S'adressant à Martial : "Soldat … vous avez dit : la cote 138 ? …"
- Martial : "C'est que … mon colonel … la cote 137 est aujourd'hui la cote 138"
- Le colonel : "……?…….."
- Martial : "Cette carte est de l'année dernière … depuis , la cote 137 a pris un bon mètre"
- Le colonel : "Sacrebleu ! … comment cette cote a-t-elle pris un mètre en un an !?"
- Martial : "Par entassements successifs , mon colonel"
- Le colonel : "Un mouvement géologique !? … en si peu de temps !? … ces choses-là ,
mon ami , sont à l'échelle de millions d'années !"
- Martial : "C'est exact , mon colonel … mais l'homme est capable de bien des choses"
- Le colonel : "……?……."
- Martial : "Nous avons entassé ici du métal et de l'os … sur plus d'un mètre"
- Le colonel saisit la carte dans la main qui lui restait , en fit une boule avec une dextérité
stupéfiante et la jeta dans le fond de la tranchée . Il se leva , renversa la table et s'en fut
sans un mot , suivi de son aide de camp .
- Le capitaine : "Vous êtes devenu fou , Martial !?"
- Martial : "Ben quoi , mon capitaine … faut raisonner sur des bonnes cartes …"
- Le capitaine , hors de lui , se tourne vers la cote 137 : "Ce colonel a laissé son bras
dans ce mercier"
- Martial : "… et son oeil … on aura du mal à le retrouver"
- Sur ce , le capitaine éclata de rire . Un rire mauvais et communicatif qui échoua sur les
talons de ce colonel en morceaux .
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